Témoins à la procédure concernant l'auteur qu'ils ont désigné, les enfants ou adolescents victimes d'abus sexuels sont exposés à un parcours éprouvant. La loi du 17 juin 1998 relative à la prévention et la répression des infractions sexuelles, ainsi qu'à la protection des mineurs, en a pris acte (1). Elle leur reconnaît, lors des auditions ou confrontations réalisées au cours de l'enquête, le droit d'être assisté par un tiers : membre de leur famille, spécialiste de l'enfance (psychologue ou médecin), administrateur ad hoc ou bien personne mandatée par le juge des enfants.
Confortées, par ce texte, dans une réflexion- voire une action - qu'elles avaient déjà engagée avant sa promulgation, des équipes éducatives de la protection de l'enfance ont conçu les modalités d'une prise en charge plus soutenue que ce qui est préconisé. Destinée aux mineurs victimes de violences sexuelles perpétrées par un de leurs proches parents, elle consiste à les accompagner au cours de tous les actes de la procédure - et pas uniquement des auditions ou confrontations. Au-delà de ces interventions ponctuelles et tout au long d'un périple judiciaire qui peut durer des mois, voire des années, il s'agit de réduire les effets dévastateurs de l'abus et les risques de victimisation secondaire liés à la procédure pénale, et d'amorcer avec les jeunes victimes un travail de restauration de leur personne et de leur place dans la famille.
« L'espace qui peut être occupé par l'accompagnement est, à certains égards, celui qui, pour de multiples raisons, est laissé vacant- momentanément, structurellement... - par le reste de la famille », explique Brigitte Abgrall, chef du service d'action éducative en milieu ouvert (AEMO) de la Sauvegarde de Saône-et-Loire (2). « Cette absence de soutien qui peut être cruciale pour l'avenir de la victime légitime notre intervention. » Alors que l'enfant est souvent désigné comme le responsable de l'éloignement du parent qu'il accuse et de la perte de ressources de la famille, il s'agit de lui permettre de comprendre les différentes étapes de la procédure pour qu'elles soient moins angoissantes. Un soutien qui devrait, si possible, commencer dès les révélations. En effet, souligne Brigitte Abgrall, l'expérience de l'impuissance éprouvée dans la relation abusive est susceptible, dans certains cas, de se trouver ravivée lorsque la victime, par la divulgation, sort de la soumission : n'étant pas en mesure de contrôler les décisions prises « pour son bien », elle peut, là encore, se sentir dépossédée et écrasée. Allié inconditionnel de l'enfant face à une famille défaillante (une mère sourde et aveugle, trop partagée pour protéger, reconnaître et supporter une fratrie qui rejette et attaque...), l'éducateur doit épauler la jeune victime sans s'arc-bouter contre ses proches. « Ce serait courir le risque de ne pas lui permettre d'exprimer ses loyautés et le désespoir d'avoir été trahi, c'est-à-dire ne pas soutenir l'intégralité de sa personne en laissant hors du champ de notre intervention la partie d'elle-même si fortement liée à ceux qui la font souffrir », précise la responsable de la Sauvegarde 71.
Pour que cette prise en charge puisse démarrer le plus rapidement possible et se développer aussi longtemps que nécessaire en bonne intelligence avec les différents intervenants de la procédure judiciaire, des « protocoles d'accord » ou des « conventions de coordination » en faveur des mineurs victimes de violences sexuelles intra-familiales ont été conclus, dans certains départements, entre les différents acteurs concernés (juridictions, conseils généraux, hôpitaux, experts, barreaux, associations). Leurs promoteurs se sont souvent inspirés de l'expérience pionnière menée par l'Association girondine d'éducation spécialisée et de prévention sociale (AGEP), signataire, en 1993, de la première « convention d'accompagnement et de coordination judiciaire » (voir encadré, ).
En Saône-et-Loire, la Sauvegarde a élaboré un projet similaire. Inscrit au schéma départemental de protection de l'enfance, il devrait entrer en vigueur en 2005. D'autres départements ont, d'ores et déjà, mis en œuvre ce type de partenariat inter-institutionnel. Cependant, le passage de la réflexion à l'action ne va pas forcément de soi, comme en témoignent les problèmes rencontrés dans la Loire-Atlantique ou dans l'Aube.
Dans la Loire-Atlantique, le dispositif départemental a fait l'objet d'une convention en février 2002. Il présente l'originalité d'avoir été conclu par le conseil général et les deux tribunaux de grande instance avec quatre associations :l'Association d'action éducative, l'Association départementale de sauvegarde de l'enfance et de l'adolescence (ADSEA), le service social de protection de l'enfance et la Société de protection de l'enfance. Celles-ci s'engagent à proposer conjointement un accompagnement des mineurs victimes de violences sexuelles dans le cadre familial à partir de missions d'AEMO spécifique ordonnée par les juges des enfants jusqu'à la fin de la procédure pénale. Concrètement, ces mesures sont confiées par les magistrats à un service pilote, composé des responsables des quatre associations. C'est lui qui répartit les prises en charge entre les travailleurs sociaux désignés par leur direction (des volontaires exclusivement, bénéficiant d'un soutien particulier, notamment en termes d'analyse des pratiques), à qui il n'est confié qu'un nombre limité de suivis. Au plan financier, le coût de cet accompagnement- assuré en totalité par le conseil général - a été estimé comme l'équivalent, en termes de disponibilité, de la prise en charge de deux mineurs en AEMO classique. Sur cette base, le département verse aux associations une enveloppe annuelle qui correspond à la réalisation de 40 mesures (30 pour la juridiction nantaise, 10 pour celle de Saint- Nazaire).
Durant les 20 premiers mois de fonctionnement (du 1er avril 2002 au 31 décembre 2003), 55 AEMO spécifiques ont été ordonnées - elles concernent des filles dans les trois quarts des cas. Pour les jeunes qui en ont bénéficié, le bilan semble positif. Ils se sentent sécurisés par la présence de l'accompagnant qui, sans être intrusif, leur propose un espace de parole. « L'accompagnement n'est plus uniquement matériel, mais devient un moyen de mettre des mots sur les peurs, les cauchemars, les ambivalences, les traumatismes », estime Jean-Claude Payrault, chef du service éducatif de l'ADSEA.
Cependant la mise en œuvre de la convention se heurte à plusieurs difficultés. Certaines sont liées à la méconnaissance du dispositif par les partenaires extérieurs (Education nationale, aide sociale à l'enfance, centres hospitaliers universitaires, travailleurs sociaux d'autres services). D'autres résultent de dysfonctionnements internes. Ainsi certains magistrats tendent à recourir à l'AEMO spécifique pour des abus commis hors du cadre familial. Les associations, dotées d'un financement spécial pour ces missions particulières, doivent donc veiller à ce que le « ciblage » des enfants soit respecté. Autre difficulté : les accompagnants peuvent se retrouver en position délicate pour justifier leur présence auprès des services de police ou de gendarmerie quand le parquet ne les a pas informés de la mise en œuvre du protocole. Il leur est également difficile d'aider l'enfant à se repérer dans la procédure lorsque eux- mêmes ne sont pas tenus au courant de son avancée. Enfin, les nombreux changements de magistrats exigent d'expliquer sans relâche aux nouveaux arrivants la teneur et l'intérêt de la convention pour qu'ils la mettent en œuvre.
En dépit de textes qui lient entre elles des institutions et non des individus, l'engagement des personnes est, en effet, capital pour faire vivre le partenariat. Telle est une des leçons que la Sauvegarde de l'Aube tire de son expérience. En un temps record - trois ans -, tous les acteurs du département s'étaient mis d'accord pour intervenir au mieux en faveur des mineurs victimes et ils avaient signé, dès juin 2000, un protocole. Trois ans et demi plus tard, la quasi-totalité des signataires ont quitté l'Aube ou cessé leur fonction. « Avec leur départ, le protocole a été oublié... », commente Christine Cornet, chef du service d'AEMO de la Sauvegarde. De fait, sur la trentaine de jeunes par an qui devaient être concernés par l'AEMO spécifique, seuls cinq enfants en bénéficient. Si le problème ne tient pas seulement à un mauvais passage de témoin, il y est cependant en grande partie lié. D'où la nécessité, pour Gilbert Toussaint, directeur de l'association, d'un garant pour que l'application du dispositif s'impose à tous les partenaires.
A Bordeaux aussi, l'époque est révolue où la coordination judiciaire portée par ses promoteurs fonctionnait sans heurts. Là comme ailleurs, il faut constamment vivifier le partenariat. D'autant que ses objectifs sont plus que jamais d'actualité, estime le directeur général de l'AGEP. Il craint, en effet, qu'aujourd'hui la logique de défense des intérêts de la victime - incombant, le cas échéant, à l'administrateur ad hoc - prenne le pas sur la logique de protection de l'enfance, justifiant un accompagnement éducatif spécialisé. « Le risque n'est-il pas grand, s'inquiète Jacques Argelès, que la recherche de réparation du préjudice subi fasse passer au second plan le nécessaire travail de restauration de l'enfant et de recomposition de ses images parentales ? »
Caroline Helfter
Les signataires de la convention girondine - dont la première mouture a vu le jour en 1993 (3) et la dernière en décembre 2003 - s'engagent à éviter la multiplication des actes (auditions, expertises, confrontations...) et à ne pas laisser l'enfant les affronter seul. Dès le signalement au parquet d'un cas de maltraitance sexuelle intra-familiale, le procureur avise les différents intervenants participant à l'enquête et saisit le juge des enfants par voie de requête en assistance éducative - sauf si le mineur bénéficie déjà d'un suivi. « Nous adressons alors immédiatement un fax au service de l'Association girondine d'éducation spécialisée et de prévention sociale [AGEP] , aux fins de mise en place d'une mesure d'accompagnement en application de la convention », explique Dominique Marguery, juge des enfants, vice-présidente du tribunal de grande instance de Bordeaux. Il s'agit d'une action éducative en milieu ouvert (AEMO) provisoire, qui fera l'objet d'un premier réexamen au bout de six mois. Quand elle se poursuit- un à deux ans, en moyenne, pour les dossiers qui aboutissent à un procès, moins longtemps si l'affaire est classée -, la mesure est périodiquement réévaluée « pour savoir si on continue un accompagnement stricto sensu , ou si on bascule dans une AEMO plus classique », précise la magistrate. Symétriquement, un juge des enfants qui aurait d'abord été saisi en matière d'assistance éducative traditionnelle peut décider de passer à une intervention du type « convention de Bordeaux ». « Cela a souvent été le cas ces dernières années », souligne Bernard Argelès, directeur général de l'AGEP. A la différence des parquets, susceptibles de ne voir que l'aspect pénal de l'accompagnement, « les juges des enfants savent que celui-ci ne s'exerce pas uniquement au cours des actes de la procédure, mais également en dehors d'eux, tout au long de son déroulement. Aussi peuvent-ils estimer nécessaire que nous mettions en route, avec l'enfant, ce lourd travail éducatif de restauration de l'estime de soi. » A ce jour, 225 mineurs ont été aidés par une AEMO « forte », bénéficiant d'un financement spécial du conseil général et d'une subvention de la direction départementale de la protection judiciaire de la jeunesse. Les moyens dégagés permettent d'effectuer, simultanément, un maximum de 30 prises en charge à Bordeaux et de dix à Libourne.
(1) Voir ASH n° 2081 du 21-08-98.
(2) Lors de journées d'échanges sur l'accompagnement éducatif spécialisé de l'enfant victime de violences intra-familiales, organisées à Bordeaux, les 22 et 23 janvier 2004, par l'Association girondine d'éducation spécialisée et de prévention sociale. AGEP : 60, rue de Pessac - 33000 Bordeaux - Tél. 05 57 81 41 48.
(3) Voir ASH n° 2042 du 24-10-97.