« Provocateur par son titre, l'ouvrage du psychiatre et psychanalyste Maurice Berger, L'échec de la protection de l'enfance, a le mérite de percer un abcès douloureux. N'est-ce pas là le rôle de la psychanalyse lorsqu'il est bien assumé ? Edifiant par ses démonstrations cliniques, mais douteux dans son argumentation juridique, le propos fait couler l'encre et a, de ce fait, une vertu d'assainissement. Il réintroduit du débat dans un domaine où les savoirs et les savoir-faire souffraient depuis quelques années d'une occlusion de la pensée néfaste à l'évolution des dispositifs et des pratiques professionnelles. En effet, l'ampleur des discours sur l'insécurité ainsi que les soupçons portés sur l'efficacité du travail social ont compromis toute réflexion collective prospective. De ce fait, la prépondérance des mesures de police et de répression ne fait qu'entretenir la confusion qui règne sous les notions de prévention et de parentalité dans le secteur de la protection de l'enfance. Chacun peut, en effet, faire ce qu'il veut avec ces mots-là.
Indéniablement ce titre est troublant. Que la protection de l'enfance soit en “échec”, c'était déjà l'avis explicite de ceux que l'auteur accuse et qui furent les premiers détracteurs du dispositif sous le gouvernement Jospin. C'est au motif de ce constat d'échec que Ségolène Royal a défini ses orientations en s'appuyant sur le rapport Naves-Cathala (3) et sur les revendications d'organismes caritatifs comme ATD quart monde. Ses indications renforçaient les droits et les responsabilités parentales tout en soulignant le primat de la parenté biologique et ce, au détriment de la parenté éducative et des suppléances professionnelles soutenues par les pouvoirs publics. Ensuite, le gouvernement de droite s'est engouffré dans cette même voie en se focalisant sur les symptômes des problèmes sociaux et en s'obstinant sur l'idée de réponse immédiate, tout en refusant de se pencher raisonnablement sur les causes et sur les processus qui mènent à la délinquance juvénile et aux mauvais traitements.
Maurice Berger a-t-il choisi ce titre en ayant conscience qu'il reprenait ce constat critique de ceux qu'il rend en partie responsables de l'échec (Ségolène Royal) pour le retourner contre eux ? Peu importe, puisque le procédé semble opérationnel et que le propos confirme l'impression de nombreux professionnels de la protection de l'enfance. Effectivement, ceux-ci ne se sentaient déjà pas bien à l'aise depuis les premières restrictions budgétaires suivies des vicissitudes de la décentralisation. Ils accusent le coup depuis la fin des années 90, d'autant que les besoins d'aides sociales et éducatives des familles ont augmenté pendant cette longue période de crise de l'emploi. Comment continuer à exercer légitimement les professions d'éducateur ou d'assistante sociale lorsque, d'un côté, le volume de travail augmente de façon irrépressible et que, de l'autre, les supports économiques et politiques pour exercer ce travail font cruellement défaut, voire contredisent les fondements du travail social ? Sur ce point, on se sent proche des positions du psychanalyste.
Le centre du propos de Maurice Berger est la séparation : ce “monstre absolu qui fait perdre tout repère à des milliers de professionnels”. Considérant que le monstre n'est “ni si puissant ni si horrible”, la critique de l'auteur à l'égard des pratiques actuelles est simple : à trop vouloir privilégier le lien familial biologique au motif qu'il serait naturellement bon pour l'enfant, nous manquons à nos devoirs de professionnels et de citoyens en ne protégeant pas cet enfant, c'est-à-dire en ne le mettant pas à l'abri de ses parents “inadéquats” à temps, lorsque c'est nécessaire. De ce fait, et selon lui, les pratiques familialistes à l'excès ont des effets pervers : elles ne font qu'accroître les bancs de la délinquance, de la criminalité et de la psychopathie et ne génèrent, en définitive, aucune économie des dépenses collectives. L'absence d'évaluation globale des résultats de telles orientations ne fait qu'amplifier ce phénomène. En outre, nous dit-il, si cette évaluation était réalisée, le résultat serait sûrement catastrophique, pour peu qu'on prenne la précaution de confier ce travail à un organisme détaché des enjeux politiques et économiques. Soit.
En revanche, ce propos devient nettement contestable lorsqu'il s'agit d'imputer des causes à ce prétendu “échec” de la protection de l'enfance. Là, on peut se demander si Maurice Berger n'est pas victime d'une illusion dans son analyse rétrospective de la loi de 1970 à laquelle il fait porter la principale responsabilité des dérives actuelles. Le chapitre sur l'assistance éducative de la loi de 1970 serait à l'origine de cet “irréversible désastre” qu'est la protection de l'enfance.[...]
En réalité, la mesure d'assistance éducative, instituée en décembre 1958 pour parfaire le dispositif antérieur, a délibérément ciblé la protection sur la personne de l'enfant et ce, en dépit des souhaits de certains protagonistes qui auraient voulu qu'elle concerne la famille dans son ensemble. Que le juge cherche à obtenir l'adhésion des parents est un vœu technique, qui n'entraîne aucune rédhibition à l'exercice de la mesure. Contrairement à ce que pense Maurice Berger, la loi de 1970 n'est pas plus familialiste que celle de 1958. Elle concerne en premier lieu l'exercice de l'autorité parentale et veut en finir avec la vieille notion de “puissance paternelle” en attribuant à la mère un égal exercice de cette autorité. En ce sens seulement, elle peut préfigurer le mouvement actuel de parentalisation. Les enjeux n'étaient d'ailleurs pas les mêmes d'une loi à l'autre. La première consolide et harmonise le dispositif ; la deuxième s'ajuste aux mœurs sans remettre en cause le dispositif, tout en en soulignant l'existence des services de milieu ouvert qui, à leurs débuts, ont pu compenser une pénurie d'établissements dans certaines régions.
En fait, le défaut d'appréhension de l'auteur provient d'une méconnaissance de l'histoire du droit dans ce domaine d'action publique. Evidemment, il y a toujours eu des tensions entre une vision de la société fondée sur le respect de la famille, comme espace privé régenté par son chef, et celle d'une société fondée sur les droits et libertés individuelles garantis par l'Etat. Sur ce point, les assemblées révolutionnaires de 1789 ont beaucoup débattu. La protection de l'enfance comme mission d'Etat est née de ce conflit de conceptions et d'intérêts qui a abouti à la loi de 1889 instituant “la déchéance de la puissance paternelle”. C'est bien “l'intérêt” de l'enfant victime de ses parents “indignes”, disait-on à l'époque, qui était visé par cette sanction civile. Les républicains avaient porté atteinte à la sacro-sainte famille qu'ils voyaient comme le prolongement de l'ordre monarchique. Mais cette loi fut impopulaire, de sorte qu'en 1921, elle fut assouplie par la possibilité de “déchéance partielle”. Puis le décret-loi du 30 octobre 1935 offrit un espace de conciliation aux familles par l'instauration d'une mesure de “surveillance et d'assistance éducative” devant être exercée par les services sociaux. Dans les décennies suivantes, le développement d'une justice qui s'est voulue sociale et éducative à l'égard des mineurs délinquants et en danger a favorisé une protection centrée sur l'enfant, même si, pendant tout le XXe siècle, les mouvements familiaux, entre autres, auraient souhaité avoir gain de cause.
Sans doute faut-il faire une distinction chronologique entre le familialisme (la défense des intérêts familiaux) et le parentalisme. Ce dernier est un néologisme d'invention très récente dû aux mutations des configurations familiales. Les parents sont désormais identifiables par leur lien biologique avec l'enfant. La parentalisation du traitement des enfants en danger ou délinquants trouve son origine dans la prise en compte de cette évolution des mœurs et dans les inquiétudes concernant les dépenses de l'aide sociale. Très progressivement, à partir du rapport Dupont-Fauville en 1973 et surtout du rapport Bianco-Lamy en 1980, avec la montée du droit des usagers, la survalorisation du lien biologique, et le désengagement de l'Etat sur les questions sociales, les parents ont été désignés comme les seuls responsables de l'éducation des enfants, pour le meilleur et pour le pire. De ce fait, est apparue la notion d'intérêt “supérieur” de l'enfant en 1989 dans la Convention internationale des droits de l'enfant afin de signifier que la responsabilité et le droit du parent prime sur l'intervention de l'Etat et des services mandatés. Désormais, il faut dûment prouver la faute commise par le (s) parent (s) pour intervenir au titre de la protection.
Ce retour du familial devenu “parental” nous est arrivé par l'Europe et ses juridictions, venant ainsi défaire certains principes du système français sans qu'une élaboration collective préalable puisse anticiper ce changement par un rappel des enjeux fondamentaux. C'est pourquoi il convient d'être très prudent en manipulant les comparaisons sans connaissance suffisante de l'évolution des systèmes socio-économiques et culturels ainsi que des philosophies juridiques de chaque pays, sinon le risque est grand de faire des raccourcis peu crédibles.
Donc, plutôt que de dénoncer l'assistance éducative comme responsable de la catastrophe actuelle, il vaudrait mieux admettre que les orientations qui ont été prises durant ces vingt dernières années conduisent la protection de l'enfance, en tant que dispositif public outillé de professionnalisme, dans une voie sans issue : l'impasse d'une excessive parentalisation parsemée de dispositifs précaires de prévention, balisée de procédures contradictoires et bordée exclusivement par la pénalisation des déviances. Cela dit, il est toujours possible de ressortir les boussoles et de repérer des chemins qui soient plus propices à une réelle prise en compte de l'enfant et de son intérêt. Encore faut-il que l'assistance éducative soit défendue et correctement toilettée par ceux qui continuent de l'estimer utile, sinon l'échec deviendra pour le coup inévitable. »
Michèle Becquemin Contact : 2, rue Michel-de-Bourges - 75020 Paris - E-mail :
(1) Voir ASH n° 2341 du 9-01-04.
(2) Elle est notamment l'auteur de Protection de l'enfance. L'action de l'association Olga Spitzer, 1923- 2003 - Ed. éres, 2003. Voir ASH n° 2339 du 26-12-03.
(3) Voir ASH n° 2177 du 25-08-00.