« Travailleurs sociaux en colère avant liquidation », « Sarko, tu l'auras pas, notre secret pro ! », « La vraie insécurité, c'est la précarité »... Les manifestants- éducateurs, assistants sociaux, magistrats, médecins de PMI, étudiants en travail social et formateurs - sont venus nombreux, le 17 mars à Paris, à l'appel du collectif unitaire (1), de plusieurs organisations professionnelles et de l'association « 7-8-9 vers les états généraux du social », pour protester contre une version de l'avant-projet de loi du ministère de l'Intérieur sur la prévention de la délinquance qui circule depuis plusieurs semaines. Autour de 10 000, selon les organisateurs - sans compter les mobilisations locales -, moitié moins, selon la police. Peu importe ! « La mobilisation est à la hauteur de nos attentes, nous sommes désormais en position de force face au gouvernement », se réjouit Hervé Heurtebize, représentant du Syndicat national unitaire FSU-Collectivités locales-Intérieur-Affaires sociales (CLIAS). Pour exprimer leur colère, beaucoup n'ont pas compté les kilomètres. « Il est important de porter le débat sur la place publique, alors que bon nombre de professionnels ne connaissent pas le contenu de l'avant-projet de loi ou ses ramifications, notamment dans la loi Perben II », argumente une éducatrice du Collectif de travailleurs sociaux de l'Aube, qui défilait aux côtés de ceux venus de Toulouse, du Cantal, de Marseille ou de la Creuse. Une mobilisation historique, symptomatique du malaise des travailleurs sociaux. « Je suis ravi de voir ça, car, enfin, on peut se représenter physiquement l'ensemble du secteur, qui crève aujourd'hui de méconnaissance et de mépris », s'est félicité François Roche, directeur de l'Unité de formation des travailleurs sociaux (UFTS) de Vic-le-Comte (Puy-de-Dôme) et membre du bureau du Conseil supérieur du travail social. Même satisfaction du côté de l'Association nationale des assistants de service social (ANAS) : « C'est la seule manifestation qui ne demande pas d'argent, a fait remarquer Patrick Thiriet ,chargé de mission à l'association . Nous voulons juste être reconnus et que l'on ne mette pas à mal plusieurs décennies de travail social, qui ont porté leurs fruits. »
S'appuyant sur un document de travail, les professionnels dénoncent une tentative de mettre à mal leurs principes d'intervention, en associant la prévention à la seule logique de sécurité. Une mouture provisoire de l'exposé des motifs annonce en effet la couleur. Il s'agirait notamment de faciliter « la prise en charge rapide, coordonnée et efficace des situations souvent complexes de familles et de jeunes proches de basculer dans la délinquance ». Les professionnels dénoncent une tentative de stigmatiser les populations en difficulté et d'instaurer une logique de « contrôle social », en rupture avec l'éthique et les principes du travail de prévention, d'accompagnement et d'insertion. « Les causes sociales de la délinquance étant totalement ignorées, le projet de loi propose de pénaliser l'ensemble de la vie civile, et même familiale, pour en extirper l'insécurité », analyse le Syndicat de la magistrature. C'est le maire, au niveau local, qui piloterait cette politique de prévention de la délinquance. Les professionnels qui « interviennent au profit des personnes en difficulté sociale, éducative ou matérielle » devraient partager entre eux, et avec l'élu, les informations qu'ils recueillent.
Cette disposition centrale du projet a fédéré la mobilisation de l'ensemble des travailleurs sociaux, qui craignent une remise en cause des fondements de leur intervention, fondée sur le respect du secret professionnel stricto sensu, ou, plus largement, de la confidentialité. Pure position corporatiste ? Les professionnels rejettent l'accusation : ils veulent avant tout préserver l'intérêt des usagers. « Le problème, c'est que l'on sait bien que l'action sociale n'est plus une priorité. Assumer un devoir de signalement à un élu, dans quelle intention ?, interroge Danielle Atlan, secrétaire nationale du Syndicat national unitaire des assistants sociaux de la fonction publique (SNUAS-FP) -FSU. La coordination des actions existe déjà, mais les travailleurs sociaux sont pris en otage par les logiques institutionnelles. On attend parfois un an avant que des mesures de protection de l'enfance se mettent en place. Ce qu'il faut, ce sont surtout des moyens pour assurer nos missions. »
Les médecins de PMI partagent cette réticence. Ils rappellent, dans la lignée des positions déjà rendues publiques par le Comité national de liaison des associations de prévention spécialisée (2) et l'ANAS (3), que cette notion de secret partagé « n'a aucun fondement juridique et ne peut se concevoir qu'avec l'accord de l'intéressé et ne peut que répondre à la nécessité de coordonner plusieurs compétences professionnelles en vu d'un objectif commun ». Sans oublier qu'une telle mesure pourrait anéantir la confiance instaurée entre usagers et professionnels. « Face à ce risque, les personnes pourront préférer voir leurs difficultés s'aggraver si le respect de leur vie privée n'est plus garanti », rappelle le Syndicat national des assistants sociaux de l'Education nationale (Snasen) -UNSA. La CFDT (Protection sociale emploi, Interco, Santé-sociaux) appelle également à la vigilance, précisant que la synergie ne doit pas entraîner un brouillage des rôles.
Alors que la mobilisation se sédimente, le ministre de l'Intérieur, lui, a tenté de désamorcer les craintes en recevant plusieurs associations juste avant la manifestation. D'abord l'Association nationale des assistants de service social (ANAS), le Comité national de liaison des associations de prévention spécialisée (CNLAPS), le Carrefour national des associations éducatives en milieu ouvert (Cnaemo), les CEMEA, le Conseil technique de la prévention spécialisée et la Conférence permanence des organisations professionnelles du social (CPO). Puis l'Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés sanitaires et sociaux (Uniopss) et l'Union nationale des associations de sauvegarde de l'enfance et de l'adolescence (Unasea), qui s'étaient directement adressées au Premier ministre. Les organisations ont reçu l'assurance qu'une nouvelle version de l'avant-projet de loi leur serait remise « dans un délai très court », que ce dernier résulterait d'un travail interministériel et que le dossier ferait l'objet d'une concertation. Si aucune disposition ne devrait prévoir la levée du secret professionnel, leur a affirmé Nicolas Sarkozy, il ne devrait pour autant pas y avoir de « confiscation de l'information ». En d'autres termes, le débat sur le partage de l'information devrait bien être lancé.
Autant dire que les inquiétudes sont loin d'être apaisées. Le ministre « a accepté le principe de revoir certaines dispositions sur proposition des associations présentes à ce rendez-vous, à la condition qu'elles ne remettent pas en cause la nécessité de coordination et de pilotage des actions auprès des usagers » autour du maire, précise l'ANAS. Les organisations membres de la CPO, dont le questionnement porte toujours sur la globalité du texte, rappellent qu'elles « n'avaient pas vocation à être actrices d'une concertation avec le seul ministère de l'Intérieur qui n'est pas l'un de leurs ministères de tutelle » et demandent à être entendues prioritairement par le ministère des Affaires sociales.
D'autres associations se montrent plus confiantes et s'engagent d'ores et déjà dans un processus de concertation avec le ministère de l'Intérieur. L'Uniopss et l'Unasea disent avoir « enregistré la volonté, exprimée par le ministre, de promouvoir une analyse commune des dispositifs concourant à la prévention de la délinquance, pour en améliorer et en rendre plus lisibles les résultats ». Les deux fédérations devraient remettre leurs propositions à Nicolas Sarkozy, « qui a pris l'engagement de procéder à un examen du dossier » devant leurs instances.
Sans non plus amoindrir la fermeté de ses revendications, le CNLAPS affiche le même optimisme. « Le sentiment général laissé par cette réunion est une volonté forte d'apaisement et d'appel à la concertation », estime-t-il, comptant sur des « possibilités de marge de manœuvre » pour faire évoluer le document préparatoire à l'avant-projet. Dans une lettre ouverte aux parlementaires et au gouvernement, le comité a déjà rappelé les principes fondamentaux de la prévention, qu'il regrette de ne pas retrouver dans les mesures annoncées, qui « figent les catégories de populations dans la faute commise et la sanction » et rendent secondaires, voire inexistantes, « d'une part la valeur de l'accompagnement éducatif et social, d'autre part la reconnaissance des capacités des personnes à évoluer et de leur droit à s'en sortir ».
Les professionnels comptent aussi sur la volonté de leur ministère de tutelle - pour le moins silencieux jusqu'ici - de ne pas laisser passer un projet de loi qui irait à l'encontre de leur logique professionnelle. Reçus, après la manifestation, par deux conseillers de François Fillon, les représentants du collectif unitaire ont rappelé que les professionnels « iraient jusqu'à la désobéissance civique » si un tel projet voyait le jour, indique Jean-Yves Baillon, secrétaire général de l'UFAS- CGT. « Nous devrions être destinataires de l'avant-projet, ajoute-il , mais nous n'avons pas eu l'impression que le cabinet avait la maîtrise du dossier. » Patricia Sitruk, conseillère technique du ministre, chargée de l'action sociale, précise que le travail interministériel « dans ses formes habituelles » ne commencera qu'au printemps. Ce qui signifie que les articles du texte n'ont pas encore été décortiqués un à un par les différents cabinets, même si le ministère des Affaires sociales, « garant des conditions d'exercice des travailleurs sociaux », a déjà adressé à la place Beauvau une série d'éclairages techniques et législatifs sur la prévention et le secret professionnel. Brigitte Bouquet, vice-présidente du Conseil supérieur du travail social (CSTS), devait être reçue sur le sujet, le 18 mars, au cabinet de François Fillon.
Le CSTS avait en effet, le 8 mars, adressé un avis au ministre, une position officielle qui témoigne des fortes inquiétudes du terrain. « Les dispositions de ce texte relatives à l'explication des compétences politiques et administratives en matière de délinquance, comme celles précisant la coordination des procédures, affectent directement les missions actuelles et futures des travailleurs sociaux dont la nature et les objectifs risquent de se trouver altérés », prévient le CSTS. Il souligne aussi que « toute personne en difficulté sociale, éducative ou matérielle n'est pas un délinquant potentiel et qu'aider une personne à se mettre dans une dynamique d'insertion et lui permettre d'accéder à plus d'autonomie constituent le meilleur rempart contre la délinquance ». Enjoindre les travailleurs sociaux à désigner des personnes plutôt que des problématiques sociales « remettrait en cause les fondements mêmes et l'efficacité de leur action » et si le partenariat est un élément nécessaire à la cohérence et la complémentarité des politiques locales, il ne devrait pas « induire et conduire les travailleurs sociaux à un rôle d'auxiliaire de dissuasion et de répression ». Selon François Roche, cet avis, et la rencontre qu'il a suscitée, devra être le premier acte d'une réactivation du rôle de veille de l'instance (4). « Ce que l'on peut qualifier comme la somnolence de cette instance s'explique par le manque de rôle politique qu'il a jusqu'ici joué, analyse-t-il . Nous nous sommes cantonnés dans un rôle technique. »
Devant la naissance d'un tel rapport de force, l'avant-projet de loi incriminé, déjà caduc selon Nicolas Sarkozy, devrait évoluer. Mais quelle que soit l'issue des concertations annoncées, les manifestants du 17 mars resteront en alerte. Pas question pour eux de s'arrêter à un baroud d'honneur, soulignent-ils, plusieurs mesures réglementaires ou locales qu'ils jugent alarmantes étant déjà mises en œuvre sur le terrain. Tel le décret sur l'absentéisme scolaire, qui instaure un mécanisme d'alerte pouvant aboutir à des sanctions pénales. Tel le protocole de Chambéry liant une association de prévention spécialisée à la police, même s'il n'est toujours pas appliqué devant la vive protestation des éducateurs. Mais d'autres ont vu plus discrètement le jour, soulignent les collectifs de prévention spécialisée, qui s'inquiètent également des dérives que peut entraîner, dans certains endroits, la municipalisation des équipes de prévention. Difficile également de ne pas considérer l'application des consignes données par le ministère de l'Intérieur aux 23 préfets des zones les plus « sensibles » (5) comme une préfiguration de la loi sur la prévention de la délinquance. Lors de sa rencontre avec les associations, le ministre a indiqué que l'expérimentation s'élargirait à 100 sites en 2005.
Si l'avant-projet de loi sur la prévention de la délinquance devrait connaître de nouvelles moutures avant d'être présenté, le document de travail qui circule officieusement, daté du mois de janvier, suffit à entretenir l'inquiétude des professionnels du secteur sur la philosophie du projet. Le ministère de l'Intérieur, qui souhaite mettre fin à « l'excuse sociale ou économique au comportement délinquant », affiche trois objectifs : la coordination et la continuité des actions de prévention, avec le souci de privilégier la proximité et la réactivité des autorités, le renforcement des liens entre éducation, prévention et sanction et la mise en place d'une « politique d'intégration renouvelée ». Le ministère propose de confier au maire le pilotage local de la prévention de la délinquance, en vertu de quoi il pourrait, avec les autres professionnels de la prévention, partager des informations « nécessaires aux seules fins d'éviter toute rupture ou tout ralentissement des interventions », « dans l'intérêt de la personne qui en bénéficie ». Mais la question cruciale du secret professionnel, que le ministère a promis de préserver, n'est pas la seule qui alarme les travailleurs sociaux. Ils s'interrogent aussi sur la proposition de favoriser un « décloisonnement des cultures pour les professionnels de la prévention ». Les centres de formation en travail social seraient notamment sollicités pour intégrer la notion de prévention de la délinquance à leurs programmes, en particulier en faisant intervenir des policiers ou des gendarmes... Toujours au titre de la prévention, une réflexion est annoncée sur les difficultés que les bailleurs sociaux rencontrent « dans la mise en œuvre d'actions judiciaires tendant à la résolution des baux d'habitation les liant à des auteurs de troubles de voisinage ». Le document de travail prévoit également de développer le soutien à la parentalité « par un dispositif gradué allant de la libre adhésion à la sanction ». Les caisses d'allocations familiales devraient obligatoirement soumettre le versement des allocations à la présentation d'un certificat annuel de scolarité et les chefs d'établissements devraient rendre compte des absences injustifiées au maire et aux présidents des conseils généraux. L'internat, ajoute le ministère, est « un outil de promotion sociale que pourraient notamment, mais pas seulement, utiliser les jeunes filles issues de l'immigration ». Le champ psychiatrique est aussi visé dans cet objectif de prévention de la délinquance. Le cadre de l'hospitalisation d'office serait clarifié dans un souci de maintien de la sécurité. Le maire serait informé des « sorties d'essai » des patients.
La Conférence permanente des organisations professionnelles du social (CPO) (6) entend plus que jamais jouer son rôle d'interpellation des pouvoirs publics. Un an et demi après sa constitution, elle a lancé, le 15 mars, un nouvel appel, « pour la défense d'un travail social offrant des garanties démocratiques aux populations les plus en difficulté », en direction des parlementaires et des élus. « Confrontés, depuis deux ans, à une prolifération de textes législatifs et réglementaires venant redessiner le contexte éducatif, social et judiciaire de nos actions, nous, travailleurs sociaux, appuyés dans cette démarche par les organisations professionnelles de l'action sociale et médico-sociale, souhaitons attirer l'attention des pouvoirs publics sur l'aggravation de nos conditions d'exercice professionnel auprès des populations en difficulté ainsi que sur les risques réels de mise en échec de nos missions actuelles de protection et de prévention », déclare-t-elle. L'organisation dénonce le « durcissement du traitement pénal de comportements sociaux liés, bien souvent, aux conditions mêmes d'existence des personnes concernées », mais aussi un « recul inquiétant des droits et de l'ensemble des dispositifs sociaux et médico-sociaux destinées à la lutte contre les exclusions », dont la « remise en cause de l'accès aux soins, des prérogatives des juges des enfants », la « diminution des crédits spécifiques, particulièrement en matière de logement », l' « aggravation des conditions d'entrée et de séjour pour les étrangers » et les « effets de la décentralisation sur le RMI ». La CPO regrette également l'absence de prise en considération des acteurs professionnels de l'action sociale et médico-sociale, « le déni de leur apport au traitement du délitement du lien social et la mise en cause du pacte républicain d'égalité des droits ». Elle dénonce le « désengagement de l'Etat en matière de moyens et de politique », notamment pour la formation des travailleurs sociaux et une orientation « contraire aux valeurs citoyennes du travail social, mais également contre-productive en termes de démocratie ». Elle réclame, entre autres, que « la lutte contre la pauvreté et les exclusions soit une cause nationale qui mobilise les pouvoirs publics au-delà des déclarations d'intentions »
Maryannick Le Bris
(1) CGT (services publics, santé action sociale, recherche culture, union affaires sociales, Collectif confédéral chômeurs), SNUAS-FP/FSU, SNU-CLIAS-FSU, Snepap-FSU, SNPES-PJJ-FSU, Snutefi-Insertion-FSU, Coordination des étudiants en travail social, les collectifs de prévention spécialisée, Syndicat de la magistrature, SUD (Santé-sociaux, collectivités territoriales, protection sociale), Syndicat national des médecins de PMI, Union syndicale G10 Solidaires, CNT, AC !, Ligue des droits de l'Homme.
(2) Voir ASH n°2336 du 5-12-03.
(3) Voir ASH n°2347 du 20-02-04.
(4) Voir ce numéro.
(5) Voir ASH n°2344 du 30-01-04.
(6) C/o Bernard Cavat : BP 145 - 6, rue Anne-Marie-Javouhey - 61005 Alençon - Tèl. 02 33 80 65 40