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Front de refus face au devoir de signalement

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Comment éviter, dans le contexte sécuritaire actuel, que la prévention spécialisée ne soit détournée de ses principes initiaux ? Cette question est loin d'être théorique, si l'on en croit l'exemple du protocole d'accord liant le service de prévention spécialisée de Savoie et la police.

L'abcès, qui avait mûri en toute discrétion, a fini par crever en faisant beaucoup de bruit. L' « affaire » du protocole liant l'Association départementale savoyarde de sauvegarde de l'enfance et de l'adolescence (ADSSEA) (1), le conseil général et les forces de l'ordre est venue raviver les questions qui taraudent depuis longtemps déjà les professionnels de la prévention spécialisée : quelle place face à la commande publique ? Comment éviter que la « prév' » ne fasse le jeu du tout-sécuritaire ?

L'éthique mise à l'épreuve

Depuis un an, la police et la préfecture sollicitaient le service de prévention spécialisée de l'ADSSEA dans l'idée d'instaurer une collaboration directe. Devant la réticence du directeur de l'époque, le conseil général a finalement proposé d'élaborer un document censé permettre une «  sortie de crise  ». « Il s'agissait de mettre au clair les missions de l'association, de rendre plus lisible l'action de la prévention spécialisée qui est une compétence du département », argumente Jean Bollon, vice-président (UDF) du conseil général de Savoie délégué à l'éducation, au sport et à la jeunesse. Tout en assurant que « le but n'était pas de faire des éducateurs des indic', mais de faire en sorte que chacun profite des informations de l'autre ».

Le 21 novembre, l'ADSSEA signe donc avec le département de Savoie, la police, la gendarmerie nationale, le préfet et le procureur, un document dont l'objectif est de «  mettre en œuvre une action concertée entre les services de la police et le service de prévention spécialisée de l'association, dans le respect des missions de chacun ». Il instaure une « coordination des actions éducatives et policières » et prévoit des « contacts directs entre les éducateurs et les policiers ou les gendarmes sur le terrain ». Le ton est donné, même si la rédaction du texte est prudente. Le procureur de la République a d'ailleurs fait corriger la mouture initiale, qui prévoyait que les faits repérés par les éducateurs soient directement signalés à la police ou à la gendarmerie. Selon la version finale, les équipes de prévention spécialisée devront, dès lors qu'elles auront connaissance de faits constitutifs d'une infraction ou d'une « tentative d'infraction pénale ou de situations susceptibles de représenter un danger pour un mineur ou pour son entourage », en informer leur hiérarchie, qui saisira le procureur. Réciproquement, les responsables de la police et de la gendarmerie devront alerter le service de prévention spécialisée de « situations dangereuses pour le mineur ou pour son entourage », afin que les « mesures appropriées » soient prises.

Le texte, sans surprise, provoque une levée de boucliers des éducateurs. La section syndicale SUD de l'association estime que « cette idée est inconciliable avec les principes juridiquement fixés par l'arrêté de 1972 »,  rappelant que ce texte fondateur impose une intervention dans «  le milieu naturel des jeunes sans mandat sur les individus, avec la libre adhésion des jeunes et de leurs familles et dans l'anonymat de ceux-ci ». Un collectif de salariés pointe également le risque d'une « mise hors jeu » de la prévention spécialisée : « Comment imaginer qu'un jeune en difficulté ou en risque de délinquance parle ou se confie à un éducateur sachant que celui-ci peut en référer à la police ? », s'interroge-t-il.

Le 28 novembre, les éducateurs de l'association font circuler une pétition demandant l'abrogation du protocole. En attendant, ils déclarent qu'ils ne l'appliqueront pas. Trop dangereux pour les jeunes concernés, même si le texte incriminé ne stipule pas qu'il s'agira de divulguer des informations nominatives : « L'anonymat ne veut pas dire grand-chose quand on mène une action auprès d'une centaine de jeunes, dont une dizaine pour des motifs importants », explique Christophe Milot, syndiqué à SUD et l'un des éducateurs œuvrant dans la vallée de la Maurienne. Trop périlleux aussi pour l'avenir de la prévention spécialisée : « Pourquoi signer un protocole avec la police, alors qu'il faudrait renforcer la collaboration avec les foyers de jeunes travailleurs, la fédération des centres sociaux, la culture ? »

Le directeur du service de prévention spécialisée, Patrice Bonnefoy, ne cache pas sa réserve : «  La question de départ - quelle est la contribution de la prévention spécialisée à la sécurité ? - aurait été justifiée, affirme-t-il. Mais on ne peut réduire la prévention spécialisée à cette fonction. De plus, ôter à cette mission sa dimension non institutionnelle reviendrait à se priver d'un outil que l'on sait efficace. La réponse aurait pu prendre d'autres formes, comme mieux faire comprendre l'utilité de notre intervention éducative, un registre qui nous est propre. »

Pris entre deux feux - commande publique et revendications de ses éducateurs -,  François Auboin, directeur de l'ADSSEA, se garde de faire a priori une lecture politique du protocole : « Demander des comptes est légitime alors que la loi du 2 janvier 2002 lie les évaluations et les habilitations. En outre, travailler dans le même sens ne veut pas dire travailler ensemble », fait-il valoir, estimant que le protocole ne fait que formaliser les liens existant (au niveau d'instances) entre police, justice et prévention spécialisée.

Mais de quelles relations parle-t-on justement ? Les contrats locaux de sécurité (CLS) peuvent faire figurer la prévention auprès des jeunes dans leurs objectifs, ce qui implique des contacts entre les services éducatifs et les autres partenaires, relations qui peuvent par ailleurs être informelles. Les conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD), créés en juillet 2002 et présidés par les maires, ont par ailleurs la charge de fixer des « objectifs coordonnés  » en matière de prévention de la délinquance. « Il est important que les associations de prévention spécialisée prennent leur place dans ces partenariats pour dire quelque chose de la parole éducative, commente Bernard Heckel, délégué général du Comité national de liaison des associations de prévention spécialisée (CNLAPS). Mais il s'agissait jusqu'ici de contribuer à un diagnostic, et non pas de fournir des informations. » Le groupe de travail inter-institutionnel chargé depuis 2001 de plancher sur de nouvelles orientations du secteur (2), dont les conclusions devraient bientôt être rendues publiques, prend clairement position sur le sujet  (voir encadré).

« La prévention spécialisée se distingue des autres actions éducatives car elle se construit dans la durée, sur la reprise de liens dans un environnement global. Si cette perception est envahie par une préoccupation d'ordre public et de transmission de données, elle perd sa pertinence », précise Bernard Monnier, animateur de la commission « Etats des lieux et partenariats » du Conseil technique des clubs et équipes de prévention spécialisée (CTPS). Cette instance consultative, qui émettait il y a trois ans des recommandations sur la gestion de l'information dans un rapport intitulé Prévention spécialisée, pratiques éducatives et politiques de sécurité, travaille actuellement sur le thème « pratiques éducatives et politiques territoriales ». La question, sur le terrain, prend en effet de l'ampleur. Car si les réseaux professionnels n'ont pas eu vent d'autres protocoles de cette nature, certaines chartes méthodologiques pour la mise en œuvre des CLSPD les inquiètent, dans le sens où elles répondraient peu ou prou aux mêmes attentes. «  Dans des instances transversales, dites à visée éducative, constate également Bernard Monnier , on assiste à une dérive influencée par la préoccupation sécuritaire, avec une espèce de fascination pour la plus-value que pourrait apporter l'information.  »

Pour les professionnels, cette initiative locale préfigure ce que pourrait bien donner l'application du projet de loi sur la prévention de la délinquance, que Nicolas Sarkozy est en train de préparer. Selon les informations qui circulent dans le secteur, ce nouveau texte législatif confierait la politique de prévention de la délinquance aux maires ou aux établissements publics de coopération intercommunale, reprenant ainsi une revendication de l'Association des maires des grandes villes de France (3). Les professionnels du champ social et de l'action éducative seraient quant à eux soumis à un devoir d'information auprès du maire. En guise de contre- feux à la question essentielle du secret professionnel (auquel sont soumis tous les professionnels de la protection de l'enfance, selon l'article L. 221-6 du code de l'action sociale et des familles), le projet établirait une interdiction pour l'élu, sous peine de sanctions pénales, de communiquer à des tiers ces informations.

Dans une lettre du 17 novembre, le CNLAPS alerte ses adhérents sur le contenu de ce projet de loi, qu'il juge «  en contradiction avec les principes d'intervention de la prévention spécialisée ». Pour l'instance, cette concentration de compétences à l'échelon communal risquerait d'instrumentaliser les associations et d'aboutir à une inégalité d'accès aux droits, du fait de la diversité des politiques municipales. Le CNLAPS craint en outre que le «  secret partagé  » avec les élus locaux réduise à néant les relations de confiance avec les jeunes, sans lesquelles la prévention spécialisée ne peut exister. Egalement dénoncé : l'amalgame entre prévention spécialisée et prévention de la délinquance. «  C'est au titre notamment de la prévention spécialisée et de l'aide sociale à l'enfance qu'il s'agit d'expliciter la compétence des conseils généraux en matière de prévention de la délinquance, soutient le CNLAPS. La différenciation entre leurs missions et leurs finalités est indispensable. C'est à cette condition que leurs complémentarités peuvent jouer.  » La coordination nationale des salariés de prévention spécialisée, quant à elle, ne redoute pas seulement une «  mise à mort  » du métier : « Il y a fort à parier que la notion de protection de l'enfance  (qui n'apparaît pas dans le projet de loi), soit condamnée à disparaître »

L'Assemblée des départements de France (ADF), qui tient à affirmer son rôle de chef de file dans le domaine, devrait amender le texte une fois qu'elle en aura été saisie officiellement. Lors des assises de Marseille en octobre 2002, elle présentait un «  cadre de référence départemental » dans lequel elle reconnaissait les principes fondamentaux de la prévention spécialisée, tout en incitant à la mise en place de partenariats (4). Un «  cadre référentiel des protocoles d'accord  » avec les associations devraient bientôt fixer les bonnes pratiques en la matière. «  Nous ne sommes pas contre le partage d'informations, mais sous réserve de certaines modalités qui ne doivent pas déposséder le travailleur social de son secret. On pourra toujours déplacer le curseur, il y a des limites éthiques qu'on ne peut pas transgresser », explique Jean-Michel Rapinat, chef du service développement social à l'ADF.

Reste que si des compromis peuvent toujours être trouvés entre partenaires institutionnels, sur le terrain, les éducateurs ne semblent pas prêts à lâcher quoi que ce soit de leurs valeurs et de leur autonomie.

Maryannick Le Bris

CONCILIER DÉONTOLOGIE ET COMMUNICATION

Avant de rendre public son rapport définitif sur les nouvelles orientations à donner au secteur, le groupe de travail inter-institutionnel sur la prévention spécialisée, composé de l'Etat, du Comité national de liaison des associations de prévention spécialisée, du Conseil technique des clubs et équipes de prévention spécialisée, de l'Assemblée des départements de France, de l'Association des maires de France et de l'Union nationale des associations de sauvegarde de l'enfance et de l'adolescence, diffuse une note sur le thème « déontologie et gestion de la communication des informations dans la mise en œuvre des pratiques de prévention spécialisée ». Celle-ci rappelle que la notion de « secret partagé » n'a aucune existence juridique et ne peut donc être prévue dans les relations inter-partenariales. Le groupe estime que la transmission à un tiers d'informations concernant un jeune ne peut s'envisager qu'avec son accord et après lui avoir expliqué « comment cette transmission s'inscrit dans une problématique éducative ». Il ne peut selon lui être exigé d'un éducateur de donner des informations nominatives, sous réserve de la législation sur la non-assistance à personne en danger.

Notes

(1)  ADSSEA : 177, av. Comte-Vert - 73000 Chambéry - Tél. 04 79 62 64 18.

(2)  Voir ASH n° 2282 du 25-10-02.

(3)  Voir ASH n° 2304 du 28 -03-03.

(4)  Voir ASH n° 2282 du 25-10-02.

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