« Dominique Perben et Nicolas Sarkozy donnent leur nom à des lois ou à des projets de loi vigoureusement rejetés par la large majorité des travailleurs sociaux et de leurs organisations représentatives. Rejet d'autant plus massif que ces dispositions étendent au travail social des orientations déjà en cours dans bien d'autres domaines, de l'éducation à la culture en passant par la sécurité sociale, le code du travail, l'ensemble des acquis sociaux...
Or il faut questionner certaines au moins des raisons de la contestation actuelle car les orientations combattues triomphent d'autant plus durablement que leurs opposants interrogent peu leurs propres représentations. Moins ils les interrogent, et plus ils restent accrochés à cela même qu'en toute sincérité ils rejettent.
Relativement claires et nettes, les dispositions préconisées par les deux ministres s'inscrivent dans un processus commencé bien avant eux. De même, si “l'affaire de Chambéry” a été un détonateur, il ne s'agit pas d'un coup de tonnerre dans le ciel serein du travail social. Car cette affaire et ces dispositions mettent en avant une donnée constitutive : quelles que soient les options gouvernementales, on ne saurait imaginer l'intervention sociale en état de lévitation sociale et politique. Sous tutelle directe de structures étatiques (conseils généraux, mairies, protection judiciaire de la jeunesse, aide sociale à l'enfance...), ou dans le cadre d'associations de droit privé financées sur fonds publics et inscrites dans des politiques sociales, le travail social est et reste une composante des appareils d'Etat. Condition sine qua non d'existence, raison ultime des exercices professionnels, caution des interventions dans la vie publique et privée des populations-cible.
Mais ce rattachement de fait et de droit aux appareils d'Etat n'a rien de rédhibitoire. Il n'invalide nullement les pratiques sociales. Ni ne condamne les travailleurs sociaux à modérer leur colère sous prétexte qu'ils seraient payés à exercer du “contrôle social”, comme prétendent parfois des sociologues paresseux. Autre chose mérite attention. Un tel rattachement définit la place objective du travail social : il ne s'agit pas que les gens aillent mieux, ou moins mal, mais qu'ils aillent à peu près comme il faut, comme il convient d'aller, à quelques écarts près, eu égard à certaines modélisations du “vivre ensemble”, à des valeurs tenues pour légitimes et des idéaux de société supposés indispensables. C'est dans ce cadre de politique sociale que des aides sont fournies aux populations-cible...
Les interventions sociales ne sauraient être neutres. C'est là le prix de leur efficacité. Impossible neutralité à laquelle les populations ouvrent ou n'ouvrent pas leur porte, livrent ou non leurs confidences, leurs histoires ; à laquelle elles se fient, un peu ou beaucoup, jamais sans quelques réticences. C'est pourquoi chaque rencontre est une aventure, à résultat relativement incertain.
Il n'en reste pas moins que les orientations rejetées par la grande majorité des travailleurs sociaux s'articulent à une condition structurelle du travail social. Elles poursuivent, mènent de l'avant et développent des liaisons organiques déjà existantes entre le travail social et les appareils d'Etat. Mais elles ne les inaugurent surtout pas. Ce n'est pas une raison pour s'incliner, bien entendu ! Les lois n'étant pas toutes les mêmes, chacune interprète à sa manière cette condition structurelle, en accentue certains aspects au détriment d'autres, privilégie certaines manières de faire à d'autres... Mais dénoncer les courants néolibéraux parce qu'ils chercheraient à “instrumentaliser” le travail social suppose que, jusque-là, ce dernier se trouvait au-dessus de tout enjeu idéologique et politique, sorte de porte-parole naturel et désintéressé des besoins des usagers. Angélisme parfaitement invraisemblable. Le travail social ne prend en compte les besoins et les problèmes qu'en les réinterprétant dans sa propre logique, selon ses méthodologies d'intervention, ses catégories d'analyse, ses fonctionnements institutionnels. Le néolibéralisme aujourd'hui hégémonique ne viole pas la pureté immaculée des pratiques sociales. Pas question alors de lui opposer un état de nature virginal qui n'a jamais existé.
En revanche, est effectivement centrale l'accentuation des tendances néolibérales et conservatrices, à la fois au sein du travail social et sur lui : signalement renforcé des jeunes dits “en difficulté”, des familles et des groupes “à risque”, suivi redoublé des populations incapables de s'accommoder de l'ordre social régnant. Ni le signalement ni le suivi ne sont en cause : le travail social les exerce depuis toujours, pas toujours de main morte d'ailleurs. Il s'agit de les renforcer, de les rendre encore plus systématiques dans un large partenariat incluant le pouvoir municipal et la police. Enjeux explicitement idéologiques et politiques qui, jusque-là, restaient plutôt implicites, sous-entendus, mais nullement absents.
De là il découle que la seule indignation morale s'avère largement insuffisante. Diaboliser la collaboration avec la police et les municipalités n'innocente pas le travail social. Car on ne saurait faire indéfiniment l'impasse sur la portée politique et les effets idéologiques du travail social. Pas seulement quant aux éventuels engagements syndicaux et politiques des travailleurs sociaux, mais également dans le quotidien des pratiques, dans la succession des jours et des événements, au cours de cette chose finalement extraordinaire qu'on appelle la vie ordinaire.
Par exemple, pour que le travail social se mette en branle, il lui faut désigner, nommer, catégoriser ses destinataires. Les effets de cette désignation sont loin d'être anodins : s'en servir comporte le risque constant d'identifier les gens aux catégories sous lesquelles on les aborde, en les réduisant ainsi à leurs symptômes avérés. Il est indispensable de nommer aussi précisément que possible mais, dès qu'on nomme, les praticiens risquent de cataloguer.
Ainsi, on trouve des jeunes, des familles et des groupes déclarés “en difficulté”, “en souffrance”, “défaillants”, “fragilisés”. Qu'on garde ces appellations, qu'on les utilise avec moult réserves ou qu'on cherche à les remplacer, leur impossible neutralité est manifeste. Soit la souffrance : désignation pertinente, s'agissant de nombre d'usagers pris dans des situations objectives et subjectives souvent intenables ; désignation équivoque cependant qui risque de faire croire que les usagers se trouvent tout entiers pris dans ladite souffrance, voire qu'ils en détiennent le monopole ; ce seraient des gens “sans” : non seulement sans domicile et sans papiers, mais en outre sans jouissances, sans stratégies, sans pouvoirs. Bénéfice d'un tel regard charitable et, quoi qu'on dise, condescendant : la souffrance logeant complètement en face, les praticiens se sentent dispensés d'interroger la leur et, partant, d'identifier les effets de leur souffrance déniée sur celle ostensiblement repérée chez autrui. Et ils se condamnent à classer comme une difficulté, et nullement comme une ressource, un signe d'autonomie et de créativité le fait que les usagers se défendent, développent des stratagèmes, se défaussent des projets auxquels ils semblaient adhérer, parviennent à s'inventer des plaisirs, ne raffolent pas toujours du bien qu'on leur souhaite...
Requalifier les populations-cible du travail social, développer à leur égard des rapports visant “l'alliance” plutôt que “la prise en charge”, fait partie des tâches aujourd'hui indispensables, car les travailleurs sociaux ont rudement besoin de l'aide de ceux qu'ils doivent aider. Condition nécessaire, quoique pas suffisante, pour que la contestation ne s'effiloche pas dans des revendications étroitement corporatistes.
Conteste-t-on les orientations sécuritaires et conservatrices parce qu'elles inscrivent le travail social dans une optique idéologique et politique, ou parce que, ce faisant, elles portent atteinte à des orientations tout aussi idéologiques et politiques mais à visées démocratiques et émancipatrices ?
Est à défendre non pas “Le-Travail-Social-qui- est-aux-Cieux”, mais ce courage déployé contre vents et marées par des milliers de travailleurs sociaux pour qui la relégation n'est vraiment pas “normale”, ni l'atrocité des conditions de vie le prix à payer pour rester dans la modernité. Est en question ce que certains appellent “la déontologie” ou “les fondamentaux”, qui sont soit des essences éthérées, logées dans les limbes de la bonne conscience éthique, soit des engagements au quotidien, actualisés dans le rapport concret aux gens et aux institutions, dans l'usage que chaque travailleur social fait de la parcelle de pouvoir d'Etat qu'il détient.
Moralité : il n'est pas nécessaire d'adhérer à un syndicat ou à un parti pour se hisser au niveau du politique, ni pour défendre des options idéologiques. Quand on est travailleur social, une seule alternative est possible : se soumettre aux positions prescrites, ou faire un pas de côté afin de forger d'autres orientations, de faire du travail d'analyse une condition sine qua non des pratiques quotidiennes. Il s'agit d'assumer l'impossible neutralité du travail social. Voilà ce que nous apprennent, ou nous réapprennent, les mesures portant le nom des deux ministres. Démarche presque pédagogique. Presque : le meilleur des maîtres a encore besoin d'élèves susceptibles de déchiffrer l'enseignement qu'il leur adresse, y compris à son insu. Autant dire que la balle est dans le camp des travailleurs sociaux. »
Saül Karsz Philosophe et sociologue Association Pratiques sociales : 15 bis, avenue Carnot - 94230 Cachan -Tél. 01 46 63 06 31 E-mail :
(1) Voir ASH n° 2351 du 19-03-04.