La lumière s'éteint, le silence se fait dans la salle. Une image vidéo apparaît sur un téléviseur surplombant la scène : un jeune homme raconte sa première expérience amoureuse où se mêlent étonnement, attirance et peurs. D'autres petits films vidéo vont se succéder, revisitant à chaque fois des souvenirs personnels :tel ce match de basket s'achevant en déroute pour une équipe de copines de banlieue ignorant ses règles, ou les péripéties insolites d'un homme se rendant à Bamako en train. Chaque histoire est immédiatement interprétée sur scène par des comédiens qui jettent quelques regards complices vers la salle.
Si les gestes manquent parfois d'assurance, l'énergie et le bonheur de jouer ont manifestement conquis le public venu à la représentation (1). La plupart des sept comédiens qui saluent sous les applaudissements viennent de monter sur les planches pour la première fois. Allocataires du revenu minimum d'insertion (RMI), ils ont travaillé, pendant une vingtaine de jours, ce spectacle dans le cadre d'un parcours de mise à niveau et de préparation d'un projet professionnel.
Depuis le milieu des années 90, le Centre de formation aux arts graphiques et au multimédia (CNA-CEFAG) (2), organisme de formation œuvrant à l'insertion et à la qualification de publics jeunes et adultes, s'est tourné vers le metteur en scène Gérard Gallego et son équipe du Théâtre de l'Imprévu (3). « Cette collaboration est née de l'observation des comportements des jeunes de notre centre de formation d'apprentis. Nous nous sommes rendu compte qu'ils possédaient des connaissances techniques, mais pas le savoir-être indispensable pour évoluer au sein d'une entreprise », se souvient Anne Massé, coordinatrice actions au CNA- CEFAG. Aussi, lorsqu'en 1995, l'organisme de formation décide d'organiser des parcours d'insertion de 600 heures à destination de jeunes de moins de 26 ans de bas niveau de qualification (V bis à VI bis), il fait appel au metteur en scène « pour travailler l'insertion sociale, essayer de développer le respect des autres et la conscience du rôle de citoyen », explique Anne Massé. Cette action, appelée « atelier d'expression » - pour ne pas effrayer un public méfiant à l'égard de la culture et du théâtre -, sera étendue par la suite aux titulaires du RMI de la Seine-Saint- Denis dans le cadre d'une formation de 450 heures.
Le choix de Gérard Gallego ne doit rien au hasard. Ce comédien, metteur en scène et formateur, qui a passé son enfance dans une banlieue de l'est parisien, a mis très tôt son expérience au service de publics bien éloignés de la pratique théâtrale. Espaces de socialisation, maisons d'arrêt, centres d'apprentissage... pour lui, la culture doit savoir sortir des rails pour aider les plus défavorisés à s'intégrer. « Quand on n'a pas accès à la culture, on n'a pas accès à la parole, à la réflexion, et par là même à la visualisation du monde. » Une fonction d'autant plus essentielle que les publics en insertion, en particulier les allocataires du RMI, se sont progressivement repliés sur eux-mêmes et entretiennent souvent des relations conflictuelles avec l'extérieur. « Quand on est au RMI depuis aussi longtemps, on prend vite de mauvaises habitudes et on se renferme. On a un sentiment d'infériorité parce qu'on n'a pas les moyens de s'acheter ce qu'on veut comme tout le monde et on ne peut plus sortir », explique ainsi Loïc. Qui a derrière lui un parcours chaotique et n'a pas travaillé depuis dix ans.
Rien d'étonnant donc à ce que les stagiaires aient parfois des réactions violentes, comme cet homme sur le point d'agresser une personne qui le regardait, lors d'une répétition, ou ce groupe de jeunes embarqué au commissariat pour avoir pris à partie des policiers au moment d'une pause. « Ce sont presque des problèmes de lecture du monde », note Gérard Gallego à propos de publics, pour qui l'institution est souvent devenue le principal ennemi. Le travail vise donc à restaurer une estime de soi et à donner aux participants les clés leur permettant de résoudre leurs difficultés relationnelles.
Dès la première rencontre, Gérard Gallego s'efforce d'instaurer une collaboration fondée sur la confiance et le respect du cadre. Des éléments indispensables pour ceux qui ont progressivement perdu la plupart des repères sociaux. « Ils ne vont plus beaucoup vers les autres, parce qu'ils ont le sentiment d'avoir été trahis par la société, les copains, etc. », observe la coordinatrice actions au CNA-CEFAG.
Mais le metteur en scène n'oublie jamais la dimension du plaisir : « Lors de la première journée, je fais un cercle et je leur parle de désir. C'est quelque chose de très important mais qui est très peu abordé. J'ai constaté, par exemple, lors de réunions organisées par des conseils généraux sur le RMI, que ce n'est absolument pas une priorité des décideurs. Or vous pouvez promettre tout ce que vous voudrez, ça ne servira à rien si vous ne donnez pas envie de bouger. » Comment en effet accrocher à ces ateliers des jeunes ou des adultes dont le rapport au travail est presque toujours vécu sur le mode de la souffrance et de la contrainte, autrement qu'en réintroduisant cette dimension de plaisir et de jeu ?
Une fois ces préalables posés, Gérard Gallego entame un travail théâtral adapté à ces publics. Face à des personnes qui ont vécu une scolarisation très difficile et sont parfois en situation d'illettrisme, il abandonne la théorie et l'abstraction au profit d'une approche pédagogique et corporelle. « Il faut tout expliquer. Si vous dites à un stagiaire “là, tu n'as pas de présence”, ça n'évoquera rien pour lui. Il faut d'abord lui faire comprendre que la présence passe par le regard et proposer des exercices sur ce thème :demander, par exemple, à deux personnes de se regarder dans les yeux pendant une minute et d'en parler, de voir pourquoi elles se sont absentées par moment de la relation. » Ce travail sur le corps s'inscrit pleinement dans la démarche impulsée par l'organisme de formation. « Les techniques développées dans cet atelier sont transférables dans l'entreprise et le monde professionnel en général. Dès le départ, on dit aux stagiaires que les problèmes de blocage, de communication ou encore de respiration, rencontrés lors d'un entretien professionnel, vont être travaillés lors de ce module de théâtre », souligne Anne Massé. Un hochement de tête, un sourire, un mouvement violent, une façon de poser ses mains..., tout est décomposé et repris par Gérard Gallego pour travailler dans un deuxième temps sur la confiance en soi, la concentration, ou encore l'écoute de soi et des autres.
En montant ces spectacles, le metteur en scène milite, depuis une dizaine d'années, pour une intrusion de la réalité dans le théâtre. Dans des créations comme Instantanés : peinture fraîche, les récits personnels livrés par chacun pour constituer la trame du spectacle visent à favoriser l'émergence d'un sentiment d'estime de soi. « Le fait de parler de soi au théâtre, même par l'intermédiaire d'un autre, permet d'accepter sa propre histoire, d'en livrer des bribes sans en avoir honte. Il y a aussi, derrière tout ça, l'idée d'une reconnaissance pour des personnes qui n'ont pas eu souvent la parole au cours de leur vie », soutient Gérard Gallego.
Pas question, pour lui, dans ces conditions, de monter des spectacles « au rabais », sans véritable ambition artistique. Seuls un projet théâtral d'envergure et des conditions de travail et de représentation quasi professionnelles (4) peuvent susciter un vrai sentiment de reconnaissance chez les stagiaires. En témoigne le sourire radieux qu'affichait Kouliko à la fin du spectacle : « Je n'avais jamais vu autant de gens devant moi. Aujourd'hui, je suis arrivé à jouer devant eux et, vraiment, je suis fier de moi. » Reste que ce recours à la réalité dans le spectacle s'accompagne toujours d'une médiation, d'une transformation liée à l'interprétation d'une histoire personnelle par un autre. Cette sorte de miroir déformant permet à la fois de changer la manière de se voir et d'amener le stagiaire vers une réflexion plus large.
Si Gérard Gallego s'évertue depuis toujours à brouiller les frontières entre réalité et fiction, il tient aussi à mélanger les personnes. La mixité des âges, des cultures, des langues maternelles et des expériences est au cœur de son travail. L'occasion, pour les allocataires du RMI comme pour les jeunes en insertion, de retrouver le contact avec l'autre et de s'enrichir en allant à la rencontre d'histoires différentes. Une façon aussi, explique Anne Massé, d'approfondir la notion de travail collectif abordée simultanément dans d'autres ateliers : « Dans les modules de recherche d'emploi, on essaye de leur montrer en quoi la solidarité du groupe peut permettre à certains d'entre eux de trouver un travail. On demande par exemple à chacun de faire une enquête métier sur un secteur qui ne le concerne pas et de retranscrire ses résultats au groupe. Tout ça ne pourrait pas marcher sans l'action menée parallèlement dans l'atelier de théâtre. »
Outre les actions réalisées avec les allocataires du revenu minimum d'insertion et les jeunes de moins de 26 ans très peu qualifiés, Gérard Gallego organise depuis plusieurs années des spectacles et des formations à destination d'étudiants, d'apprentis, de personnes handicapées et de détenus. Depuis 1997, il a monté plusieurs représentations avec des détenus de la maison d'arrêt de Fresnes et s'apprête à créer, cette année, un projet « mixte » dans lequel des prisonniers hommes et femmes de Fresnes et de Fleury-Mérogis échangeront leurs histoires respectives. Cette démarche militante, qui vise à rendre la culture accessible au plus grand nombre, concerne non « seulement les acteurs eux-mêmes, mais aussi un public qui n'a pas l'habitude de se rendre au théâtre. Peu à peu, ces spectacles contribuent à faire changer l'image du théâtre », explique le metteur en scène. Nombre de spectacles font d'ailleurs l'objet de films vidéo. Une façon de mettre en mémoire cette aventure théâtrale peu commune et de mieux la transmettre.
Les deux partenaires souhaitent aujourd'hui voir intervenir plus rapidement ce travail dans les parcours d'insertion, de façon à ce que la cohésion du groupe développée par Gérard Gallego puisse bénéficier ensuite aux autres ateliers. Au fil des ans, le travail théâtral mené avec ces publics a d'ailleurs fait l'objet d'évolutions permanentes. A commencer par la nécessité, très tôt ressentie, de créer une dynamique de groupe en évitant de rassembler au sein d'un même atelier des stagiaires pris dans des problématiques similaires. Sous peine de voir se développer « un phénomène de ghettoïsation, avec un groupe de personnes ayant des difficultés psychologiques, ou un autre se réunissant autour de leurs problèmes de santé, etc. », avertit Gérard Gallego.
Ce dernier insiste également sur l'importance de l'accompagnement de la sortie de cette expérience, très forte et très dense, qui peut rapidement déboucher sur un sentiment de désarroi. « Après le spectacle, j'ai ressenti un grand vide. Je ne pensais pas que ce serait aussi dur. J'ai failli ne pas revenir à la formation », témoigne Loïc. Pour profiter de l'énergie et de l'enthousiasme engrangés lors de cette aventure théâtrale, les responsables du CNA-CEFAG embrayent donc immédiatement sur des actions mobilisatrices. Tel ce projet de livre réalisé au sein d'un atelier d'écriture, une fois tombé le rideau du dernier spectacle.
Henri Cormier
(1) Instantanés : peinture fraîche, le 29 janvier dernier, au théâtre de l'Espace Daniel-Sorano de Vincennes.
(2) CNA-CEFAG : 15, rue Masséna - 94700 Maisons- Alfort - Tél. 01 48 98 12 58 -
(3) Théâtre de l'Imprévu : Espace Daniel-Sorano - 16, rue Charles-Pathé - 94300 Vincennes - Tél. 06 62 73 29 23 - E-mail :
(4) Gérard Gallego s'entoure notamment de comédiens du Théâtre de l'Imprévu, d'un vidéaste, de techniciens et bénéficie d'une véritable salle de théâtre grâce au concours des responsables de l'Espace Daniel-Sorano.