Le tribunal de Bordeaux a condamné en mai 2003 une prostituée originaire du Kosovo à deux mois de prison ferme pour « racolage public » et « séjour irrégulier ». Une peine confirmée par la cour d'appel qui a ainsi appliqué pour la première fois la loi du 18 mars 2003 sur la sécurité intérieure (1). Paradoxalement, c'est aussi dans cette ville qu'un lieu d'accueil de jour pour personnes prostituées a été inauguré le 17 juillet dernier (2). Créé par l'association Information, prévention, proximité, orientation (IPPO) et ouvert depuis décembre 2002, il assure la prise en charge médico-sociale de ces publics ainsi que leur insertion sociale.
L'action de rue qu'elle a menée pendant un an à Bordeaux sur les lieux de prostitution a convaincu l'équipe de l'association de la nécessité de créer une structure d'accueil de jour afin d'apporter des réponses adaptées aux difficultés de ces publics. « En allant sur le terrain, nous nous sommes rendu compte de l'ampleur du phénomène et des carences dans la prise en charge », explique Naïma Charai, la directrice.
Depuis l'arrêt de l'activité du Service prévention réadaptation sociale (SPRS) de la direction départementale des affaires sanitaires et sociales (DDASS), il n'y avait plus à Bordeaux de structure menant une action globale d'accompagnement auprès de l'ensemble des personnes prostituées : hommes, femmes, transsexuels. Certes, des associations interviennent sur la communauté urbaine de Bordeaux, mais de façon ciblée. Médecins du Monde et le Comité d'étude et d'information sur les drogues (CEID) se consacrent à la réduction des risques infectieux, Aides Aquitaine à la prévention du VIH, le Mouvement du Nid et le Cri à l'insertion professionnelle de ces publics.
L'intérêt du projet est d'être à la fois spécifique, c'est-à-dire adapté à la population prostituée, et global au sens où il propose un accompagnement prenant en compte la diversité des situations. En outre, il repose sur un réseau important de partenaires : la DDASS, la mairie de Bordeaux, la délégation régionale aux droits des femmes et à l'égalité, le conseil général et des associations (3).
Objectifs ? Faciliter l'accès à la prévention des risques infectieux, aux dispositifs de soins et aux droits fondamentaux par un travail d'information, d'orientation et d'accompagnement. Par ailleurs, l' « antenne mobile » réalise un travail de proximité, en se rendant sur les lieux de prostitution uniquement de nuit. Il s'agit de créer du lien social, de donner du matériel de prévention (préservatifs, gels, plaquettes d'information sur les modes de transmission du VIH, des hépatites et des MST), d'apporter des réponses aux demandes médico-sociales et d'orienter les personnes qui le veulent vers la structure d'accueil de jour.
Située au rez-de-chaussée d'une maison bourgeoise bordant une petite place calme non loin du centre de la ville, celle-ci propose un espace convivial où les principes de l'anonymat, de la gratuité et de la confidentialité sont strictement respectés. Elle commence à être connue par les personnes prostituées et plus d'une dizaine d'entre elles y passent régulièrement. Une juriste, un médecin, une psychologue et un travailleur social y assurent des permanences. Au total, l'équipe est constituée de cinq salariés - tous professionnels du droit et de l'action sanitaire et sociale -et d'un peu moins d'une dizaine de bénévoles.
Selon une première estimation pour l'année 2003, 253 personnes ont eu un premier contact dans la rue avec un membre de l'équipe. A l'accueil de jour, 131 personnes ont été reçues. L'équipe a effectué :
393 consultations sociales où il était question de soutien psychologique, de suivi administratif, d'inscription à des cours de français, de recherche d'un hébergement et d'aide alimentaire ;
165 accompagnements physiques (consultation gynécologique, hospitalisation, consultation dentaire, dépôt de plainte, dépistage...) ;
14 orientations téléphoniques ;
166 consultations médicales ;
44 consultations juridiques (depuis le 1er mars 2003).
« Femmes, hommes, transsexuels, travestis en situation régulière ou non, parlant peu ou pas du tout le français, originaires d'Afrique, du Maghreb, d'Europe centrale ou balkanique. Il n'y a pas une mais des situations de prostitution. Chacune d'entre elles nécessite une adaptation de notre part et une prise en charge particulière, selon les besoins et la demande exprimée », affirme Naïma Charai.
D'après les chiffres dont disposent la mairie et la police, il y aurait entre 300 et 400 personnes prostituées à Bordeaux, dont 60 % d'origine étrangère. Mais sans doute ce nombre est-il plus important, étant donné la difficulté d'un tel recensement.
Les femmes issues de l'ex-bloc soviétique, raconte Naïma Charai, sont parfois venues par l'intermédiaire de petites annonces « bidons » pour baby- sitters, serveuses ou mannequins. Certaines savaient ce qui les attendait mais elles étaient fermement décidées à fuir la misère de leur pays. D'autres ont été enlevées et amenées de force sans réelle possibilité d'échapper au réseau de proxénètes. Implantées depuis plus longtemps sur la ville, les prostituées africaines ont leurs propres filières. Quant aux hommes, ils viennent le plus souvent du Maghreb.
Les questions de santé sont prioritaires. Viennent ensuite les problèmes de titres de séjour et de demande d'asile. « Il m'arrive souvent d'accompagner des jeunes femmes dans leurs démarches administratives, car même si elles parlent correctement le français, elles se font très souvent rabrouer », explique Céline Bru, juriste à IPPO. Pour l'accès aux droits aussi, un accompagnement est souvent nécessaire, pour remplir les formulaires de demande de revenu minimum d'insertion, de couverture maladie universelle ou d'aide médicale d'Etat. Les personnes prostituées ignorent leurs droits ou redoutent tout simplement d'entreprendre les démarches et de dévoiler leur activité. Comme cette femme d'une cinquantaine d'années venue pour un problème de santé : sans papiers depuis une quinzaine d'années, elle n'osait les refaire, « simplement par peur de devoir faire face à l'administration ».
Certaines missions mobilisent parfois l'attention et l'énergie de l'équipe pendant plusieurs jours :ce sont les demandes d' « accueil sécurisant » des personnes qui décident de quitter le monde de la prostitution ou de celles menacées par des réseaux mafieux étrangers (voir encadré ci-dessous).
Les menaces que font peser les proxénètes sont terribles. Et l'équipe doit faire preuve d'une grande prudence. « Notre objectif est d'abord d'éloigner la femme en danger et de la cacher dans un endroit sûr en attendant de lui trouver une place sécurisée en CHRS », raconte Naïma Charai. En un an, six jeunes femmes à Bordeaux ont pu être logées dans un CHRS. Mais « c'est très insuffisant », juge-t-elle. « Il n'y a qu'une quarantaine de places en milieu protégé pour toute la France alors qu'il nous en faudrait une centaine. »
Néanmoins, l'action de l'association est limitée par le flou qui entoure la situation administrative des personnes prostituées. « Si on veut parler insertion, on ne peut pas faire l'économie d'une réflexion sur l'accès aux droits de ces personnes », estime Naïma Charai . « L'ambiguïté de leur statut, qui résulte du glissement du statut de victime vers celui de délinquant à la suite de la loi sur la sécurité intérieure, nous limite fortement dans nos actions. La loi donne aux victimes le droit à une protection, mais elle condamne les délinquants. » Autre difficulté :la législation prévoit qu'un titre de séjour sera accordé à une personne prostituée en séjour illégal à condition qu'elle porte plainte contre son proxénète et dévoile son identité. « C'est méconnaître le danger qu'encourent ces femmes si elles dénoncent les filières ! », s'insurge Naïma Charai.
Céline Bru se heurte elle aussi dans son travail quotidien à de nombreuses impasses. « A l'occasion d'une demande d'asile, on demande en même temps une autorisation de travail, raconte-t-elle. Mais comme la plupart du temps cette dernière est refusée, la personne est obligée de travailler au noir. » D'où le maintien de ces personnes dans la clandestinité, ce qui rend d'autant plus difficile la relation d'aide.
Elisabeth Kulakowska
Dans le cadre d'un appel à projets intitulé « lutte contre la prostitution » lancé en juillet 2001 par la direction générale de l'action sociale (DGAS), le service de prévention et de réadaptation de l'association Accompagnement-Lieux d'accueil-Carrefour éducatif et social (ALC) à Nice a créé le dispositif « Accueil sécurisant » (Ac. Sé) (4) . Il offre aux personnes prostituées en danger une place dans des lieux d'accueil (CHRS notamment) pour fuir les milieux d'exploitation (réseaux de traite des êtres humains, proxénètes...). La protection des personnes est fondée sur l'éloignement géographique et la confidentialité concernant la localisation du lieu d'accueil. Le dispositif permet ainsi la mise en réseau des services prenant en charge les personnes prostituées et les structures d'accueil. « Nous ne fonctionnons pas dans l'urgence immédiate. Il faut qu'un travail préalable ait été engagé avec la personne pour qu'elle puisse décider librement et en connaissance de cause d'accepter ou non la proposition d'accueil que nous lui faisons. La victime ne doit pas être déresponsabilisée », explique Philippe Thelen, coordinateur du dispositif. Actuellement, celui-ci s'appuie sur un réseau de 35 CHRS, chacun pouvant accueillir une ou deux personnes. « Ce qui reste insuffisant pour faire face aux besoins, particulièrement lors du démantèlement de réseaux qui entraîne des demandes d'accueil simultanées », déplore Philippe Thelen. A Bordeaux, la prostitution liée aux réseaux de traite étant très importante, le dispositif travaille régulièrement avec l'association Information, prévention, proximité, orientation (IPPO). Le projet, financé par la DGAS, vient d'obtenir une subvention de la Ville de Paris. Depuis son lancement en février 2002,55 personnes prostituées ont été accueillies dans des lieux d'hébergement dont 12 dans le cadre d'un retour au pays.
(1) Voir ASH n° 2303 du 21-03-03.
(2) Association IPPO : 4, place Sainte-Eulalie - 33000 Bordeaux - Tél. 05 56 92 25 37 - Permanences : du lundi au jeudi, de 14 heures à 18 heures, le vendredi de 14 heures à 17 heures, les mercredi et jeudi de 9 h 30 à 12 h 30.
(3) L'association IPPO a reçu pour le financement de la structure d'accueil de jour et de l'antenne mobile de nuit 157 000 € pour l'année 2003. La DDASS a participé à hauteur de 40 %, la mairie de Bordeaux 10 %, le programme européen Feder a promis 20 000 €. Le conseil général, la délégation régionale aux droits des femmes et à l'égalité et l'association Ensemble contre le sida devraient également contribuer au financement pour l'activité menée en 2003 .
(4) Coordination du dispositif Ac. Sé : 06 64 39 34 74.