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« Inemployables »  : une catégorie de l'action publique ?

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Le chômage de masse et le délitement du lien social ont mis à mal les frontières traditionnelles entre les différentes catégories de l'action publique, créant la figure de l' « inemployable », à mi-chemin entre la personne handicapée et le chômeur. Ce concept est-il opératoire ?

« Les mots ne sont pas neutres, rappelle Jean Marquet, chargé de mission de l'association Culture et liberté lors de la journée organisée à Paris sur les « inemployables »   (1). Ils sont porteurs d'intentions, de représentations et donc de pratiques. » Dès lors, comment expliquer le basculement d'une « catégorie d'action », à l'œuvre dans la logique d'insertion, à une « catégorie de désignation » telle que le laisse entendre le terme « inemployable »   (2)  ?Quels sont les effets de la notion d' « inemployabilité » sur les modes d'intervention des travailleurs sociaux et sur les dispositifs mis en place dans le cadre de l'action publique ?

Jusqu'à la fin des années 80, l'employabilité est un concept statistique qui permet d'adapter l'offre et la demande de main-d'œuvre, dans le cadre de la planification gérée par les pouvoirs publics. Ce sont alors les formateurs qui sont en première ligne pour apporter des qualifications aux chômeurs, considérés comme des victimes du chômage de masse. La mise en place du revenu minimum d'insertion  (RMI) en 1988 va amorcer un changement de perspective : il ne s'agit plus de reclasser les individus mais de lutter contre leur désocialisation. La logique économique et statistique laisse la place à une logique sociale ; les travailleurs sociaux prennent le relais des formateurs avec la mission d'adapter les comportements et les compétences sociales des demandeurs d'emploi à ceux du monde du travail. Autrement dit, ceux qui avaient le statut de victime du marché du travail sont désormais considérés comme des personnes souffrant de handicaps professionnels et sociaux, qui doivent surmonter leurs déficiences. Ce faisant, l'inactivité devient inadaptation sociale et incapacité professionnelle.

Or cette évolution s'accompagne d'un autre glissement qui, lui, concerne le monde du handicap. Ce dernier n'est plus considéré comme un attribut intrinsèque de l'individu mais est le fruit de conditions particulières- les personnes ne sont plus handicapées mais « en situation de handicap ». Il devient dès lors possible de leur trouver un travail adapté, si possible dans le « milieu ordinaire ». Les travailleurs sociaux qui accompagnent les personnes handicapées sont donc sommés de travailler avec les formateurs chargés de lutter contre le chômage.

Ce double mouvement donne naissance à une catégorie nouvelle, les « inemployables », qui structure les représentations des travailleurs sociaux, souvent de façon plus inconsciente que consciente. Car, si tout le monde s'accorde implicitement sur l'existence de cette catégorie, elle demeure indicible, voire « honteuse » et elle est rarement revendiquée comme principe d'action. Comme le souligne Chantal Guérin- Plantin, maître de conférences à l'université de Savoie, « l'accepter serait un échec » qui avaliserait l'existence de « bons à rien ».

Dans cette perspective, le débat organisé sur le sujet est apparu davantage comme une invite à réfléchir et à questionner la notion d' « inemployabilité » plutôt qu'à la légitimer. D'où l'utilisation, revendiquée, des guillemets. D'ailleurs pour Simon Wuhl, professeur à l'université de Marne-la-Vallée, ce terme « est une sorte de provocation, pour en discuter ». En effet, selon lui, « le rôle des pouvoirs publics est bien d'aider les personnes les plus éloignées de l'emploi à les accompagner vers celui-ci ». Ce n'est pourtant pas si simple, constate Elisabeth Dugué, ingénieur de recherche au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM). Dans le cadre d'une enquête réalisée auprès des professionnels de l'insertion exerçant dans une cité de Seine-Saint- Denis, elle montre que, si les intervenants se mobilisent pour aider les jeunes à rédiger des CV, le consensus explose dès lors qu'il s'agit de passer à la pratique. En effet, alors que certains travailleurs sociaux considèrent l'accès à l'emploi comme l'objectif à atteindre, d'autres n'y voient qu'un moyen de socialisation.

C'est dire combien la notion d' « inemployabilité » interroge la place du travail dans notre société. Alors que, depuis deux siècles, notre vie sociale est tout entière « organisée autour de la valeur travail sur laquelle reposent ressources financières et reconnaissance sociale et qui constitue le socle de la protection contre les différents risques, nous devons nous interroger sur la nature du travail proposé. Est-il producteur d'autonomie et de dignité ? A l'heure actuelle, rien n'est moins sûr », affirme Colette Bec, professeur à l'université Paris-V. Le travail ne serait donc plus une alternative à la pauvreté comme le prouve l'apparition de « travailleurs pauvres ». Dès lors, on comprend mieux le paradoxe auquel doivent faire face les travailleurs sociaux chargés par les pouvoirs publics de favoriser l'insertion professionnelle alors même que l'Etat se désengage de la codification des relations professionnelles. On comprend mieux, également, le refus de certaines personnes de rentrer dans le champ de l' « employabilité », qui ne tient plus toutes ses promesses. Et pourtant, c'est dans ce contexte de dégradation des conditions de travail, que « nous assistons aujourd'hui à une “psychose” contre les “faux chômeurs” et les “faux érémistes” », relève Colette Bec qui voit dans ce discours une façon de se dédouaner de toute responsabilité collective en faisant porter le fardeau du non- emploi sur les seuls individus concernés.

Cette logique d'individualisation des risques sociaux, Barbara Rist, maître de conférences à l'Institut universitaire des sciences sociales appliquées (Irussa), l'illustre en montrant comment, à la suite d'un plan social pourtant exemplaire, les ouvriers de l'usine Chausson de Creil  (Oise) en sont venus à se considérer comme « inemployables ». Privés de leur communauté de travail, manipulés par leur direction, ils vivent leur licenciement comme une trahison. Alors qu'ils étaient tous « employables », la perte de l'estime d'eux-mêmes a conduit certains d'entre eux à accepter d'être reclassés au rabais dans des ateliers destinés à être fermés quelques années plus tard. La perméabilité des catégories « employables » et « inemployables » telle qu'elle apparaît à travers l'étude des ouvriers de la société Chausson se situe à un pôle de la désorganisation des catégories traditionnelles.

A l'autre pôle, on constate l'effacement progressif de la frontière entre « inemployables » et handicapés. De fait, l'accroissement du nombre d'exclus du monde du travail génère une série de glissements qui s'opèrent entre les différents champs de l'action sociale, notamment entre politique de l'emploi et politique d'aide sociale en direction des handicapés. A l'instar du remplacement, au sein des centres d'aide par le travail et des entreprises, des personnes handicapées par des personnes en difficulté sociale considérées à leur tour comme handicapées - en ce qui concerne les entreprises, elles ont tout intérêt à ce qu'un salarié devenu inapte soit reconnu comme handicapé afin d'atteindre leur quota d'embauche de personnes handicapées fixé par la loi de 1987.

En outre, l'utilisation du terme « en situation de handicap » a tendance à « diluer les personnes handicapées dans un corps flou, prévient Geneviève Lang, professeur d'histoire au CNAM. Or nous savons tous que ce n'est pas la même chose d'intégrer une personne sourde ou aveugle et un chômeur de longue durée. »

Justement, « qui est exclu, qui ne l'est pas ? », se demande, pour tenter d'y voir plus clair, Pascal Cacot, psychiatre, directeur de la Société parisienne d'aide à la santé mentale. La question réactive le débat- ancien - sur la frontière entre valide et non-valide disparu avec la « construction de l'Etat social qui avait permis de différencier les politiques d'assurance (organisées autour du salariat) dont relèvent les chômeurs, et les politiques d'aide sociale (destinées à ceux que des faiblesses particulières empêchent de s'inscrire dans l'ordre du salariat) dont relèvent les handicapés ». Or le délitement de l'Etat providence, en brouillant les repères, ne permet plus de distinguer nettement ce qui relève de l'assurance de ce qui relève de l'aide sociale. Autrement dit, « ce système-là nous pose tous comme potentiellement exclus ou handicapés », dénonce Jean- François Draperi, maître de conférences au CNAM.

Face à cette évolution, Simon Wuhl constate l'échec des dispositifs de discrimination positive. Déjà pratiquée en France à travers le RMI par exemple, la discrimination positive se contente de donner plus à ceux qui ont moins sans s'attaquer aux causes structurelles des injustices, explique-t-il. De surcroît, elle privilégie le court terme au long terme et l'efficacité à la justice. Ce qui conduit à « une discrimination négative qui renforce l'exclusion ». C'est le cas notamment lorsque les mesures les plus performantes en matière de politique d'insertion - à l'instar des contrats d'insertion en entreprise - sont attribuées, non pas aux chômeurs les plus en difficulté, mais aux chômeurs les moins éloignés de l'emploi. S'appuyant sur les principes de justice du philosophe américain John Rawls, il propose de remédier à cet état de fait en se dotant d'un fil directeur :donner la priorité à la justice sur l'efficacité en favorisant ceux qui en ont le plus besoin. Avec une limite : que cette priorité n'entraîne pas une baisse de revenu de la population la plus défavorisée. Reste que, passant de la théorie à la pratique de terrain, l'équilibre est encore à trouver pour que l'intégration ne se transforme pas en exclusion, et que la protection ne renforce pas l'isolement. Or, selon Pascal Cacot, le cloisonnement des espaces professionnels accentue justement la séparation des personnes handicapées d'avec le reste du monde. « Sous prétexte de soins, on met ces personnes à part, sous la coupe de gens à part, dit-il. Comment, dès lors, faire lien avec le monde ? » La question se pose de façon identique avec les personnes illettrées qui « finissent par correspondre à l'image que la société leur renvoie, à savoir celle d'exclus », note Caroline Benyayer, responsable de formation à l'Association pour le développement de la pédagogie de l'individualisation. Pour modifier cette situation dont nous sommes « tous responsables » et qui pousse ces personnes à  « se cacher », elle invite les professionnels à « remettre l'illettré au centre » en évitant de parler à sa place.

Récourir à l'économie sociale ?

Jean-François Draperi propose, quant à lui, de recourir à l'économie sociale - et notamment aux coopératives, susceptibles d'intégrer toutes les personnes, même en difficulté, à travers un rapport social « fondé sur la solidarité et non sur l'exploitation typique de l'entreprise capitaliste ». Il s'agit alors, selon lui, d' « agir non pas seulement pour intégrer des personnes handicapées ou inemployables mais pour changer la place du handicap dans la société ; non pas seulement insérer des personnes victimes de l'exclusion sociale mais les insérer en vue de définir d'autres modes de gouvernance [...] et ainsi contribuer à l'émergence d'une économie qui ne bafoue pas le droit social ».

Une autre piste pourrait être la mise en place d'un revenu minimum d'existence, indépendant de la catégorie d'appartenance, qui serait, d'après Pascal Cacot, « la manifestation d'un lien social de fait, et non parce qu'il y a défaut ». Pour Chantal Guérin-Plantin, il faudrait carrément envisager des « alternatives au travail ». « Peut-être même y a-t-il quelque chose de subversif chez certains “inemployables” qui contestent à leur manière l'évolution du monde du travail ? », se demande-t-elle. De quoi rappeler, comme le fait Laurent Barbe, consultant au Conseil en pratique et analyses sociales, que « ce qui fonde la valeur d'un individu, ce n'est pas uniquement l'employabilité ».

Caroline Dinet

Notes

(1)  Le 5 décembre par la revue Education permanente, le Conservatoire national des arts et métiers et le GRETA-PMS : « Inemployables, chômeurs, handicapés - Les catégories de l'action publique en question ».

(2)  A lire « Les _inemployables_ »  - Education permanente n° 156 : 16, rue Berthollet - 94113 Arcueil - Voir ASH n° 2329 du 17-10-03.

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