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Le travail social à l'épreuve du droit ?

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Droits des familles, droits de l'enfant, droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations, droits des usagers d'institutions sociales et médico-sociales... A mesure que se précisent les prérogatives des bénéficiaires du travail social et éducatif, le champ de la relation d'aide se trouve davantage placé sous le regard du droit. A l'épreuve de celui-ci, les intervenants sociaux sont amenés à questionner certaines de leurs pratiques, comme en témoignent les intervenants d'un colloque récent (1) à Ecully (Rhône).

«  Quand j'ai suivi ma formation initiale d'assistant de service social, dans les années 80, explique Roland Janvier, directeur général de la Sauvegarde de l'enfant à l'adulte d'Ille-et-Vilaine, la méconnaissance du droit par les travailleurs sociaux était flagrante : l'éducateur était un technicien de la relation dont la référence à la loi restait des plus aléatoires - quand celle-ci ne lui inspirait pas un rejet parfois primaire. L'irruption du droit dans les pratiques d'action sociale s'est donc jouée sur un terrain d'abord marqué par l'incompétence et par une réelle distance culturelle. » La montée en puissance des droits « subjectifs » de catégories d'individus s'est faite ensuite à un rythme accéléré, cependant que la place du juge devenait centrale dans l'arbitrage des conflits sociaux ou de valeurs, explique Denis Salas, maître de conférence à l'Ecole nationale de la magistrature. « La norme ne procède plus d'en haut, de la loi, mais des justiciables qui viennent demander au juge de dire la loi à travers ses modalités particulières », précise le magistrat, faisant observer qu'il s'agit là d'un bouleversement important de l'équilibre juridique.

Alors que chacun revendique le droit qui relève de sa place, le risque est grand de voir l'Etat de droit se transformer en un « Etat de chicane », selon la formule de Paul Bouchet. Trop de droits tueraient-ils le droit ? Tel est l'avis du conseiller d'Etat honoraire. Un sentiment partagé par Roland Janvier, qui dénonce un rapport au droit qui tend à se construire sur un mode consumériste : « Le droit, la loi, intéressent pour ce qu'ils peuvent rapporter en termes d'avantages individuels. » Le principal travers de cette utilisation du droit, si l'on se réfère aux personnes en difficulté, est, selon lui, de contribuer à leur isolement. « Je pense, par exemple, à ce couple de parents d'un enfant handicapé qui multiplie les recours contre les décisions de la commission départementale de l'éducation spéciale et porte l'accusation contre les établissements et services incapables de prendre en charge correctement sa fille. Cette attitude a pour effet immédiat de l'isoler un peu plus dans sa souffrance »

A laisser la loi envahir tout l'espace des rapports sociaux, l'écueil serait d'enfermer chacun dans sa logique, en entretenant des méfiances réciproques qui sont autant d'obstacles à la rencontre et à l'élaboration de projets communs. « Cette judiciarisation menace grandement les institutions du travail social », met en garde Roland Janvier. En particulier, une approche étriquée de la loi rénovant l'action sociale et médico-sociale peut laisser penser que « tout se réglera entre professionnels et usagers par des procédures qui, à défaut de rester éducatives, deviendront de plus en plus judiciaires ». Ainsi, quand une famille fait appel de la moindre décision du juge des enfants, les intervenants passent leur temps dans des démarches procédurières (rédaction de rapports, audiences) au lieu de travailler avec les parents sur l'évolution de leur enfant.

Refusant de voir le droit réduit à « une simple normalisation de relations, destinée à défendre des prés carrés personnels », le directeur de la Sauvegarde d'Ille-et- Vilaine défend un rapport social et politique au droit, fondé sur la promotion des libertés collectives. A ce titre, la loi du 2 janvier 2002 lui semble présenter des opportunités à saisir pour éviter le repli individualiste et encourager la citoyenneté des usagers. Par exemple, en utilisant le conseil de la vie sociale comme un véritable lieu de débat démocratique sur les enjeux et le sens des actions, et en faisant des règlements de fonctionnement le cadre de définition d'ambitieux projets de vie collective.

Un rempart  contre l'excès de pouvoir

Restaurer l'autre dans sa citoyenneté et ses droits : tel est bien l'objectif du travail social, souligne Stéphane Ambry, avocat au barreau de Bordeaux. Et de déclarer sans ambages aux professionnels réunis à Ecully : « Tant que vous n'êtes pas arrivés jusque-là, vous faites dans le social comme on fait dans les petits pois ou la carrosserie, mais vous n'êtes certainement pas, pour moi, des travailleurs sociaux » Il ne faut pas oublier que le travail social se réfère toujours à la loi :  « C'est elle qui vous missionne- et ne vous “mandate” pas - pour intervenir auprès des citoyens dans des actions sociales, c'est elle qui légitime votre existence et votre présence aux côtés de l'autre et non le mieux que vous lui apportez par votre soutien et par des prestations sociales » Et si l'autre, précisément, veut rester dans la marginalité, s'il ne souhaite pas revenir dans le cadre social qui lui est proposé pour bénéficier de telle ou telle aide, c'est sa liberté la plus stricte. Autrement - et plus prosaïquement - dit : « Les Français ont le droit de dire m... à l'administration par rapport aux prestations qu'elle leur procure. Ils ont le droit de préférer garder leur vie privée par devers eux, plutôt que de la vendre aux travailleurs sociaux pour 50  par mois. » Exercer la fonction de travailleur social dans une démocratie signifie donc qu'on n'a pas le droit de vouloir le bien d'autrui malgré lui. Seul ce respect de l'autre peut éviter de dériver vers l'excès de pouvoir sur qui se trouve, par définition, dans une situation excessivement précaire.

A cet égard, il reste beaucoup de chemin à faire dans le domaine de la protection de l'enfance, précise le fondateur du Centre de recherche, d'information et de consultation sur les droits de l'enfant. En effet, « il y a des services éducatifs qui ont, encore aujourd'hui, les mêmes croyances, en matière de travail social, qu'au siècle dernier, par exemple en ce qui concerne le caractère pathogène de la famille d'un enfant que le juge les charge de placer. En outre, ils ne sont pas tous sortis de la religion du secret, évidemment toujours cultivé “pour le bien de l'autre” », commente Stéphane Ambry. C'est la raison pour laquelle l'avocat estime qu'en donnant aux familles et aux mineurs l'accès direct à leur dossier judiciaire, le décret du 15 mars 2002 qui réforme la procédure d'assistance éducative en accordant une plus large place au contradictoire (2) devrait tout à la fois aider les travailleurs sociaux à mieux respecter les droits des citoyens et leur faciliter l'acceptation de ce qui est, malgré tout, une intrusion dans leur vie privée.

Bien sûr, le contradictoire implique que les travailleurs sociaux acceptent la contradiction. Pour autant, quand ils disent que maintenant le « juridisme » va prendre le pas sur l'éducatif et qu'ils n'auront plus le temps de travailler avec les enfants et les familles, l'avocat ne juge pas la critique tout à fait fondée. « Qu'un éducateur rédige un rapport éducatif, n'est-ce pas là son métier ?Lui demander de faire le point sur son action tous les six mois, est-ce trop exiger ? Vérifier que les objectifs qu'il s'était donnés sont atteints, est-ce une tyrannie ? » Tous les professionnels compétents expliquent qu'ils travaillent comme cela, précise Stéphane Ambry. Alors, où est la charge supplémentaire ?  « Elle est vraisemblablement, pour les services, dans une présence beaucoup plus active aux audiences du juge des enfants. Mais dans l'action éducative elle-même, je ne vois rien de nouveau par rapport à ce que j'ai connu de meilleur dans les pratiques des travailleurs sociaux », souligne-t-il.

Jugeant que le véritable problème est le manque de moyens dont dispose la justice des mineurs pour garantir effectivement aux personnes l'exercice du droit fondamental qu'exprime le principe du contradictoire, l'avocat défend que l'introduction de ce dernier dans le débat judiciaire « nous invite tous à être meilleurs »  : chacun sera amené à dire sur quoi il fonde ce qu'il avance, c'est-à-dire à substituer le raisonnable à l'affectif.

« Un juge des enfants est là pour juger, c'est-à-dire pour prendre une décision très lourde. Aussi est-il essentiel d'être informé d'une situation à partir d'une discussion où tout est porté à la connaissance de l'autre afin qu'il puisse répondre. Il n'est pas question qu'un éducateur vienne vous dire qu'il n'a pas pu tout mettre dans le rapport parce que... », commente Christine Ruelland, juge des enfants à Lyon. Expliquant qu'elle refusait déjà ce type d'aparté avant la réforme de 2002, la magistrate constate que la loi, essentielle au plan des principes, n'a pas eu d'importantes conséquences pratiques : en poste à Lyon depuis huit mois, elle n'a eu à autoriser que trois communications de dossier, car les familles demandent rarement à voir un écrit dont elles connaissent le contenu avant l'audience. « De nombreux travailleurs sociaux avaient déjà l'habitude de dire aux familles ce qui figurait dans les rapports », confirme Brigitte Cazanave, conseillère à la cour d'appel de Lyon. Aussi a-t-elle du mal à s'expliquer les réactions de peur qu'elle constate tant du côté des travailleurs sociaux que des magistrats. Et elle relativise la portée d'une réforme ne constituant   « qu'un tout petit pas » face à la méconnaissance générale qu'ont les familles de leurs droits. « Dès le départ, les dés sont pipés, insiste la conseillère. Ces familles très défavorisées à qui nous demandons leur avis, leur accord, leur adhésion, ne sont pas en position d'égalité avec nous. »

Ce n'est pas une situation normale, pour des citoyens, d'être sous protection judiciaire, pas plus pour les enfants que pour les parents, conclut Stéphane Ambry. Aussi faut-il à tout prix croire qu'on peut sortir de la situation de danger et y travailler avec les intéressés. « Même si ce n'est pas facile, quand on a été estampillé “dangereux”, de faire reconnaître, dans un rapport éducatif, qu'on ne l'est plus »... Protéger et promouvoir « l'égale dignité » de tout être humain : tel est le fondement éthique du droit, affirme Paul Bouchet. Le droit n'est qu'un moyen, en aucun cas une finalité. Aussi l'ancien président de l'association ATD quart monde invite-t-il les acteurs sociaux et judiciaires à ne jamais perdre de vue que les citoyens les plus pauvres sont « des sujets de droit, pas des assujettis ».

Caroline Helfter

Notes

(1)  Intitulé « le travail social et éducatif à l'épreuve du droit, le droit à l'épreuve du travail social et éducatif » et organisé le 14 novembre par l'institut Saint-Laurent et la Revue d'action juridique et sociale : 16, passage Gatbois - 75012 Paris - Tél. 01 40 37 40 08.

(2)  Voir ASH n° 2274 du 30-08-02 et n° 2303 du 21-03-03.

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