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Faut-il se résigner à l'impasse ?

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Alors que les indicateurs de la précarité sont à la hausse et que les conditions pour accéder à une insertion durable se durcissent, le débat sur les limites de l'urgence sociale est relancé. Même si le problème n'est pas nouveau, les acteurs de terrain doivent plus que jamais compter sur leur imagination pour surmonter leur sentiment d'impuissance.

Budgets rognés pour l'insertion par l'activité économique, désengagement de l'Etat du revenu minimum d'insertion (RMI) alors que les chômeurs voient leur durée d'indemnisation amputée, crédits consacrés au logement largement grevés... Bon nombre de mesures législatives et budgétaires prises ces derniers mois inquiètent les professionnels de l'action sociale. A la veille de l'hiver, la secrétaire d'Etat à la lutte contre la précarité et l'exclusion, Dominique Versini, a bien obtenu 145 millions d'euros supplémentaires pour la lutte contre l'exclusion, dont la majorité a été mise au pot de l'urgence sociale (1). Ce qui cependant ne peut suffire à compenser le peu d'efforts consenti pour des actions durables d'insertion. A quoi servent, notamment, les missions d'urgence sans aucune place supplémentaire en centre d'hébergement et de réinsertion sociale  (CHRS)  ?

Pas étonnant, dans ce contexte, que la vieille antienne de l'ambiguïté de l'urgence sociale refasse surface. « Avec la mise en place, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, d'un système universel de protection sociale, l'Etat providence a essayé de rompre avec la logique assistancielle, a expliqué le sociologue Pierre Vidal- Naquet (2) lors d'une rencontre organisée en décembre dernier par la mission d'information sur la pauvreté et l'exclusion sociale en Ile-de-France (3). Or non seulement l'assistance n'a jamais été vraiment évacuée, mais elle fait aujourd'hui un retour en force dans les politiques sociales. »

Jusqu'ici, l'urgence a été acceptée comme un dispositif transitoire, un « sas » vers l'insertion. Mais le problème, ajoute Pierre Vidal-Naquet, est que les politiques sociales s'inscrivent de plus en plus dans une logique de court terme - les dispositifs ont une durée de plus en plus réduite - et de « mobilisation personnelle » des individus, qui doivent être eux-mêmes acteurs de leur socialisation. C'est d'ailleurs toute la logique du revenu minimum d'activité. « Mais que se passe-t-il lorsque, dans le contexte “dépressif” que nous connaissons, cette mobilisation ne vient pas ou bien que les promesses d'insertion ne peuvent être tenues ?, interroge le sociologue. Insensiblement, le “sas” se pérennise et devient pour beaucoup le lieu même de l'insertion... » L'urgence se déconnecte de l'insertion et on constate , « de la part des usagers, un processus de valorisation des métiers de l'accueil et de dévalorisation du métier de travailleur social ».

Valorisation de l'accueil

Les associations caritatives, qui ont le sentiment d'endosser un rôle délaissé par l'Etat, sont les premières à s'en émouvoir. « Si nos missions de solidarité restent les mêmes, leur qualité a changé, car il y a plus de monde à accueillir », constate Nadia Rousseau, directrice du Secours populaire du Val-d'Oise. La « solidarité de droit », estime-t-elle, est en déperdition, pendant que « la solidarité volontaire », représentée par le secteur humanitaire, est de plus en plus sollicitée. « Nous ne voulons pas devenir des auxiliaires de l'Etat et assumer une mission de service public, ajoute-t-elle, chacun doit conserver son rôle. »

De leur côté, les travailleurs sociaux expriment un sentiment d'impuissance. « Nous estimons à 10 % de personnes supplémentaires, sur environ 40 000, le nombre de ceux qui vont basculer dans le RMI au cours des prochains mois en raison de la nouvelle convention Unedic   (4), évalue Chantal Goyau, chef de service du service social départemental de Seine- Saint-Denis.  Les problèmes s'accroissent d'autant plus avec les difficultés d'accès à l'hébergement et au logement, pour lesquelles nous n'avons pas de réponse. »

Pour s'adapter à la nécessité de gérer la détresse quotidienne, le conseil général devrait étudier à la fin de l'année un projet de structuration de l'accueil social. Sur 29 circonscriptions en effet, la majorité des services d'accueil sont organisés par des assistants sociaux qui se libèrent à tour de rôle de leurs dossiers. Ce qui est insuffisant par rapport à la demande. « Avoir un service en tant que tel, mieux structuré, permettrait à la polyvalence de secteur de se recentrer sur le suivi des personnes, sur lequel vient aujourd'hui empiéter le besoin immédiat d'être entendu », explique Chantal Goyau. Le service social départemental réfléchit également à la mise en place d'une formation qui renforcerait les notions d'écoute, de réactivité et de partenariat requises par l'accueil.

Pour d'autres raisons, cette nécessité de professionnaliser l'accueil d'urgence préoccupe tout autant les acteurs de l'hébergement. Favorable à la reconnaissance d'un réel statut et d'une qualification spécifique pour les acteurs de l'urgence, qui ont des profils variés et sont souvent des bénévoles, la Fédération nationale des associations d'accueil et de réinsertion sociale  (FNARS) dénonce la précarité des budgets des associations, qui nuit à la qualité de l'accueil des plus démunis. Les travailleurs sociaux «  sont difficiles à recruter ou à fidéliser sur cette seule fonction d'accueil immédiat  », remarque la FNARS dans un rapport de décembre 2002 (5). L'association pointe le risque d'un « hébergement strictement humanitaire », qui nuit à la transition entre la réponse d'urgence et celle d'insertion. Dans le même temps, le recentrage des CHRS, engorgés, sur l'insertion rend les passerelles encore plus fragiles : « Les personnes qui viennent des centres d'hébergement d'urgence représentent seulement 7 à 8 % des personnes reçues en CHRS, parce que ces derniers sont devenus plus exigeants sur les critères d'admission », déplore Raphaëlle Betton, chargée de mission à la FNARS Ile-de-France.

Les CHRS et les centres d'hébergement d'urgence ne se distinguent pas seulement par des logiques financières différentes (ils sont respectivement financés par des crédits pérennes de l'Etat et par des subventions). Les représentations qu'ils véhiculent divergent également. « Certains CHRS sont très réticents à l'idée de créer des places d'hébergement d'urgence, qui pourraient garantir la continuité des parcours, ajoute Raphaëlle Betton . Ils craignent que leur mission, rattachée à la notion de projet social, soit dénaturée. » Selon les statistiques de la direction des affaires sanitaires et sociales, Paris ne comptait en janvier 2002 que 12 places d'urgence en CHRS, sur plus de 2 000.

Telle qu'elle est définie dans la loi de lutte contre les exclusions, la veille sociale repose essentiellement sur le 115 et la coordination des acteurs de l'urgence. A l'échelle de la région Ile-de-France par exemple, le dispositif, surtout activé en hiver, est rôdé depuis un an et fonctionne plutôt bien. Mais quid de la sortie ? « C'est un problème que les DDASS et les DRASS de l'ensemble du territoire ont déjà signalé à la DGAS et à la secrétaire d'Etat », souligne Stéphanie Pharge, responsable du pôle social de la direction régionale des affaires sanitaires et sociales. L'Etat a donc décidé d'introduire davantage de cohérence entre les dispositifs.

Alors que, depuis 2000, les circulaires hivernales évoquent de façon plus ou moins précise l'articulation de l'ensemble des moyens de la veille sociale, jusqu'à l'insertion, Dominique Versini a annoncé, en octobre 2003 (6), « une modernisation, un paramétrage et une mise en cohérence de l'ensemble du dispositif », devant aboutir à « la mise en place d'une doctrine de l'urgence sociale et de l'insertion en 2004 ». Dans les départements, la réflexion n'a pas vraiment encore été concrétisée. Mais elle commence à faire son chemin : « Nous allons prochainement monter avec la ville un comité de suivi de la veille sociale, qui se penchera sur la connexion de l'urgence et de l'insertion, sous l'angle du logement qui paralyse aujourd'hui les actions mises en œuvre contre l'exclusion », explique Jean-Philippe Horreard, chef du service « urgence sociale et insertion » à la direction des affaires sanitaires et sociales de Paris. Autre objectif :renforcer les centres d'hébergement d'urgence en travailleurs sociaux. Ce qui, bien sûr, ne sera pas possible sans engagement financier de l'Etat.

Le travail en réseau est bien, aux yeux des travailleurs sociaux, la solution pour redonner du sens à leurs missions. Pour Michel Desmet, directeur du CHRS « La rose des vents », en Seine-et-Marne, l'objectif est en outre d'avoir « une vraie réponse de proximité ». Fin 2003, ce militant associatif a réussi à convaincre la DDASS de répartir le dispositif de veille sociale en cinq zones géographiques. Dans chacune d'entre elles devraient désormais se tenir des réunions régulières, associant la Croix-Rouge, les pompiers, les hôpitaux, les associations caritatives et les centres d'hébergement. Le cercle devrait être élargi aux assistants sociaux de secteur, puis aux bailleurs sociaux, aux missions locales et à l'ANPE.

Miser sur le partenariat

Reste que le partenariat manque aussi, une fois dépassé le stade de l'urgence, entre les acteurs de l'insertion. « On peut se demander pourquoi la mutualisation des moyens n'existe pas dans le secteur social, alors que les contrats de ville mobilisent d'énormes moyens, jusqu'à entraîner de véritables usines à gaz », déplore Roger Jaudon, directeur du centre communal d'action sociale de Gentilly, dans le Val-de-Marne, qui étudie les moyens de mettre en place des outils de coordination et d'évaluation communs à ses agents et aux autres intervenants sociaux - assistants sociaux de secteur, mais aussi bailleurs et caisse d'allocations familiales.

A cet égard, l'expérimentation des projets sociaux de territoire (7), qui associent politique sociale et politique de la ville, pourrait ouvrir de nouvelles perspectives de décloisonnement des compétences. Mais en attendant que de tels dispositifs fassent leurs preuves, certains travailleurs sociaux s'investissent dans des projets qui dépassent le cadre de leur institution. Dans la Seine-Saint-Denis par exemple, des assistantes sociales de circonscription ont initié il y a un an la création d'une association de titulaires du RMI (baptisée RMI, pour Réflexion Motivation Initiative), créée avec le soutien du projet de ville RMI (qui vise au suivi des bénéficiaires), et destinée à soutenir les allocataires dans leur projet de création d'entreprise. Au-delà, l'objectif est de rompre l'isolement des personnes et de permettre leur suivi sur le long terme, en dehors des dispositifs. « Les travailleurs sociaux sont très partants pour mettre en œuvre ce genre d'actions partenariales, assure Chantal Goyau, à la tête du service social départemental . Je souhaiterais que cela se développe et fasse partie intégrante de leur culture professionnelle. » Mais jusqu'où l'inventivité des acteurs de terrain devra-t-elle pallier les obstacles à l'accès aux droits ?

Maryannick Le Bris

DES ETHNOLOGUES DÉNONCENT UNE FORME DE « DOMINATION SOCIALE »

Dans Ethnologie des sans-logis (8) , ouvrage collectif du Groupe de recherche sur la pauvreté (GREP) du laboratoire d'anthropologie urbaine (CNRS, Ivry) (9) , Patrick Gaboriau, co-directeur du groupe avec Daniel Terrolle, met à mal la notion d'urgence sociale et fustige « l'indignation périodique » qui permet selon lui « le maintien et la poursuite d'une forme de construction sociale ». Ces chercheurs de terrain, qui endossent la peau des sans-abri pour vivre la situation de l'intérieur, enfoncent le clou sur des constats déjà connus, comme le manque de formation des acteurs de l'urgence et la logique de rationalisation des coûts de certaines structures d'accueil. Mais leur ouvrage, qui n'est pas sans rappeler celui du psychiatre Patrick Declerck (10) , est aussi volontairement provocateur : selon les auteurs, s'entretient une forme de domination sociale, qui se substitue à une politique d'égalité et de redistribution. Ce ne sont pas les différences sociales qui dérangent, mais plutôt la vue des plus pauvres qui « frappent le sentiment humanitaire ». D'où, pointe Gilles Teissonnières dans le même ouvrage, un « gardiennage des pauvres », dans des institutions qu'il juge « totalitaires ». Des analyses qui, même si elles ne font pas l'unanimité, ont le mérite de servir l'objectif de l'ethnologue : être le  « trouble-fête » des discours ambiants.

Notes

(1)  Voir ASH n° 2329 du 17-10-03.

(2)  Chercheur au Centre d'études et de recherches sur les pratiques de l'espace  (CERPE) de Lyon.

(3)   « L'urgence dans l'action sociale », le 19 décembre à la MIPES : 35, boulevard des Invalides - 75007 Paris - Tél. 01 53 85 66 96.

(4)  Voir ASH n° 2346 du 13-02-04.

(5)  Les besoins de formations des acteurs de l'urgence sociale - Décembre 2002 - FNARS : 76, rue du Faubourg- Saint-Denis - 75010 Paris - Tél. 01 48 01 82 00.

(6)  Voir ASH n° 2338 du 10-10-03.

(7)  Voir ASH n° 2336 du 5-12-03.

(8)  Ethnologie des sans-logis, étude d'une forme de domination sociale - Patrick Gaboriau, Daniel Terrolle, Carole Amistani, Noël Jouenne, Dominique Lebleux et Gilles Teissonnières - Ed. L'Harmattan - 18  €.

(9)  GREP - CNRS : 27, rue Paul-Bert - 94204 Ivry-Sur-Seine cedex - Tél. 01 49 60 40 83.

(10)  Voir ASH n° 2243 du 28-12-01.

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