Si « l'affaiblissement de la production de logements sociaux n'est pas récent, ce qui est nouveau c'est la réduction de l'ambition politique... » Alors que deux projets de loi (sur l'accession à la propriété de Gilles de Robien et sur les responsabilités locales) et la loi Borloo pour la rénovation urbaine donnent de nouvelles perspectives pour le logement, le rapport 2004 de la Fondation Abbé-Pierre, rendu public le 28 janvier, met une nouvelle fois en cause la responsabilité de l'Etat dans la mise en œuvre du droit au logement (1).
La sonnette d'alarme a déjà été tirée ces derniers mois par les organismes HLM et les associations, et plus récemment par le Conseil économique et social (2) et le Conseil national des villes (voir ce numéro) : la production de logements sociaux ne progresse que de 3 % pour atteindre un peu plus de 57 000 alors que, selon les associations, il en faudrait au moins le double. « La politique en faveur du logement des défavorisés est à l'abandon. » Pour preuve, rappelle la Fondation Abbé- Pierre, la réduction de l'aide à la médiation locative, des aides personnelles au logement et des moyens consacrés à l'allocation de logement temporaire (3). La responsabilité du Fonds de solidarité pour le logement (FSL) devrait être en outre transférée aux départements, alors que son budget a déjà été grevé en 2003. L'ampleur des besoins n'est cependant plus à prouver :entre 1998 et 2001, le nombre de ménages bénéficiaires du FSL a augmenté de 27 %.
« Faute de grand dessein pour la politique du logement, la décentralisation est présentée comme la solution à un certain nombre de ses insuffisances », analyse la Fondation. A tort ?Si les collectivités ont bien intégré les notions de politiques locales de l'habitat, elles n'ont jamais été sensibilisées au droit au logement, pointe- t-elle en tout état de cause. Celui-ci reste de la responsabilité de l'Etat, qui doit être « garant de l'action publique ». La fondation dénonce d'ailleurs « un défaut de pilotage pour les plans départementaux en faveur du logement des personnes défavorisées », en raison d'une absence de politique animée « au niveau central » et « qui repose sur le seul engagement, parfois exemplaire, des responsables de directions départementales de l'équipement ».
Le bilan de la crise du logement est d'année en année toujours plus lourd : en 2002, le nombre de demandeurs de logements sociaux dépassait le million (contre 885 000 en 1996). 40 % des sans-domicile interrogés par l'INSEE en 2001 ont déclaré avoir perdu leur logement au cours de l'année précédente. Selon un sondage Sofres effectué à la demande de la Fondation pour la réalisation de son rapport, 14 % des Français disent avoir, ou avoir déjà eu, des difficultés pour accéder à un logement. Il sont 2 % à affirmer être dans l'attente d'un logement social depuis plus de un an. En outre, les ménages pauvres, pour qui les aides personnelles au logement n'arrivent plus à compenser les augmentations de loyer (+ 80 % en 14 ans), les familles modestes sont également touchées, ainsi que les populations étrangères ou issues de l'immigration.
Allongement des listes de demandeurs de logements sociaux, saturation des structures d'accueil d'urgence, hausse des impayés dans le secteur HLM et des expulsions dans le privé... La dégradation de la situation est ressentie par tous les acteurs de terrain. « L'inquiétude de tous grandit quand ils constatent une véritable accélération de la crise depuis deux ou trois ans », constate la fondation, qui donne, pour la première fois, et pour illustrer cet état, la parole à ceux qu'elle nomme « les fantassins de la République » - des responsables associatifs, travailleurs sociaux et élus, dont une centaine a été interrogée en entretien individuel, en Rhône- Alpes et en Ile-de-France.
Des travailleurs sociaux témoignent ainsi que « la question de l'hébergement et du logement est désormais passée au premier plan pour les assistants sociaux de secteur, avant la question des aides financières. Sur une quinzaine de personnes reçues ce matin, la moitié avait des problèmes de logement importants : hébergement, squat, logement insalubre dans le privé... » Par ailleurs, les diagnostics approfondis révèlent que 80 % des personnes suivies ont des difficultés liées au logement.
Le parc social est d'autant plus engorgé que les parcours résidentiels sont devenus moins fluides : entre 25 et 30 % des demandes proviennent de locataires déjà logés dans le patrimoine social, et qui peinent visiblement à en sortir. « La seule offre que l'on ait vient des constructions neuves, précise le président d'un office HLM du Rhône. On en a peu, et les loyers pratiqués font que les logements neufs sont hors d'atteinte des petites gens. Le logement privé social se réduit. Je me demande où vont les gens qui ont des petits revenus. » Même constat de la part d'un travailleur social de la Seine-Saint-Denis : Alors que « l'office public HLM a reçu 4 800 demandes, il n'y a eu que 200 ou 300 logements qui se sont libérés dans l'année ». En Ile- de-France, les délais d'attente pour les grandes familles peuvent atteindre dix ans, relève la Fondation Abbé-Pierre. Et en bas de la chaîne, le secteur de l'hébergement est lui aussi saturé : « Le 115, c'est 1 800 appels par jour, avec des pointes à 2 500, alors que les capacités théoriquement mobilisables sont équivalentes à 650 places », déplore une association de relogement.
« Il faut que nous nous mettions en colère », exhortait l'abbé Pierre en 1954. Le 1er février 2004, soit 50 ans plus tard, il lancera un nouvel appel, mais il ne sera cette fois plus seul pour donner l'alerte. En témoigne la mobilisation nationale organisée le 2 février par les coordinations de travailleurs sociaux d'Ile-de- France, soutenue par plusieurs associations. « L'abbé Pierre a raison de tirer la sonnette d'alarme. Après des années d'insouciance, la France connaît une situation de très grande crise du logement, et surtout durable », a même déclaré Gilles de Robien le 28 janvier. Un discours convenu qui sera loin de satisfaire les fortes attentes des acteurs de terrain. M. LB.
(1) « L'état du mal-logement en France 2004 » - Fondation Abbé-Pierre pour le logement des défavorisés : 3/5, rue de Romainville - 75019 Paris - Tél. 01 55 56 37 00.
(2) Voir ASH n°2342 du 16-01-04.
(3) Voir ASH n°2340 du 2-01-04.