« Dans un contexte qui n'est pas débarrassé des fantasmes d'avril 2002, voilà que les esprits s'échauffent, enfiévrés par les propos du ministre de l'Intérieur. Autour du concept de prévention, la guerre des mots et des intentions s'installe, source de toutes les confusions de genres, porteuse de haines et de peurs. Elle fait l'affaire de tous les extrémismes : celui des sécuritaires peu attachés à la démocratie, celui des conservateurs dogmatiques qui n'imaginent pas que le progrès implique des changements. Alimenter la polémique naissante, c'est entrer dans le jeu politicien et, en fait, donner une tribune aux tenants du tout sécuritaire.
[...] Ainsi, au prétexte que la délinquance doit “visiblement” régresser, on annonce une loi de prévention de la délinquance, en lançant quelques idées de “solutions” qui manquent singulièrement de nuances : installer des policiers dans les établissements scolaires, contraindre les enseignants à dénoncer les absences à la police, mettre les travailleurs sociaux sous surveillance policière, instituer les maires en “coordonnateurs”, réceptacles des signalements des “intentions de délinquance” et organisateurs des “stratégies communes” de traitement.
Pour voir le jour, une loi doit être adoptée par le conseil des ministres puis débattue et votée par le Parlement. Un tel processus ne semble pas être actuellement engagé. Qu'importe, le ministre de l'Intérieur désigne 23 quartiers comme “zones de non-droit” et fixe l'attention des médias sur ce que son administration va y faire, en empiétant largement sur les compétences de ses collègues.
[...] Désigner un prof “référent” est un tour de passe-passe, car les référents existent déjà. La mission réservée à ce référent est plus surprenante : signaler les absences des élèves aux parents, puis à la police et, si cela ne suffit pas, au procureur. Avancer cela dénote une méconnaissance des procédures existantes. Les enseignants ont le devoir, comme d'autres intervenants, de signaler au procureur de la République les situations où les enfants leur semblent mis en danger : l'absence signalée aux parents et la non-réaction de ces derniers est un élément présumant un risque. Et des signalements, il y en a.
Introduire dans le dispositif un écran (le policier) révèle un dérapage de la protection de l'enfance vers la répression de l'enfance.
Déclarer qu'il faut que les travailleurs sociaux et les policiers agissent en coordination, c'est à la fois enfoncer une porte ouverte (les uns et les autres n'ont pas attendu 2004 pour se rencontrer) et jeter un voile de suspicion sur des professionnels qui, aujourd'hui, sont présents dans les quartiers les plus difficiles, où les policiers hésitent parfois à pénétrer.
Que chacun fasse son métier et les choses iraient déjà mieux. J'ai toujours regardé avec circonspection les opérations “Ville Vie Vacances”, qui transforment le temps d'un été les policiers en animateurs de quartier, pour les renvoyer en septembre à leurs missions initiales. Non pas que ces fonctionnaires soient de mauvais animateurs, mais parce que la lisibilité de leur mission devient impossible. Que dire alors du projet de “bureaux d'animation” tenus par la police dans les quartiers ?
Un mot doit être dit de la prévention spécialisée, mission des “éducateurs de rue”. L'Unasea a obtenu, il y a deux ans, que cette action originale, qui relève des conseils généraux, soit inscrite dans le code de l'action sociale et des familles comme une action d'aide sociale à l'enfance. C'était enfin officialiser la distinction nécessaire entre prévention sociale et prévention de la délinquance.
Le dialogue entre les éducateurs et les policiers doit être encouragé, comme celui qui s'est installé avec les élus, les enseignants, les missions locales pour analyser les problèmes des populations sur les territoires et mettre en place des éléments de réponse efficaces et cohérents.
S'il appartient aux conseils généraux de se concerter avec les maires sur la répartition des équipes de prévention sur le terrain, le contenu des missions de ces professionnels ne saurait être dénaturé pour devenir un élément subjectif de la politique de sécurité dans les quartiers. Là encore, à chacun sa compétence.
Le projet entend confier aux maires la coordination de la prévention de la délinquance. Au-delà des mots, la question mérite réflexion : que restera-t-il de l'essence du travail social si chaque situation de risque doit être portée, nominativement, devant un élu qui, par définition, n'est pas tenu au secret professionnel ? Quand on fréquente (plus d'une heure) les quartiers, on connaît les pressions auxquelles est soumis un maire, et quel recours représente pour lui le regard indépendant et modérateur des intervenants sociaux.
Mais surtout, les annonces du ministère de l'Intérieur présentent le grave danger de mettre un écran de fumée entre la réalité de la délinquance et la nécessité de l'effet politique. En stigmatisant 23 quartiers, montrés du doigt à l'opinion, peut-on cacher que le développement de la délinquance est d'abord dû à l'incapacité collective d'endiguer la pauvreté, de réussir une intégration républicaine, de lutter contre la grande criminalité de la drogue qui alimente et contrôle familles et jeunes dans les cités, de restaurer l'image d'institutions qui ne suscitent plus le respect : l'école, la famille et... la politique ?
[...] C'est vers le Premier ministre que nous devons nous tourner, pour qu'il nous dise si le gouvernement entend remplacer la protection de l'enfance et de l'adolescence par la répression des dysfonctionnement sociaux. Si c'est le cas, tous les citoyens sont en droit d'attendre qu'un projet de loi soit alors démocratiquement soumis au débat public. Si ce n'est pas le cas, pourquoi laisser se développer la suspicion, la crainte et le non-dit ? Il faut au contraire rappeler à chacun sa mission et ne pas éluder ce qui pourrait être une vraie réflexion nationale sur la prévention.
[...] Il est facile de dire “l'action sociale, ça coûte cher et ça ne sert à rien”. Il serait plus efficace de rappeler que la situation actuelle, qui n'est pas unique dans notre histoire, révèle les limites de la politique qui consiste à préférer le curatif, ce qui se voit immédiatement, à la prévention, dont les résultats sont plus discrets, plus lointains et plus difficilement mesurables.
Prévenir la délinquance, c'est choisir d'agir à temps, c'est-à-dire bien avant que soient visibles les prémices de la délinquance.
C'est d'abord mettre en cohérence les dispositifs d'action sociale pour leur permettre de mieux observer, ensemble, les situations familiales. Doit-on attendre qu'un enfant soit en danger pour soutenir une famille dans sa fonction éducative ? Doit-on attendre qu'une famille soit expulsée pour s'intéresser aux problèmes qui l'ont amenée là ? Peut-on continuer à distribuer l'aide sociale sans agir sur l'emploi, la formation, le logement ? L'Unasea se bat depuis plus de 50 ans pour que soit développée une politique d'action sociale globale capable d'accompagner les parents dans leur mission d'éducateurs. Tous les parents, et avant que ça casse.
C'est avoir le courage de voir autrement la solidarité nationale : s'attaquer à la dégradation de l'emploi, qui n'est pas une fatalité, mais serait plus facile si l'Etat n'avait pas renoncé depuis des décennies devant les exigences, prétendument économiques, de groupes industriels et financiers de moins en moins nationaux et de plus en plus cyniques ; exiger de l'ANPE les résultats qu'elle doit à la nation et du système de formation les performances qu'il n'a plus.
C'est ne pas cacher l'échec de l'intégration derrière la discrimination positive. Le succès ou la mise en avant de quelques-uns ne peut servir de paravent à la souffrance de plus grand nombre. Les jeunes issus de l'immigration, qui sont français, peuvent-ils croire en la République, en la démocratie, quand ils doivent être mille fois meilleurs que les autres pour s'en sortir, pour être respectés ? L'espoir et la confiance sont indispensables au progrès social. Pour avoir oublié cela, la France a laissé se développer les germes de la délinquance.
C'est enfin s'interroger sur les conséquences de l'urbanisme de masse, sur la disqualification des enseignants et des parents, sur la médiocrité des réseaux d'information collective que sont les chaînes de télévision, sur la vétusté de notre réseau de santé. Bref, c'est refonder un pacte social qui engage la responsabilité de chacun pour garantir la liberté et la dignité de tous ; un pacte social qui ne soit pas le prétexte de “guéguerres” partisanes mais l'expression d'un consensus sur les valeurs qui peuvent rétablir la citoyenneté dans le sens que lui donne la devise de la République : Liberté, Egalité, Fraternité.
“C'est une révolte ?” “Non sire, c'est la révolution.” Révolution des esprits pour oser inventer un autre avenir que celui de la violence et du désespoir. Révolution des mentalités pour nous rappeler que notre pays a la chance d'être riche, développé, et qu'il n'a pas le droit de rester inerte devant l'exclusion de cinq millions de ses enfants. Il n'y a pas de fatalité sociale. Il n'y a que de mauvais choix. Celui de privilégier la peur et la discrimination en est un. Ce que nous attendons de l'Etat est d'en faire d'autres, en oubliant l'immédiateté de la politique pour réinventer l'humanité. »
Jean-Jacques Andrieux Directeur général de l'Unasea : 118, rue du Château-des-Rentiers - 75013 Paris Tél. 01 45 83 50 60 -E-mail :
(1) Voir notamment ce numéro.