Munis d'appareils jetables, les enfants de l'école de la Roquette d'Arles ont délaissé momentanément le cours du maître pour se prendre mutuellement en photo sous l'œil aguerri d'Olivia Moura, photographe et médiatrice interculturelle à l'association Yaka de Gitana. Tout un travail commence alors pour développer, sélectionner et commenter les portraits qui seront ensuite exposés dans l'école, accompagnés d'un petit récit. « Il s'agit d'amener des enfants tsiganes et non tsiganes à se regarder, à comprendre que, derrière les origines différentes, il y a avant tout un enfant avec une histoire », raconte Olivia Moura.
Organisé en 1999, cet atelier inaugurait le travail de médiation et d'interaction culturelle mené depuis par la nouvelle équipe en charge de l'association Yaka de Gitana. Une association créée trois ans plus tôt par Mathieu Pernot, un photographe qui avait constaté, lors d'un travail consacré aux communautés tsiganes de la ville, l'absence d'interlocuteurs associatifs ou institutionnels capables de prendre en charge les difficultés de ce public.
Dans la cité provençale, cette population est composée en majorité de Gitans catalans sédentaires habitant en caravane ou dans des HLM du nord de la ville, auxquels s'ajoutent quelques communautés semi-sédentaires et plusieurs centaines de caravanes de voyageurs en transit chaque année. Représentant près de 2 % de la population arlésienne, ces communautés vivent une situation ambivalente. « La ville aime bien reprendre la tradition gitane. Le flamenco, la renommée d'un groupe local comme les Gipsy Kings ou encore le pèlerinage des Saintes- Maries-de-la-Mer, représentent un réel attrait touristique et culturel. Mais, parallèlement, les familles tsiganes éprouvent, dans leur vie quotidienne, de grandes difficultés à s'intégrer dans la cité du fait des stéréotypes, des a priori et des peurs mutuels », souligne Pauline Astoux, animatrice-médiatrice interculturelle à Yaka de Gitana. Plus « visibles », les familles tsiganes cumulent ainsi conditions de vie précaires et exclusion sociale accrue. « C'est une des populations actuellement les plus stigmatisées. C'est envers elle que j'ai entendu les propos les plus violents et partagés par le plus grand nombre. Il me semble que c'est lié au fait que cette communauté est assimilée au voyage et renvoie la société dominante à ses propres frustrations, à une vision globalisante et erronée de gens qui “sont libres, ne travaillent pas, ne payent pas de loyer, etc.” Au bout du compte, cette population est perçue comme un élément perturbateur d'un ordre établi bâti sur la sédentarité », regrette Séverine Lhez, ancienne coordinatrice de l'association.
Composée de deux salariées, et disposant d'un budget de fonctionnement annuel de 35 000 €, l'association Yaka de Gitana (1) a accompagné en 2003 environ 65 familles, mis en place un soutien scolaire pour quatre enfants et des cours d'alphabétisation pour cinq jeunes ou adultes et accueilli une quarantaine d'enfants dans les ateliers. Pour Séverine Lhez, coordinatrice de l'association durant trois ans, le travail social auprès des populations tsiganes doit se préserver de toute tentation de généralisation. « Tsigane est un terme générique ne correspondant à aucune réalité culturelle et qui regroupe des communautés très différentes, tels les Manouches, les Roms, les Gitans ou les Yeniches. Ces distinctions recouvrent elles-mêmes des réalités très différentes. On travaille avec des personnes qui sont exclues avant d'être gitanes, roms, etc. » Tout aussi dangereux, estime Séverine Lhez, est le risque du discours de « spécialiste » : « Dans la mesure où les spécialistes et les travailleurs sociaux qui s'en occupent sont peu nombreux, ils peuvent être rapidement reconnus et se laisser prendre dans une sorte de vedettariat. Cette position peut produire un discours dominant qui rejette toutes les autres formes d'approches. »
Face à cette incompréhension, l'association s'est posée en médiatrice, développant à travers des ateliers des liens et des échanges entres Tsiganes et non- Tsiganes. Outre le travail de photo et d'écriture, l'équipe a proposé à des enfants d'origines différentes d'aller à la rencontre de l'autre en dessinant le lieu de vie (appartement, maison ou caravane) d'un copain de classe. Et elle a réuni, en 2003, des adolescents issus de l'immigration maghrébine et des jeunes Gitans autour d'un atelier photographique intitulé « Je représente mon quartier ». Réalisés avec l'appui d'une photographe de renom (l'Américaine Jane Evelyn Atwood), les portraits croisés de ces jeunes du quartier de Barriol (le plus important d'Arles) ont été exposés aux Rencontres de la photographie d'Arles.
« La politique actuelle va dans le sens d'une disparition des personnes vivant en marge et nous essayons, par nos actions, de les aider à lutter contre une certaine acculturation, de favoriser la prise de conscience d'une identité », précise Pauline Astoux. Dans cette optique, l'équipe a monté avec un collectif d'associations un atelier destiné aux enfants gitans d'une cinquantaine de familles vivant en caravane dans le quartier de Barriol et en attente de relogement. En utilisant la technique très rudimentaire de la photographie au sténopé (l'appareil est constitué d'une simple boîte avec un trou pour optique), les enfants ont pu conserver une trace de leur mode de vie en caravane, la mémoire d'un lieu qu'ils quitteront définitivement l'été prochain. Cette « trace » a été montrée aux habitants non tsiganes grâce à une exposition suivie d'une soirée musicale dans un bar réputé de la ville. Ce double objectif de préservation d'une identité et de promotion de la mixité par le biais de manifestations culturelles sera poursuivi cette année, avec la création d'un atelier réunissant Tsiganes et « gadjé » (non-Tsiganes) autour d'une même passion pour la rumba et le flamenco.
Parallèlement, Yaka de Gitana mise sur l'accompagnement social des familles dans leur vie quotidienne. L'aide au logement ou au relogement de communautés évoluant dans différents types d'habitat constitue une partie importante de son action. Les 47 familles gitanes qui devraient délaisser dès cet été leurs caravanes installées depuis plus de huit ans près d'un canal d'Arles pour emménager dans des maisonnettes situées juste en face sont suivies, depuis plusieurs mois, par Pauline Astoux. « Je prépare leur entrée dans les maisons par le biais de petites formations sur les droits et devoirs du locataire, le budget ou la consommation. En général ces personnes se débrouillent assez bien sur le plan administratif, car elles sont souvent au courant de ces formalités par des membres de la famille qui vivent dans des logements en ville. Le gros risque réside dans la consommation d'eau et d'électricité pour laquelle nous allons prévoir des outils de contrôle. » Sollicitée par l'opérateur du relogement (la SA Vaucluse Logement) pour assurer également cet accompagnement après l'installation des familles, la médiatrice devra surtout aider les nouveaux locataires à se projeter et à planifier leurs dépenses. Pour d'autres groupes de Tsiganes sédentarisés en caravane, l'association doit mettre en place une prise en charge plus globale. « On n'a rien ici, même pas l'eau. Il faut attendre 17 heures pour aller en chercher un peu plus loin », explique ce jeune Rom. Il vit avec sa famille sur une aire de stationnement proche d'un parking de la SNCF, en attendant depuis des mois l'attribution d'un terrain familial. Manque d'hygiène, logement à trouver d'urgence pour un jeune couple dont la femme va accoucher, chômage, problèmes à régler avec la justice... les médiatrices sont sur tous les fronts pour accompagner les membres de la petite communauté vers les services sociaux de droit commun.
Ce processus d'insertion passe par la scolarisation des jeunes. En 2002, quatre enfants roms ont pu être inscrits à l'école. Ils font l'objet d'un suivi régulier et d'un soutien scolaire quotidien assuré par des bénévoles du Secours populaire. « Pour la quasi-totalité des jeunes Tsiganes sédentarisés vivant en caravane, le gros problème c'est l'illettrisme, parce qu'ils arrêtent leur scolarité au CM2 », observe Mélanie Ranz, conseillère en insertion et médiatrice auprès du public tsigane à la mission locale du Delta (2).
Le poids des traditions et l'éducation très stricte donnée aux jeunes, notamment aux filles, expliquent la désertion en masse des collèges et, plus généralement, l'appréhension ressentie face à une société moderne jugée déstabilisante et dangereuse. « Ils ont peur de ce qu'ils voient à la télévision, de la violence, de la drogue ou des garçons pour leurs filles, qui doivent rester vierges jusqu'au mariage. Et même si certains parents acceptent que ces dernières soient scolarisées en primaire, dès le collège c'est terminé », analyse Pauline Astoux.
Pour Antoine Rousseau, psychologue bénévole au sein de l'association, ce frein est très sensible au sein de communautés évangéliques (appartenant au mouvement pentecôtiste), à l'exemple des familles gitanes du quartier de Barriol, où l'autorité morale est détenue par le pasteur : « Ce dernier joue un rôle positif en faisant en sorte que les jeunes se tiennent tranquilles. En contrepartie, la communauté obéit à des règles assez dures, comme l'interdiction pour les jeunes filles de se mettre en jupe, de fumer ou de sortir seules. Du coup, ces adolescents gitans n'ont pas l'occasion de faire leurs propres expériences et d'apprendre. » Avec lenteur certes, la situation évolue. « En habitant en maison, ils vont appartenir symboliquement à la ville, ce qui devrait améliorer la scolarisation des enfants. Ils commencent déjà à prendre conscience que c'est obligatoire et certaines jeunes filles expriment le désir d'aller au collège », reconnaît Pauline Astoux. Ce travail de terrain réalisé par l'association a été facilité par l'implication atypique de la mission locale du Delta qui a créé un demi-poste de médiatrice auprès du public tsigane. En outre, de 2001 à l'été 2003, elle a mis en place, avec l'équipe de Yaka de Gitana, un atelier vidéo destiné à sensibiliser à la lecture et à l'écriture de jeunes Gitans en échec scolaire.
Mais cette implication institutionnelle fait figure d'exception et le chemin est encore long pour amener les intervenants sociaux à mieux appréhender cette population. Depuis plus de deux ans, l'association et la mission locale organisent des sessions de sensibilisation à ce public à destination des travailleurs sociaux et elles avaient créé pendant deux ans un espace de référence, où les partenaires pouvaient se rencontrer autour de l'accès aux droits, l'illettrisme, la scolarisation ou l'insertion professionnelle. Une volonté de sortir des visions simplificatrices. « Aujourd'hui, la méconnaissance et cette espèce de peur que l'on sentait chez certains ont fait place à des relations de personne à personne. On a l'impression qu'ils voient des individus », conclut en souriant Mélanie Ranz.
Henri Cormier
(1) Yaka de Gitana : 20, rue des Arènes - 13200 Arles - Tél. 04 90 93 72 19.
(2) Mission locale du Delta : Espace Chiavary - 12, bd Emile-Zola - 13200 Arles - Tél. 04 90 18 43 20.