Patrick Banneux Président de l'Association prévention spécialisée Nord (APSN)
« Le ministre de l'Intérieur, de la Sécurité intérieure et des Libertés locales prépare depuis mars 2003 un projet de loi sur la prévention de la délinquance dans une relative confidentialité. Il n'est jamais facile de tenter la critique d'un texte dont la rédaction est incertaine, pour autant un avant- projet circule. Une série d'auditions a bien été organisée par le cabinet du ministre mais aucune des instances représentatives d'élus n'a été saisie officiellement sur les orientations de ce texte, pas plus que les réseaux d'acteurs concernés. Les mesures prévues par ces rédacteurs, sans doute inspecteurs généraux de l'administration, quelque peu éloignés du terrain, visent à renforcer les pouvoirs du maire, à instaurer le signalement obligatoire des personnes en difficulté, à développer la vidéosurveillance, à créer des stages d'aide à la parentalité et à mettre en place des plans de sécurité et de prévention dans les établissements scolaires.
Si on peut être surpris de trouver une architecture tricotant des propositions qui intéressent tout à la fois les ministères des Affaires sociales, de la Justice et de l'Education nationale, ce texte est inquiétant par ses silences, son entreprise de disqualification du social, et ce qu'il risque de générer. Mais la loi est devenue un outil de communication, et le ministre de l'Intérieur ne pouvait visiblement, à la veille des élections, rester silencieux face à cette revendication ancienne des maires et à l'inflation du souci de sécurité et de prévention. Avec le redéploiement des effectifs de police et de gendarmerie, se profile une nouvelle territorialisation des politiques de sécurité. Mais le maire aura-t-il demain les moyens d'être celui qui résout les conflits de proximité et qui gère la prévention et la sécurité publique sur son territoire ? Verra-t-on se créer des polices intercommunales, comme le suggèrent certains élus attirés par les modèles étrangers ? A l'évidence, les germes d'une évolution profonde se font jour et l'on peut être frappé du manque de débat et de réflexion qui entoure ces réformes.
La proximité devient la réponse toute faite au besoin de pragmatisme et d'efficacité, elle cache en fait un redéploiement de l'Etat. Les effets de stigmatisation rassurent une opinion hantée par la violence urbaine et irritée par les incivilités alors que cela traduit une profonde érosion de la confiance et du lien social. Sur ce terrain, la vidéosurveillance et les appels à la délation ou au signalement systématique ne feront qu'installer la peur au cœur de la vie sociale.
Si, pour des habitants, notamment de la banlieue, vivre dans l'insécurité c'est ne plus pouvoir faire librement société, habiter, accueillir et échanger sans risques excessifs, on ne peut pour autant se satisfaire d'un modèle où il s'agit de vivre sur un territoire contrôlé socialement, entouré de systèmes de sécurisation, où chacun risque de faillir à sa tâche et de décevoir l'autre.
La sécurité est un droit social. La protection et la sécurité civile des populations requièrent un Etat présent, un Etat de droit civil, un Etat social, un Etat en qui chacun ait confiance. L'actualité récente nous a habitués à un Etat absent, tenté de condamner les boucs émissaires de la crise sociale (mendiants, étrangers, prostituées), proposant une vision pacificatrice face aux “nouvelles classes dangereuses” que constitueraient les jeunes des banlieues. On parle de micro-délinquance et de micro-pénalité, on évoque un prétendu laxisme des familles populaires, on disqualifie l'immense travail de partenariat et de proximité des différentes associations et des multiples acteurs investis dans le social. Oui, les changements en cours portent sur le sens profond des politiques publiques, des pratiques et des représentations qu'elles génèrent.
On peut présupposer que les élus locaux et les administrations locales ont la capacité de répondre de façon pertinente aux différentes formes d'insécurité et de violence qui s'expriment localement. Pour autant, l'expérience récente des diagnostics locaux de sécurité a démontré de réelles difficultés pour nombre de communes et d'intercommunalités à penser et à définir une politique globale, et les lieux d'expression proposés ont souvent été dépourvus de caractère opérationnel, illustrant le manque de méthode dans le dialogue et la concrétisation d'un partenariat. Demain, les maires seront mieux informés par la justice et la police. Mais, au-delà de leur fonction classique de réglementation, d'animation et de coordination des dispositifs, sauront-ils être porteurs d'une réflexion renouvelée, collective et respectueuse de l'éthique des différents professionnels et notamment des travailleurs sociaux ? Le texte inquiète, nie le secret professionnel et le respect des droits des usagers, creuse la distance avec les récents acquis d'un travail social partenaire de l'action publique locale.
Le texte ne parle pas des violences subies par les femmes, de la lutte contre la récidive, des peines de substitution, des actions de prévention des toxicomanies, des innovations sociales menées par la médiation dans les collèges, les transports...
Alors que le rôle central de la famille et de l'école, la perception de l'autorité et des normes, font l'objet d'un travail patient de l'Education nationale et de nombreux autres acteurs, souvent associatifs, nous assistons à une volonté de pénaliser l'absentéisme scolaire et les défaillances éducatives des familles. En ce qui la concerne, la prévention spécialisée - dont la mission globale est d'accompagner de façon attentive et distanciée les jeunes les plus en difficulté et en souffrance, suscitant l'adhésion et la participation de ceux-ci - constate avec effarement la négation de toute posture éducative dans ces conditions. Comment demain les travailleurs sociaux établiront-ils une relation de confiance, de construction dans la durée avec les usagers, dès lors qu'ils seront invités à être les “informateurs” des édiles locaux, les “sous-traitants” d'une stratégie sécuritaire et coercitive ?
Faire circuler l'information, brouiller les repères et les places de chacun n'est en rien producteur d'efficacité et c'est une fausse évidence que de croire qu'une jeunesse en manque d'enthousiasme et de confiance en elle-même et en l'avenir sourira de nouveau à des parents fraîchement diplômés d'un stage de parentalité. Les incompréhensions, comme les conflits sont d'autant plus âpres que l'arène est close et que l'économie libérale devient le seul terrain du projet de chacun.
S'opposer à un texte, aux orientations qu'il traduit, ne signifie pas le refus des évolutions. Elles sont nécessaires dans le travail social et caractérisent même l'histoire récente et les métiers du social. Dans un approfondissement de la déontologie des métiers et des méthodes qui concourent à renouveler la réflexion et les pratiques sur la question de l'insécurité (civile, sociale...), le travail social a sans aucun doute sa contribution à apporter. La concertation est nécessaire, elle n'est pas seulement un effet de mode.
Comme responsable associatif, j'oppose, avec d'autres, poliment mon refus à faire vivre une telle entreprise de contrôle social qui nie les fondements éthiques du travail social et en creuse le tombeau. »
APSN : 112, rue d'Arras - BP 473- 59021 Lille cedex - Tél. 03 20 16 81 40 - E-mail :
« A la question : “l'aggiornamento de la prévention spécialisée aura-t-il lieu ?”, nous sommes tentés d'en retourner une autre : “en quoi doit-il y avoir aggiornamento ?”.
Même si Gilbert Berlioz résume les difficultés rencontrées par la prévention spécialisée, certaines de ses propositions ne nous paraissent pas être adéquates, notamment quand il propose de faire avec les politiques de sécurité sur la base d'une négociation locale contractualisée.
Les assises de Marseille ont effectivement mis au jour les insatisfactions des acteurs de la prévention envers les appareils représentatifs. Cela a donné naissance à des coordinations locales qui cherchent à se réapproprier une pensée sur la prévention. Et c'est bien parce que cette pensée ne se réduit pas simplement au rappel des principes que notre question de départ prend son sens.
Dire que le travail fait dans le cadre de la libre adhésion (ou des autres principes) n'est pas lisible en termes d'efficacité pour les partenaires appelle trois remarques :
Cette affirmation suggère d'adapter les actions pour qu'elles soient visibles et compréhensibles selon le mode de fonctionnement des partenaires, à savoir l'“industrialisation” de leurs relations avec les publics.
Elle met la prévention en position de justifier son efficacité uniquement par des résultats chiffrés et immédiats, ce qui est antinomique avec son action.
Les deux types de fonctionnement sont complémentaires : parce que la prévention spécialisée travaille autrement, avec les principes qui sont les siens, les autres travailleurs sociaux peuvent y trouver des ressources face aux limites de leurs relations avec les publics.
Il ne s'agit donc pas de questionner les principes sous l'angle de vue des autres travailleurs sociaux ou sous l'angle des résultats attendus. La prévention est efficace dans la mesure où ses acteurs donnent un sens à leurs pratiques, lié au fait que ces principes sont des “principes en action” et non de la rhétorique. Dans ce cadre, si leurs contenus doivent être précisés, ce n'est pas par l'Assemblée des départements de France ou d'autres instances politiques, mais par les acteurs de la prévention spécialisée eux-mêmes. Ce faisant, pour reprendre le vocabulaire de Gilbert Berlioz, son “logiciel” devrait permettre une “lecture externe” que pourront s'approprier à la fois les éducateurs dans leur travail quotidien et les autres travailleurs sociaux.
Selon Gilbert Berlioz, les conseils généraux se veulent “producteurs de sens” et de “normalisation”, et la prévention spécialisée apparaît comme un secteur “indépendant” et “non aligné”. Il nous semble inexact de juger la prévention comme telle, aussi simplement, à moins de vouloir lui faire un procès d'intention...
Son “indépendance” et son “non-alignement” caractérisent plutôt, à nos yeux, des conflits de production de sens entre ce que les acteurs de la prévention prétendent soutenir et ce que les élus prétendent imposer. Sinon, en quoi y aurait-il problème, pourquoi y aurait-il tant de résistance ? Pour le simple fait de se proclamer indépendant ? L'affirmer nous paraît très réducteur. Les tensions se jouent autour du décalage entre la commande des politiques sociales et les réalités du social, n'en déplaise à Bernard Heckel.
Une critique importante à formuler concerne davantage la prévention elle-même et ses instances dites “représentatives”, qui privilégient l'action éducative au détriment de l'action sur et avec le milieu. Les acteurs de prévention laissent un vide, et ne nous étonnons pas que ce vide soit rempli par d'autres et que cela aboutisse à des dérives balayant les fondamentaux de notre métier, telles que celle de Chambéry.
En quoi y a-t-il débat aujourd'hui ?
L'objet de la prévention spécialisée, si l'on en croit son nom, est bien, d'une part, d'agir en amont et, d'autre part, d'adapter notamment des projets spécifiques aux difficultés rencontrées par la population. Son indépendance permet justement d'avoir la souplesse nécessaire à cette adaptation. A vouloir poser un carcan trop rigide sur la prévention, les élus risquent de se priver d'une de leurs ressources.
Face à ce constat, certains pourraient demander : “que crée-t-elle aujourd'hui ?”. Nous leur retournerons la question : “que veut-elle créer aujourd'hui ?”.
Le fait de proposer aux éducateurs, comme le fait Gilbert Berlioz, d'entrer dans une grille de lecture sécuritaire est non seulement dangereux pour la viabilité des actions de la prévention, mais va à leur encontre. En élaborant d'autres grilles de lecture, la prévention développera davantage de projets - et elle le fait déjà - car une de ses forces est de faire émerger d'autres possibles : dans le cheminement d'une personne, dans le lien social dans un quartier, dans une perspective plus globale auprès de la population, des travailleurs sociaux et des élus. Alors que Gilbert Berlioz nous propose de surmonter les difficultés “dans l'espace local”, nous affirmons qu'il est nécessaire de lier le local au global car les orientations politiques aux différentes échelles (régionale, nationale, internationale) ne sont pas sans créer des impacts sur le local.
A partir de là, vouloir diriger la prévention spécialisée vers une seule action auprès d'une population ciblée par la logique sécuritaire est une démarche absurde. Nous réaffirmons la validité actuelle de la notion d'“action dans le milieu”, où la promotion des groupes et la logique de projet s'inscrivent pleinement.
Revenons par ailleurs sur certaines images proposées par Gilbert Berlioz. La prévention spécialisée se poserait comme une “exception culturelle”. Cette image est assez floue. Si l'on se place du point de vue de l'histoire, alors oui, elle a dû s'affirmer comme une exception culturelle professionnelle pour exister et se faire reconnaître. Si l'on considère ses réticences actuelles vis-à-vis des institutions politiques ou de ses partenaires, alors ces propos sont inexacts. La prévention affirme des spécificités qui participent de sa définition et ouvrent la voie à une action différente des autres. Elle les proclame d'autant plus qu'elle subit des pressions et des tentatives d'instrumentalisation, illustrées par exemple par la déclaration de l'Assemblée des départements de France - malgré tout le bien qu'en pense Bernard Heckel -, et bientôt par le projet de loi Sarkozy.
Entre la “vinaigrette électorale” et le “ketchup libéral”, il s'agit d'une seule et même sauce particulièrement indigeste que certains voudraient faire avaler aux éducateurs. Rappelons une phrase juste de Saül Karsz : “la prévention spécialisée vise à restaurer, non pas le lien social en général, mais un lien social à visée démocratique”. Le sens du mot “démocratie” est certainement une seconde source de désaccord et de tension entre certains élus et les acteurs de la prévention spécialisée.
Parler de “doctrine” de la prévention laisse entendre un enfermement dans une pensée unique, une logique immuable. Ce terme justifierait l'attitude “soupçonneuse” de nos partenaires !Il est plus exact de reconnaître son évolution et de comprendre ses finalités. Par ailleurs, dire que la prévention “remet sur le droit chemin” réactualise la critique formulée dans les années 70 selon laquelle les éducateurs étaient des opérateurs de l'Etat social et ne remettaient en rien en question les inégalités que cet Etat générait. Les éducateurs d'aujourd'hui se veulent-ils les opérateurs de l'Etat libéral ?
Si la prévention spécialisée doit faire “confiance à ce qui advient”, nous ne devons pas oublier que la confiance est un processus. Alors, ouvrons le débat et créons d'autres possibles! »
C/o Jacky Dumoulin : 8, rue Dumortier - 59152 Chereng - E-mail :
(1) Voir ASH n° 2336 du 5-12-03 et ce numéro.
(2) Voir ASH n° 2334 du 21-11-03 et n° 2337 du 12-12-03.