Dix ans après sa création, l'Association jeunes errants (AJE) (1) a commencé l'année 2004 sous de bons auspices puisqu'elle a appris, en janvier, que son service d'investigation et d'orientation éducative (SIOE) allait être habilité. Depuis deux ans, malgré le soutien affiché de certains hommes politiques, l'administration judiciaire résistait : l'association n'entrait pas dans les cases habituelles, car les parents de ces enfants ne résident pas sur le territoire national.
« Nous sommes devenus le premier SIOE spécialisé dans la prise en charge des mineurs étrangers isolés en France », se réjouit Dominique Lodwick, l'énergique directrice de l'association. Le service d'investigation et d'orientation éducative de l'AJE intervient auprès des jeunes mineurs isolés des départements des Bouches-du-Rhône, du Gard, du Vaucluse et de la Haute-Corse. Par ailleurs, l'association a créé un service « ressources » pour développer une coopération avec les partenaires (institutions, professionnels) établis en France, mais aussi dans les pays d'origine.
Grâce aux financements liés à l'habilitation, l'AJE devrait pouvoir pérenniser son action et quasiment doubler ses effectifs. En effet, l'association boucle chaque année son budget avec difficulté. Et fonctionne avec une équipe socio- éducative réduite : quatre éducateurs spécialisés, un assistant social, une psychologue clinicienne à mi-temps, un animateur et un psychiatre à temps partiel, auxquels il faut ajouter quelques bénévoles aux compétences bien aiguisées. Des moyens limités pour gérer environ 250 dossiers chaque année, qui cachent autant d'histoires de vie complexes et souvent tragiques. Ils n'ont pourtant pas empêché l'association de faire en sorte que ces mineurs étrangers soient considérés comme des enfants en danger relevant des dispositifs de protection de l'enfance, le juge des enfants devant dans ce cas mettre tout en œuvre pour rechercher le détenteur de l'autorité parentale. Pour cela, l'Association jeunes errants n'a pas hésité à bousculer les protocoles. Par exemple, en nouant des liens avec les pays d'origine des enfants hors des cadres étatiques officiels (voir encadré, ). C'est que, au-delà des « dispositifs », Dominique Lodwick s'intéresse avant tout aux « personnes » : « Nous ne sommes pas, et nous ne voulons pas être, une grosse institution », dit-elle.
Soutenue par la préfecture et le Fonds d'action et de soutien pour l'intégration et la lutte contre les discriminations, l'AJE est née d'un constat : la présence d'enfants étrangers errants dans les rues de Marseille qui, régulièrement amenés auprès du tribunal pour enfants à la suite de délits, fuient les foyers dans lesquels ils sont placés, décourageant ainsi les travailleurs sociaux qui les suivent. Regroupant des militants associatifs et des droits de l'enfant, l'association - fondée en 1994 par Jean-Pierre Deschamps, alors président du tribunal pour enfants de Marseille - se contente d'abord d'assurer une permanence, dans un local du centre ville phocéen, pour faciliter l'orientation et le placement des jeunes. Un an plus tard, elle crée une équipe d'éducateurs de rue. Financée par le conseil général et la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) en tant que « tiers digne de confiance », elle est chargée de repérer et d'accompagner les jeunes tout en menant un travail de mobilisation des institutions sur la problématique de l'errance.
La responsabilité est importante et les moyens dérisoires, mais l'association affine sa démarche éducative et son analyse. Les études réalisées par les éducateurs spécialisés auprès des familles au Maghreb, dans l'Europe de l'Est ou en Asie, révèlent que, dans la majorité des cas, ces mineurs étrangers quittent leur famille pour des motifs identiques aux jeunes fugueurs français : des maltraitances ou des histoires familiales complexes. « C'est ce manque originel qui explique que, là où il pourrait y avoir de l'immigration et de l'insertion, il y a de l'errance », explique Dominique Lodwick. Retracer l'identité de ces jeunes, c'est renouer avec leur dignité afin de leur permettre d'envisager l'avenir de façon constructive. « Contrairement aux éducateurs des foyers qui gèrent le quotidien du jeune, nous en avons une vision globale : nous faisons le lien entre son passé, son présent et son futur », constate Bella Badni, éducateur.
« Personne ne travaille ici par hasard, précise Dominique Lodwick. Nous sommes tous sensibilisés à l'interculturel, capables de déconstruire nos métiers et de comprendre notre environnement institutionnel et politique. » A l'image d'Athman Amrani, titulaire d'un DEA en environnement maritime et de Malik Koudil, océanographe de formation. Algériens d'origine et formés sur le terrain au métier d'éducateur, ils partent dans quelques jours travailler avec des services sociaux et des organisations non gouvernementales au Maroc. « Les investigations sont parfois à l'origine de sérieux chocs psychologiques, commente Athman Amrani. Non seulement la famille n'a parfois pas eu de nouvelles depuis plusieurs années, mais l'enfant découvre des éléments nouveaux qui vont enrichir sa personnalité. » Après cette (ré) appropriation identitaire, qui met fin à la fuite en avant perpétuelle de l'errance, les éducateurs aident les parents à restaurer leur autorité parentale. Ensuite, seulement, se pose la question du retour au pays. « C'est un retour avant tout affectif, un rétablissement du lien, qui ne débouche sur un retour physique que lorsque la famille et l'enfant sont d'accord », précise Malik Koudil.
Karim (2) n'en est pas là. Aîné d'une famille modeste de la banlieue de Casablanca, le jeune Marocain est arrivé à Marseille deux ans plus tôt, fuyant une situation familiale difficile. A l'issue de l'investigation sociale effectuée par l'AJE, il a été convenu que Karim, alors âgé de 18 ans, bénéficierait d'un contrat jeune majeur jusqu'à ses 21 ans. Placé en foyer et scolarisé en BEP, il semble motivé, souhaite même devenir avocat. Mais ses résultats scolaires chutent brutalement. Pourquoi ? Il faut toute la confiance construite au fil des mois par l'AJE pour que Karim avoue sa consommation quotidienne de cannabis. « S'il a choisi de parler de cette situation de dépendance ici, où justement on travaille sur l'identité, ce n'est pas anodin », constate Dominique Lodwick qui veille à garantir la cohérence de l'intervention en lien avec les éducateurs des établissements.
Depuis la fin des années 90, les mineurs marocains, victimes de l'exode rural, ont supplanté les jeunes Algériens dans les rues de Marseille. Il n'empêche, « aujourd'hui, un mineur maghrébin en errance pendant des semaines devient exceptionnel, explique la directrice de l'association. Car paradoxalement, dans cette ville, un jeune étranger isolé a désormais un “statut”. Dès qu'il est repéré, nous l'accompagnons dans un parcours classique - visite au juge des enfants, mesure de placement, etc. - qui coupe court aux tentatives des filières clandestines et des réseaux de petite criminalité. Nous avons donc aussi un rôle de prévention des troubles à l'ordre public. De plus, en cas de soupçons d'exploitation ou de traite, nous saisissons immédiatement le parquet. »
Pourtant, depuis quelques années, la problématique de l'errance a pris une forme nouvelle avec l'arrivée de mineurs chinois par des filières bien rodées qui les amènent « jusqu'aux portes des foyers ». Et surtout de familles, tziganes pour la plupart, victimes de persécutions en Roumanie et en Bosnie. Fidèle à ses convictions- « nous n'avons pas vocation à sélectionner notre public », rappelle Dominique Lodwick -, l'association s'est adaptée, notamment en renouant avec le travail de rue de ses débuts, pour aller à la rencontre des jeunes mineurs d'Europe de l'Est, habitués à mendier dans les rues par désœuvrement.
Ce matin-là, Isabelle Gallet, éducatrice de rue de l'association, rend visite à deux familles bosniaques logées à l'hôtel après quatre mois de campement de fortune à la Porte d'Aix. Rencontrées par l'intermédiaire de leurs enfants- une vingtaine, âgés de 1 à 18 ans -, ces familles, victimes du manque de place en centre d'accueil pour demandeurs d'asile et du refus du conseil général de recourir à l'hébergement hôtelier, vivent en marge de la société française malgré leur statut de réfugié politique pour l'une et de demandeur d'asile pour l'autre.
Dans sa chambre surchauffée, Fadila, fatiguée et amaigrie par ses grossesses successives, a les yeux tristes d'une vie sans espoir. Armée de sacs de linge sale, elle est invitée à se rendre à « La p'tite école », un local récemment ouvert par l'AJE en centre ville pour accueillir les enfants déscolarisés autour d'ateliers- multimédia, expressions artistiques, théâtre, soutien scolaire et santé. Aujourd'hui, c'est la « journée des mamans ». Autour d'un café et de petits pains au lait, il s'agit de faire le point sur les perspectives d'hébergement, les besoins vestimentaires et l'état de santé de chacun. « Bien sûr, ce n'est pas parce que nous prenons en charge deux familles que tout est réglé, dit Dominique Lodwick. Mais nous essayons d'avancer malgré tout. Même s'il n'y a pas, pour l'instant, de logement social pour ces familles, je suis convaincue qu'il est possible de trouver une solution qui soit à la fois adaptée et globale. »
L'Association jeunes errants (AJE) repère chaque année environ 200 mineurs isolés non accompagnés, une centaine de mineurs introduits sur le territoire hors regroupement familial et une centaine d'enfants déplacés dont les parents sont demandeurs d'asile ou en grande précarité. L'association intervient auprès de jeunes issus de 16 pays différents (Algérie, Maroc, Chine, Turquie, Russie, Irak, Roumanie, etc.), âgés de 6 à 17 ans. Outre les « enfants mendiants » qui ont suivi leurs parents fuyant des persécutions ou de mauvaises conditions de vie dans leur pays, l'AJE distingue trois types d'enfants : les « mineurs rejoignants » qui arrivent en France pour retrouver un membre de leur famille qu'ils quittent une fois sur place ; les « mineurs mandatés », souvent originaires d'Afrique ou d'Asie, confiés à des passeurs par leurs parents qui espèrent pour eux une vie meilleure en Europe ; les « enfants fugueurs » qui abandonnent leur foyer en raison de problèmes familiaux.
Initié par Jeunes errants, le Réseau euroméditerranéen pour la protection des mineurs isolés (REMI) est né, en novembre 2002, de la volonté des collectivités de plusieurs pays méditerranéens de travailler ensemble sur la question des mineurs isolés et errants dans le respect des dispositions de la convention internationale des droits de l'enfant (3) . Les signataires de la charte- les régions PACA, Toscane, Campanie, Andalousie et Vénétie, la Généralité de Catalogne, la région Tanger Tétouan, les conseils généraux des Bouches-du-Rhône, du Vaucluse et de Haute-Corse, le Conseil de Paris, la Province de Lucca, les villes de Rome, Marseille et Lyon - s'engagent à « sensibliser les Etats concernés au phénomène de l'errance », à « apporter une aide au traitement des situations individuelles des mineurs en question », à « assurer la liaison entre les équipes éducatives » des différents pays, et à « organiser des sessions de formation internationales » pour les « travailleurs sociaux des secteurs public et associatif, magistrats du siège et du parquet, policiers et fonctionnaires ». En juin 2003, s'est ainsi tenu à Tanger un séminaire sur la question (4) qui a réuni de nombreux acteurs marocains, dont le secrétariat d'Etat à la famille, très favorables à l'idée d'une coopération avec les collectivités des pays d'accueil de leurs enfants. « Nous voulons faire régulièrement le point sur des dossiers précis pour développer ensemble des stratégies et des outils concrets, explique Dominique Lodwick. Il me semble que c'est au moins aussi pertinent que d'organiser des charters ! »
Face à l'urgence des situations rencontrées, la forme associative de Jeunes errants permet une certaine audace. Il en faudra pour faire face aux prochaines vagues d'immigration des familles d'Europe de l'Est que Dominique Lodwick prévoit déjà : « Nous n'en sommes qu'au début ! », affirme-t-elle.
Caroline Dinet
(1) Association jeunes errants : 78, traverse des Baudillons - 13013 Marseille - Tél. 04 91 70 16 55 - E-mail :
(2) Le prénom a été changé.
(3) Voir ASH n° 2287 du 29-11-02.
(4) Les prochains séminaires auront lieu à Lucca (Italie) les 30 et 31 mars, à Tanger (Maroc) les 18 et 19 juin et à Alger en octobre.