« Dans un contexte général de réformes à la recherche de nouveaux équilibres entre l'Etat, les familles et l'enfance, notre intervention sociale est remaniée en profondeur. Le soutien à la parentalité, la promotion de l'autorité parentale sont ainsi devenus des axes prioritaires de la politique familiale française, tout comme la volonté de proposer un modèle social articulant protection et respect de la personne. Cette volonté politique peut être interprétée comme une réponse à la montée de la violence et au délitement du lien social sur fond de libéralisme et de crise de l'Etat providence.
On peut comprendre, dans ce contexte, que nos missions éducatives doivent se concevoir différemment. Et que les travailleurs sociaux, conscients des enjeux démocratiques liés à cette évolution, doivent mettre leurs actions en cohérence avec l'esprit de ces réformes.
En milieu ouvert, la loi du 2 janvier 2002 rénovant l'action sociale et médico-sociale et le décret du 15 mars 2002 réformant la procédure d'assistance éducative redéfinissent en profondeur nos actions en direction d'un public aux droits désormais reconnus. En particulier le principe du débat contradictoire introduit une nouvelle donne qui attribue un statut prioritaire à l'écrit. Celui-ci, en devenant essentiel, constitue, organise, nourrit et légitime une grande partie du débat.
[...] Cette “toute-puissance de l'écrit” peut offrir des perspectives intéressantes pour le travailleur social. A condition qu'il maîtrise l'élaboration devenue complexe de ses écrits et qu'il en facilite l'appropriation par les familles, dans un exercice salutaire de citoyenneté. Exercice périlleux, car il nous amène à questionner à la fois notre positionnement, nos méthodes, l'utilisation de notre travail et notre utilité sociale. De plus, il nous oblige à vérifier la réalité de notre statut de sujet au sein de nos institutions.
En l'état, deux remarques s'imposent sur les limites actuelles de la réforme et peut-être l'altération de l'esprit qui l'a guidée.
Pour l'éducateur écrivant, élaborer un rapport est complexe, car il est partie prenante d'un ensemble de réseaux. Il est ainsi subordonné à l'institution qui l'emploie et au nom de laquelle il agit, il intervient dans le cadre fixé par le juge auquel il doit rendre compte et il est impliqué dans un lien éducatif avec une famille. On lui demande de décrire sa relation en tant qu'agent de contrôle social dont la finalité demeure la protection de l'enfant, tout en associant la famille comme partenaire et sujet à part entière, en utilisant au final ses écrits comme base de débat pour tous. Cette complexité et cette ambivalence peuvent donc nuire à la clarté du contenu des rapports.
Pour les familles, la réforme, après quelques mois d'application, n'a pas modifié en profondeur le déroulement des audiences. Si on dresse un rapide bilan, on observe des écarts entre l'intention d'un texte et la réalité du terrain. Renforcer le droit des parties... l'intention est louable, mais les échanges durant l'audience montrent souvent l'impréparation des familles et leurs difficultés à se situer dans un débat contradictoire. Ainsi on peut observer régulièrement des différences de niveau d'analyses et d'arguments entre les parties qui nuisent sensiblement à l'efficacité des échanges. Comme le précise le juge des enfants, Dominique Vrignaud (2), “force est pourtant de constater que les forces en présence ne sont pas à armes égales. Le poids des écrits reste démesuré par rapport à la seule parole des familles qui n'ont bien souvent en réponse que des symptômes.”
Ce déficit de parole créatrice lors de l'audience, malgré le cadre réglementaire favorable et les efforts des magistrats, est préjudiciable à l'équité du débat. Il est sans doute l'expression, en partie, de la disqualification sociale dont souffrent ces familles, qui ne participent pas pleinement à la vie économique et sociale.
L'affirmation des droits des usagers dans une procédure d'assistance éducative ne peut donc se concevoir en l'état si l'éducateur ne développe pas d'autres compétences tout en continuant de remplir sa mission de protection du mineur.
En premier lieu, l'écrit étant le support convergent qui rend possible la rencontre de toutes les parties, sa rédaction devra rendre compte, d'une façon cohérente et fidèle, des rôles, places et fonctions dans un réseau de dépendance devenu complexe. En second lieu, une réflexion doit s'élaborer sur un accompagnement du public, rendant possible une bonne appropriation du langage écrit dans toute sa signification et sa symbolique, préalable à une implication effective dans le débat. Comme le souligne le psychanalyste, Joseph Rouzel (3), “ces directions multiples dans lesquelles sont pris les écrits obligent à la mise en œuvre de savoirs, de savoir-être et de savoir-faire” et l'on pourrait rajouter “de faire savoir”.
L'écrit ne peut donc plus constituer seulement un moyen de rendre compte et de permettre une certaine distanciation pour son auteur. Parce qu'il est inscrit au cœur d'une réforme visant l'exercice de la citoyenneté, il doit devenir un savoir partagé. Soit en accompagnant la famille lors de la consultation d'un dossier, soit en préparant l'audience avec elle, l'éducateur, en donnant une voix aux mots, l'amènera à se retrouver et donc à exister pour elle-même.
Ainsi, quand le poids des non-dits altère la réalité et la liberté de penser, un travail sur le contexte et l'histoire des mots et des récits peut donner un autre sens au présent. “En l'état, rien n'interdit au professionnel de rédiger avec le sujet de son action le contenu de ce rapport, de le construire sous les observations croisées de la famille et de son institution”, précise Dominique Vrignaud (4). Ainsi une “co-production” peut être envisagée pour certains aspects du rapport. Associée à l'élaboration d'un écrit, la famille peut se réapproprier et lier une succession d'événements qui composent son histoire. Elle n'est plus l'objet d'une observation consignée par des mots, mais l'actrice de son histoire, passée, présente et à venir.
“Formidable support et moyen d'échange, de partage, de réflexion, de débat, d'action, d'engagement, d'ouverture”, comme le rappelle Laurent Gavelle (5), l'écrit constitue un fabuleux moyen éducatif et pédagogique où chacun a sa place de sujet à apprendre de l'autre.
Il s'agit alors de comprendre que l'accès au dossier n'est pas uniquement un “exercice des droits de la défense”, mais une volonté de promouvoir une pratique citoyenne. Volonté illusoire si elle n'est pas soutenue par une démarche d'accompagnement. [...]
Parce que l'écriture rendra compte de la qualité et de la complexité du lien engagé durant la relation éducative, elle permettra aux familles d'accéder à un savoir et de retrouver une parole créatrice. De passer du statut d'objet parlé à celui de sujet parlant. Vaste défi pour notre métier de travailleur social, amené à se réinventer continuellement. »
Alain Charles Educateur en milieu ouvert à la Sauvegarde du Vaucluse : 7, hameau des Sources 84100 Orange -Tél. 04 90 51 80 33.
(1) Voir ASH n° 2274 du 30-08-02 et n° 2303 du 21-03-03.
(2) In Ecrire au juge - Sous la direction de Jean-Luc Viaux - Ed. Dunod, 2001.
(3) In Ecrire au juge - Op. cit.
(4) Op. cit.
(5) Voir ASH n° 2252 du 1-03-02.