« L'année dernière au mois d'octobre, plus de deux mille personnes se sont déplacées à Marseille pour faire un état des lieux de la prévention spécialisée (2). A l'issue de ces assises monumentales, les avis étaient mitigés : les plus optimistes se félicitaient de la “capacité de mobilisation”, les sceptiques critiquaient l'absence de débat, le flou sur la “feuille de route”...
Un an après, l'aggiornamento de la prévention spécialisée n'a toujours pas eu lieu. Sa relation aux autres politiques publiques territorialisées piétine. Ses partenaires s'interrogent sur son positionnement et s'irritent de son absence de coopération. Les éducateurs s'inquiètent du peu de soutien dont ils bénéficient et se demandent à quelle sauce ils finiront par être mangés : la vinaigrette électorale, le ketchup libéral ou la mayonnaise médiatique...
Mais le rendez-vous manqué de Marseille a créé un appel d'air.
Celui-ci est perceptible à travers les “coordinations locales” constituées le plus souvent d'éducateurs de terrain qui cherchent à contourner les “appareils”. Ou dans l'apparition des lieux de réflexion qui émergent pour produire une pensée sur la prévention spécialisée qui ne se réduise pas au rappel des principes formulés au moment de sa constitution. Il se voit aussi dans la prise de conscience des conseils généraux. Au-delà du financement qu'ils assurent majoritairement sans fléchissement, ils apparaissent également comme producteurs de sens - et de “normalisation” -pour ce secteur caractérisé par son indépendance et son “non-alignement”.
Cette ébullition dans “l'après-coup” marseillais appelle réflexion.
Comme tous les services hérités des années 70, la prévention spécialisée n'est plus un objet enchanté. Elle est même devenue l'objet de tous les soupçons :tentation du repli, manque de transparence, pratique de l'évitement, discours fumeux...
Il ne sert à rien de ressasser ces critiques somme toute anciennes, et qui globalisent abusivement des situations locales fort diverses. Mais pour poser la question crûment : la prévention spécialisée fait-elle face aux nouvelles demandes induites par la désagrégation sociale ? N'est-elle pas partie à la dérive, dans une direction mal maîtrisée tant par les employeurs que par les salariés ou les tutelles ? Et, en dehors de ceux qui la mettent en œuvre, qui s'engage politiquement à ses côtés pour faire reconnaître son utilité et défendre sa particularité (3) ?
La prévention spécialisée avait une doctrine simple et généreuse : obtenir l'adhésion des jeunes pour les (re) mettre sur le (droit) chemin du développement personnel et social.
Elle n'en finit pas de toucher les limites de cette grande ambition.
Avec la stigmatisation persistante des “quartiers”, six millions de pauvres ou de précaires et après 25 années de chômage, que reste-t-il de l'objectif de rendre les habitants autonomes, de refuser l'assistance pour privilégier une logique de projet, de promouvoir les individus et les groupes ?
Jusqu'où faire accepter aux autres travailleurs sociaux soumis à l'industrialisation de leurs relations avec les publics qu'elle continue de travailler dans la “libre adhésion”, sans parvenir à en montrer l'efficacité de manière patente ?
Comment faire admettre qu'elle s'évertue à nouer des relations avec des fauteurs de troubles ou des auteurs de délits quand la montée de l'insécurité a placé les victimes au centre des préoccupations et que des jeunes caïds mettent sous pression bon nombre d'équipements sociaux et “pourrissent la vie” de quartiers entiers ?
Face à ces difficultés qui s'imposent à tous, la prévention spécialisée est plus exposée que les autres. Du fait même de sa dénomination et des discours qu'elle tient volontiers, on espère d'elle des réponses particulières.
Dans ce contexte de forte attente, ce qu'elle propose est mal compris. Cela ne signifie pas que les éducateurs sont “à côté de la plaque” ou que leur action ne sert à rien, mais les autres intervenants les créditent rarement d'une efficacité directe sur les problèmes qu'ils rencontrent ici et maintenant. [...] Il n'est pas suffisant d'avoir des pratiques pour qu'elles soient lisibles... Pour cela, elles doivent être sous-tendues par “quelque chose” qui est implicite, que l'on a pu appeler “idéologie” et qu'on pourrait aussi appeler “conception” ou “référentiel”. Et pour la prévention spécialisée, dès qu'on s'écarte du premier cercle des opérateurs, il apparaît aujourd'hui que le “logiciel” issu des textes de 1972 n'en permet plus une lecture externe.
[...] Avec la montée en puissance du territoire comme lieu de cohérence des politiques publiques sous le pilotage rapproché des élus locaux, les problèmes de compréhension et de compatibilité peuvent devenir mortels. C'est pour cela que cette crise de la perception de la prévention spécialisée doit être traitée sans plus attendre.
Soit on se trouve en face d'une crise des pratiques qui ne sont pas adaptées, trop floues, pas assez offensives, que les discours chercheraient à masquer, et c'est le niveau opérationnel qui doit être critiqué.
Soit on est en face d'une crise de représentation de la prévention spécialisée qui doit être résolue en tant que telle, avant que le bébé de l'action ne soit jeté avec l'eau du bain du discours.
En dehors de ces problèmes d'articulation sur le territoire, la prévention spécialisée se trouve aussi menacée sur plusieurs autres fronts. En effet, elle est contournée par le bas, par la déqualification du travail social. Dans un contexte de crise du recrutement, elle assiste à la mise en place comme “éducateurs” des figures emblématiques de quartier ou des bonnes volontés légitimées par la proximité plus que par la formation.
Elle est travaillée au centre par la perte d'influence des associations au profit des élus locaux, dont le pouvoir ne cesse de s'accroître sous l'effet de la décentralisation de l'action publique.
Elle est surplombée par la prise de responsabilité des conseils généraux qui sont habitués à développer un social légaliste et gestionnaire qui prend appui sur leurs compétences- “Toutes les compétences mais rien que les compétences”, comme on l'entend si souvent -, alors qu'elle est un secteur à faible fondement législatif et à forte implication volontariste.
Elle est enfin immergée dans les politiques de sécurité, dont les principaux acteurs sont tentés d'opposer le circuit court de la répression au circuit plus long de la prévention, mais que les éducateurs auraient tort de boycotter. Parce que l'entrée par la sécurité constitue actuellement la grille de lecture dominante des tensions sociales et qu'il importe d'en comprendre la logique. Et parce que l'issue sécuritaire des politiques de sécurité n'est pas une fatalité, sauf à les laisser s'emballer sur leur propre pente, sans proposer d'alternative.
Habituée aux critiques, la prévention spécialisée fonctionne depuis son origine comme une démocratie corporatiste qui n'associe pas son destin à celui des autres modes de l'intervention sociale. L'affirmation de son identité, qui lui a permis pendant longtemps de se distinguer, joue maintenant à front renversé. Elle l'amène à être désignée comme “roulant pour elle-même” en refusant de participer à l'effort commun.
En s'affirmant comme une “exception culturelle” dans un univers d'action publique obnubilé par la cohérence et la complémentarité, elle prend le risque de s'enfermer dans une logique de l'honneur qui la surexpose sans rien régler.
[...] Ces difficultés ne pourront être surmontées que dans l'espace local, par une dynamique contractuelle claire.
Parce que son objet même n'a pas changé - obtenir la confiance de jeunes méfiants à l'égard des autorités -, la référence à des paradigmes communs continuera à être utile pour les opérateurs. Mais elle ne servira plus - elle ne sert déjà plus - de protection dans les négociations territoriales. Les éducateurs devront trouver dans leur activité concrète - ils le doivent déjà - les éléments de leur légitimité sur lesquels ils engageront leur responsabilité et leur crédibilité.
Il faut désormais mettre en marche les processus de construction de repères qui leur seront utiles dans leur territoire sans se laisser coincer par l'héritage.
Celui-ci ne doit pas être un carcan, mais un point d'appui pour aborder ce qu'on ne connaît pas encore, une “culture” faite pour “rester quand tout le reste sera oublié”. Et même si la transgression est à l'œuvre dans le processus de transmission, il va falloir faire confiance à ce qui advient. »
Gilbert Berlioz Consultant : 17, chemin des Sources - 38240 Meylan - Tél.04 76 18 05 67 -gil
(1) Gilbert Berlioz travaille depuis 20 ans sur les processus de socialisation des jeunes en milieu urbain et sur l'évaluation des dispositifs qui leur sont dédiés. Ses recherches portent plus particulièrement sur l'articulation des politiques de prévention avec les autres politiques publiques : délinquance, sécurité, errance, éducation... Il est l'auteur de La prévention dans tous ses états. Histoire critique des éducateurs de rue - Ed. L'Harmattan, 2002 - Voir ASH n° 2296 du 31-01-03.
(2) Voir ASH n° 2282 du 25-10-02.
(3) On parle ici d'engagement politique, distinct de l'engagement financier qui reste stable pour la plupart des conseils généraux.