« Plusieurs établissements publics ont décidé d'externaliser leur service social du travail. C'est le cas, par exemple, de France Télécom et des établissements publics de la recherche (Centre national de la recherche scientifique, Institut national de la santé et de la recherche médicale, Institut national de la recherche agronomique).
Le service social en inter-entreprises existe depuis longtemps. Historiquement, les grandes industries françaises et les chambres patronales ont créé des services sociaux sous forme associative pour assurer le suivi social des salariés et de leurs familles. Mais la plupart des services publics ont toujours eu leurs propres services sociaux, orientés plutôt vers la polyvalence de catégorie que vers les conditions de travail (1). Ces services ont en commun une implication forte dans la culture de l'entreprise publique. Ils tirent leur légitimité de cette connaissance et des méthodes d'intervention sociale élaborées au cours du temps. Les travailleurs sociaux de ces services ont développé des compétences de pluridisciplinarité, d'observation sociale, de synthèse et d'analyse, précieuses pour la compréhension de la souffrance au travail. Peu de professionnels, à l'intérieur de l'entreprise, ont aujourd'hui cette connaissance fine du terrain et de la dégradation des conditions de travail, de ses effets sur la vie au travail et sur la santé des salariés.
Externaliser les services sociaux du travail (ou du personnel), c'est mettre en œuvre une dilution des plaintes de souffrance au travail. Ce n'est pas que les assistants sociaux des services inter- entreprises soient de moins bons professionnels, mais ils sont coupés de la réalité de l'organisation du travail. Ils ne perçoivent que la “surface” de la plainte. Ils ont rarement accès aux éléments qui permettent d'analyser les mécanismes qui produisent cette souffrance. Ils ne peuvent que traiter les situations individuelles, sans impact sur les collectifs. Leurs interventions sous forme de vacations (souvent peu nombreuses) et dans diverses entreprises en font des “généralistes”, leur donnant peu de possibilités de s'investir dans une démarche d'observation sociale. Or celle-ci est un atout pour un service social du travail et lui permet d'alerter sur des indicateurs précis et sur les conséquences des changements (quelle qu'en soit l'origine : production, politique, management, etc.).
Externaliser, c'est-à-dire sous-traiter l'action sociale, c'est aussi renvoyer vers le marché ce qui jusqu'à présent était considéré comme un “bien public”, relevant des fonctions régaliennes de l'Etat, pris en charge par la solidarité nationale et ne pouvant en aucune manière être producteur de plus-value marchande. Aujourd'hui, on assiste à la création d'un marché du travail social, qui devient une marchandise comme une autre et dont les “vendeurs” sont des assistants de service social, organisés en SARL (société à responsabilité limitée), EURL (entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée), association ou exerçant en libéral (2). Même mis sur le marché, le service social est encore protégé par l'éthique de ses professionnels, mais pour combien de temps ?
Les exigences du post-fordisme placent la subjectivité au cœur de la mobilisation des travailleurs. L'individualisation devient le maître mot. On casse les solidarités, les appartenances collectives. L'individu est considéré comme capable de négocier directement avec sa hiérarchie. C'est le modèle du cadre qui est proposé à chaque salarié. On assiste au gonflement des services de formation et de communication, on voit arriver le conseil en orientation professionnelle, la démarche qualité, etc. En même temps, il règne le plus grand flou sur les postes de travail eux-mêmes et les salariés obtiennent difficilement des informations concrètes.
Le sujet “post-moderne” qui est en train d'apparaître est par essence plus précaire, soumis à une multitude d'incertitudes, ouvert à la circulation d'innombrables informations. Les modes d'accompagnement et d'aide classiquement mis en œuvre par les assistants de service social sont inopérants face aux nouvelles formes de plaintes qu'il formule et qui traduisent des difficultés d'adaptation à son environnement. Nous observons davantage de passages à l'acte, de violences à l'encontre des outils de travail, des collègues ou de la hiérarchie.
Le service social du travail est peu réactif aux transformations en cours qui affectent à la fois les compétences que nécessitent la modernisation de l'entreprise et la culture des entreprises. Les centres de formation en travail social considèrent cette spécialisation du service social comme inintéressante et seront encore moins acteurs dans l'évidente évolution du contenu des compétences de ces professionnels.
Alors, l'heure de la résistance, sous toutes ses formes, a bel et bien sonné et nous ne serons jamais trop pour affirmer, réaffirmer, la prédominance de l'humain sur la marchandise. »
Dominique Paturel Responsable coordonnatrice du service social de l'INRA : 147, rue de l'Université 75338 Paris cedex 07 E-mail :
(1) A l'exception notable de celui de la Poste.
(2) Voir ASH Magazine n° 1 - Janvier-février 2004.