Troisième département de France par son étendue, la Dordogne se situe au premier rang pour le nombre des chefs d'exploitation agricole titulaires du revenu minimum d'insertion (RMI). Ils sont 300 dans cette situation, sur un total d'environ 10 000 - contre 1 % au plan national (voir encadré au verso).
Ce chiffre témoigne de l'importance de la précarité en Dordogne. Un grand nombre d'agriculteurs - souvent célibataires et âgés - sont à la tête de petites, et même de toutes petites, exploitations situées dans des zones relativement isolées, et tirent de leur activité des revenus peu élevés, voire parmi les plus faibles de France. Cependant, si l'effectif des titulaires du RMI tient à l'état de l'agriculture du département, il résulte aussi, pour partie, de la mobilisation des acteurs institutionnels au contact des milieux agricoles.
Désireux de mieux repérer, d'informer et d'aider efficacement les agriculteurs en difficulté, les professionnels de la direction départementale de la solidarité et de la prévention du conseil général et ceux de la Mutualité sociale agricole (MSA) s'efforcent, depuis plusieurs années, de collaborer avec les conseillers agricoles de la chambre d'agriculture et les animateurs de l'association Solidarité Paysans 24, une association conventionnée par le conseil général pour participer à la préparation et au suivi des contrats d'insertion.
Le démarrage de l'aide est souvent difficile. « Pour des questions de dignité, les agriculteurs ont beaucoup de mal à enclencher une démarche de demande de RMI », constate Laurent Bénétreau, l'un des deux animateurs salariés de l'association (1). A leurs réticences à parler de leurs difficultés, s'ajoute la crainte du « qu'en-dira-t-on » et de la stigmatisation. « Il ne faudrait pas que ça se sache », commentent Brigitte Gilbert et Valérie Fourier, assistantes sociales du conseil général, intervenant sur le territoire de Sarlat. De fait, précisent-elles, « en milieu rural, les différences peuvent aujourd'hui encore entraîner des processus d'exclusion relativement violents. On a tôt fait aussi de se faire traiter de fainéant... » Si ces raisons ne sont pas propres à la Dordogne, elles contribuent à expliquer la faible proportion, au niveau national, des allocataires du RMI parmi les agriculteurs pauvres au regard de la fréquence des situations de pauvreté.
Il est vrai qu'avant d'être étendu au secteur agricole, en 1992, le dispositif avait été conçu pour un public composé en majorité de salariés évoluant dans une société à dominante urbaine. Or la logique du contrat d'insertion est difficile à comprendre pour un public d'actifs composé, essentiellement, de travailleurs non salariés dont la pauvreté n'est pas liée à la privation d'emploi mais à la faiblesse des revenus tirés de l'activité professionnelle. En outre, il est souvent difficile d'entrer en contact avec une population assez isolée dans les campagnes et peu connue- voire peu désireuse de se faire connaître - des services administratifs et sociaux. Quant à l'appréciation des revenus permettant aux exploitants de bénéficier du RMI, éventuellement à titre dérogatoire, elle est, pour les organismes instructeurs, « très difficile à réaliser par manque de connaissance de la spécificité du milieu agricole et par manque de compréhension des données comptables », explique Sophie Boyaval, assistante sociale du conseil général dans le secteur de Bergerac.
Pour pallier ces difficultés et mettre en lien les différents acteurs amenés à intervenir, tant sur le volet social qu'agricole, auprès d'exploitants en situation de pauvreté, la direction départementale de la solidarité et de la prévention et la Mutualité sociale agricole ont conclu, en 1998, une convention d'action sociale visant à développer le travail interinstitutionnel.
Depuis octobre 1999, sur le territoire de Sarlat et, de façon plus récente et encore relativement hésitante, sur celui de Bergerac, les travailleurs sociaux de la direction départementale de la solidarité et de la prévention, du centre intercommunal d'action sociale et de la MSA, les techniciens de la chambre d'agriculture et les accompagnateurs (salariés et bénévoles) de l'association Solidarité Paysans 24, ont mis au point des protocoles d'intervention communs et élaboré des réponses partagées, y compris en termes financiers. Ainsi, le fonds départemental d'insertion et la MSA peuvent fournir une aide maximale de 4 400 € aux allocataires de RMI qui n'ont pas accès aux prêts bancaires pour les aider à se lancer sur de petites productions.
« Pour organiser le partenariat, nous avons d'abord cherché à définir, de façon détaillée, la spécificité des différents services et le rôle de chaque intervenant », précisent Brigitte Gilbert et Valérie Fourier, membres de la cellule d'appui constituée dans le Sarladais. Par la suite, le groupe de travail de Bergerac s'est interrogé sur les aspects techniques de la demande de RMI. En effet, nombre d'agriculteurs ne tiennent pas de trésorerie précise dissociant le compte d'exploitation du compte familial. De plus, « les éléments de comptabilité brute servant à déterminer l'ouverture d'un droit au RMI ne reflètent pas toujours la réalité des ressources dont dispose effectivement l'exploitant », souligne Geneviève Audy, assistante sociale de la Mutualité sociale agricole. Aussi chaque organisme instructeur essaie-t-il de traiter au mieux les dossiers, mais sans toujours disposer de données suffisantes pour les faire aboutir. Face à ces difficultés, les partenaires se sont attachés à définir une notion de « revenu disponible pour la famille ». Sans avoir une quelconque valeur juridique, celle-ci sert de base de travail entre les professionnels et l'exploitant pour faire apparaître la situation réelle de ce dernier et nourrir une argumentation de demande de RMI.
Les intervenants du Sarladais et du Bergeracois ont également participé, courant 2002, à une formation-action qu'ils avaient sollicitée pour améliorer leur approche des familles agricoles fragilisées. « Cette formation nous a confortés dans l'idée que le travail de partenariat interinstitutionnel, sur un même territoire, est primordial, mais qu'il ne peut ni se décréter, ni s'improviser », explique Valérie Fourier. Il se construit dans la durée, avec les familles à accompagner dans la mise en œuvre de projets adaptés et autour d'elles - « sachant que c'est à nous de nous organiser pour être efficaces », complète sa collègue Sophie Boyaval. Tel est bien l'objet du travail en cours.
Caroline Helfter
Selon une étude de l'Institut national de la recherche agronomique (INRA) réalisée à la fin des années 90 (2) , 40 % des exploitations agricoles dégagent un revenu par actif familial à temps complet inférieur au SMIC. 5 %de leurs chefs ont un revenu négatif - les dépenses excédant les recettes -, 13 %perçoivent un revenu compris entre 0 et un demi-SMIC, 22 % entre un demi et un SMIC. Or seuls quelque 7 000 agriculteurs sont allocataires du RMI (3) - soit 1 % de l'ensemble des exploitants agricoles -, alors que, d'après les chercheurs, ils sont au moins 40 000 à ne tirer de leur activité que de très faibles ressources (inférieures à la moitié du SMIC), qu'ils ne peuvent compenser par des revenus complémentaires d'un montant significatif. En effet, la majorité des foyers fiscaux des exploitants les plus pauvres disposent de ressources extérieures au travail agricole. Mais ces dernières sont le plus souvent très modestes, puisque situées sous la barre des 4 574 € par an dans deux tiers des cas. Seule une petite minorité des ménages (20 %) perçoivent des revenus de complément plus importants (supérieurs à 9 147 € par an) qui proviennent généralement des emplois salariés des épouses. Comparant les caractéristiques des exploitants allocataires du RMI à celles de l'ensemble des agriculteurs, les chercheurs mettent en évidence, outre les variables indicatrices de la taille ou du revenu de l'exploitation, certains facteurs socio-démographiques qui ont un effet important sur la probabilité d'être ou non au RMI. Deux groupes d'âge y sont moins fréquemment exposés :les plus âgés (plus de 55 ans) et les plus jeunes (moins de 35 ans). Les premiers sont susceptibles de bénéficier d'une pension de retraite ou d'une pré-retraite, ou encore d'avoir un conjoint retraité. Les jeunes agriculteurs se sont souvent installés dans des conditions leur permettant de tirer un revenu décent de leur activité. Les exploitantes sont, quant à elles, plus rarement bénéficiaires du RMI parce qu'elles ont plus souvent un conjoint ayant d'autres revenus professionnels ou retraité. La situation familiale a également un effet très marqué : curieusement, la probabilité de toucher le RMI s'accroît fortement pour les personnes vivant en concubinage ainsi que pour les célibataires, veufs et divorcés. La localisation de l'exploitation joue aussi un rôle significatif : plus on s'éloigne des villes et plus la taille de celle-ci se réduit - plus on s'éloigne du cœur des marchés locaux du travail où compléter un revenu agricole insuffisant -, plus le risque de pauvreté grandit. Par ailleurs, un effet régional intervient : il oppose une France du sud (Sud-Est, Centre-Sud, Aquitaine-Poitou) à une France du nord (Nord-Ouest, grand Bassin parisien, Grand-Est), ce qui conduit les chercheurs à s'interroger : « Les vieilles terres radicales du Sud, quelle que soit aujourd'hui leur couleur politique, seraient-elles plus portées à mobiliser les dispositifs publics d'assistance que les terres du Nord ? »
(1) Qui intervenait lors d'une journée d'étude sur les familles agricoles fragilisées, organisée à Périgueux le 12 septembre 2003 - Conseil général de la Dordogne : Direction départementale de la solidarité et de la prévention - Cité administrative Bugeaud - 24016 Périgueux cedex - Tél. 05 53 02 27 27.
(2) « Pauvreté et RMI dans l'agriculture », étude dirigée par Philippe Perrier-Cornet et Michel Blanc - INRA Sciences sociales n° 5/00, avril 2001.
(3) Ce chiffre est quasiment stable depuis 1995. En revanche, celui des salariés agricoles allocataires du RMI - environ 17 000 - est en constante augmentation depuis la mise en place, en 1992, du dispositif dans le secteur agricole.