« Epuisant », « décourageant », « angoissant »... Les mêmes mots reviennent pour décrire le sentiment de désarroi qui a envahi nombre d'aidants professionnels intervenant chez les personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer et, plus généralement, de troubles cognitifs. Très isolées par rapport aux équipes travaillant en institution, les aides à domicile expriment en premier lieu leurs difficultés à faire face aux manifestations déroutantes et parfois violentes de cette forme de démence dégénérative. « On constate un épuisement physique et psychologique chez ces intervenantes qui doivent gérer des comportements comme la perte des repères spatiaux et temporels, la déambulation ou, à partir d'un certain stade, l'agressivité. Il leur faut réexpliquer chaque jour les mêmes choses, revenir constamment sur les acquis existant 24 heures ou 48 heures auparavant », signale Karine Soulier de l'Association du service à domicile de la Marne (1).
Certaines aides à domicile avouent également leur peur du handicap mental, en particulier lorsque les troubles du langage rendent impossible tout dialogue avec le malade. Reste que la difficile appréhension de troubles comportementaux variés et évoluant de manière irréversible n'est pas seule en cause dans leur malaise. Nombre d'entre elles pointent aussi la complexité de leur intervention au sein de l'environnement familial de la personne atteinte de la maladie d'Alzheimer. Comment concilier l'intérêt du malade et les attentes parfois divergentes de proches quelquefois tout aussi épuisés ?, s'interroge Christian Pierrat, directeur de l'association mandataire Garde aide et réconfort à domicile (2) : « Il est très difficile de savoir réagir face au conjoint ou aux enfants de la personne malade qui estiment avoir droit à certains services parce qu'ils paient l'aide à domicile et trouvent que ce qu'elle fait n'est jamais bien. D'un côté, la personne âgée vous dit de ne pas faire la poussière pour venir prendre un café et discuter avec elle et, de l'autre, les enfants débarquent et vous crient dessus. » Chargées d'apporter une assistance matérielle, mais aussi un soutien moral et relationnel, les aides à domicile sont peu armées pour faire face à cette prise en charge complexe. Ainsi toutes ne possèdent pas le diplôme d'Etat d'auxiliaire de vie sociale (DEAVS), « un minimum pourtant pour avoir les clés permettant de mieux agir », estime Marie-Jo Guisset, gérontologue et responsable du pôle « soutien aux initiatives locales » à la Fondation Médéric Alzheimer (3).
Pour renforcer cette qualification, certaines structures d'aide à domicile ont mis en place des formations théoriques portant sur le vieillissement et la maladie d'Alzheimer en particulier. Utiles pour mieux connaître les origines des troubles cognitifs, leurs conséquences ou encore les traitements existants, elles se révèlent en revanche peu adaptées aux demandes concrètes des aidants professionnels dont le manque de savoir-faire en matière d'accompagnement des personnes en perte d'autonomie psychique risque de peser à terme sur la qualité de la prise en charge. « Nous nous sommes rendu compte que les aides à domicile, y compris celles dont l'ancienneté leur a permis de suivre toutes les formations possibles, avaient en fin de compte surtout besoin d'une analyse des pratiques », raconte Jocelyne Glace, codirectrice du Syndicat intercommunal d'aide à domicile de Lezoux (Puy-de- Dôme) (4).
Consciente de ces carences, la Fondation Médéric Alzheimer soutient depuis deux ans, dans le cadre d'appels à projets annuels, des formations visant à fournir des outils concrets. Si certains (musicothérapie, ateliers d'art-thérapie, méthode de stimulation sensorielle, comme le Snoezelen, etc.) sont réservés à un accompagnement en institution, d'autres, peuvent épauler efficacement les aides à domicile. « Nous avons fait travailler nos aidants professionnels sur la méthode de la validation de Naomie Feil, une technique de reformulation des propos qui permet d'accompagner les personnes malades pour qu'elles retrouvent leurs propres mots et ne les “enterrent” pas dans leurs délires », explique Karine Soulier.
Lorsque la communication orale est devenue impossible du fait de l'évolution de la maladie, les aidants professionnels peuvent faire appel à des techniques corporelles apaisantes, précise Marie-Jo Guisset : « Elles peuvent prendre un quart d'heure tous les 15 jours pour faire un massage relaxant des mains, du visage ou des cheveux, sans que cela se substitue aux massages thérapeutiques réalisés par d'autres professionnels. C'est un moyen d'entrer dans une relation corporelle à la fois respectueuse et plus intime. »
Karine Soulier voit aussi dans ces formations une occasion d'apprendre des astuces toutes simples pour mieux organiser la vie quotidienne de malades éprouvant au fil des jours de grandes difficultés à se repérer dans le temps et l'espace. Telle aide à domicile laisse ainsi la vaisselle du repas précédent pour éviter qu'une personne âgée, ne sachant plus si elle avait dîné ou non, ne se lève à 4 heures du matin pour manger, tandis que d'autres ont pu soulager les publics désorientés en utilisant des repères de couleurs pour la télécommande et les programmes de télévision.
Du côté de la Fondation Médéric Alzheimer, on insiste surtout sur l'apport de ces formations au niveau de l'écoute et du respect des choix de la personne malade. « La tentation est grande de parler à sa place sous prétexte qu'elle ne sait pas dire ce qu'elle veut. On peut arriver très rapidement à une “confiscation” de la parole et préférer s'adresser à la fille ou au conjoint », avertit Marie-Jo Guisset. Une partie des réactions d'agressivité des personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer est provoquée par un manque d'attention à leurs désirs. Par exemple cette dame qui s'arrachait ses vêtements parce qu'on lui mettait des pantalons alors qu'elle avait toujours porté des robes, ou ce vieux monsieur vivant en établissement et passionné de jardinage qui planta sans raison apparente sa fourchette dans la main de sa voisine. Deux jours auparavant, l'équipe avait décidé de le changer de place à table, l'installant dos au jardin qu'il aimait tant regarder. Voilà pourquoi, notent les responsables de structures d'aides à domicile, il est important de s'appuyer aussi sur les aidants familiaux qui constituent une source précieuse de renseignements sur les habitudes du malade.
Parallèlement aux formations, le développement des groupes de parole et autres groupes de soutien offre aux intervenants à domicile un espace de dialogue et d'échange d'expériences précieux pour évacuer les souffrances et le stress accumulés au cours de situations difficiles. « Le problème, c'est que nous ne sommes pas financés pour faire des réunions de coordination. Leurs interventions se succèdent auprès des personnes malades sans outil de coordination et il y a du coup une vraie solitude professionnelle », reconnaît Jocelyne Glace.
Animés en général par des psychologues et organisés si possible loin des lieux de hiérarchie, ces groupes sont l'occasion d'exprimer une exaspération ou un découragement, bref de « vider son sac » sans se sentir jugé. Les bilans réalisés à la suite de ces réunions régulières laissent apparaître un renforcement de la confiance en soi et une prise de distance par rapport à ce vécu professionnel envahissant. « Insuffisamment préparées à prendre du recul, les aides à domicile se surinvestissent souvent dans leur travail, en retournant par exemple chez une personne en dehors des heures de travail pour lui apporter une baguette. Du coup, elles n'arrivent plus à faire la part entre leur vie professionnelle et leur vie personnelle et rentrent chez elles pleine de souffrance, de révolte », explique Marie-Jo Guisset. Ainsi, il n'est pas rare de voir des aidants professionnels bouleversés, voire blessés parce qu'ils ont été accusés de vol par une personne âgée alors qu'il s'agit d'un trouble du comportement couramment observé chez les personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer. « La formation initiale de ces professionnelles ne leur permet pas de décoder les significations de ces agissements, confirme Judith Mollard, psychologue formatrice à l'association France Alzheimer. Elles vont le plus souvent interpréter des manifestations symptomatiques comme des manifestations psychologiques et dire “ils le font exprès”. »
Si les aides à domicile disent « retrouver du sens derrière l'apparent non-sens » grâce à ces groupes de parole, elles y voient aussi une reconnaissance professionnelle. En organisant ces groupes de parole, l'institution prend en compte la complexité et la difficulté de leur mission, ce qui, estime Marie-Jo Guisset, peut avoir un impact très positif en matière de prévention de situations de négligence, voire de maltraitance. « Ces initiatives redonnent aux aidants professionnels, qui ont souvent le sentiment d'effectuer un travail dévalorisant, une estime d'eux-mêmes. Cela les “renarcissise”. »
Attention toutefois, préviennent certains responsables, à ne pas organiser des groupes de parole dont la durée excessive met à rude épreuve les professionnelles. Les réunions mensuelles de trois heures mises en place depuis janvier par l'Association du service à domicile (ADMR) ont ainsi été jugées très lourdes compte tenu de la charge émotive en jeu. Aussi les responsables estiment-ils plus judicieux d'opter pour des groupes plus courts et plus fréquents. L'expérience aidant, les structures trouvent également contre-productif de mêler aidants professionnels et aidants familiaux au sein d'un même groupe de parole. « Nous avons tenté de mettre en place un groupe accessible aux familles et cela a été un échec, reconnaît Karine Soulier. Tout le monde était sur ses gardes, les aides à domicile ayant peur par exemple d'inquiéter les proches en dévoilant des choses sur l'évolution de la maladie. » Cette nécessité de développer des groupes entre « pairs » est partagée par Marie-Jo Guisset : « Les familles savent qu'elles partagent le même vécu et qu'elles peuvent dire des choses parfois terribles. »
Depuis la création de la Fondation Médéric Alzheimer en 1999, 92 structures désirant mettre en place des projets d'aide, d'accompagnement et de formation des aidants professionnels ou familiaux ont été soutenues pour un montant global de 1 081 487 €. « Accompagner l'annonce du diagnostic », « Lutter contre l'exclusion des personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer ou de troubles apparentés » et « Encourager les formules de répit pour les aidants familiaux » sont les trois thèmes retenus pour l'appel à projets de 2004. Au-delà de ce soutien financier, l'équipe organise un suivi via des ateliers de travail destinés à confronter les pratiques et les expériences de chacun. Un soutien méthodologique qui s'attache en particulier à développer des outils d'évaluation. « On s'est aperçu que les équipes ne savent pas évaluer leur travail. Elles ont tendance à calquer les techniques d'évaluation pharmaco-économiques sur des projets d'ordre “psycho-relationnel”. On les aide donc à élaborer des outils, des grilles d'auto-évaluation qui sont évidemment très différents selon que l'on veut mesurer l'impact d'une feuille d'information pour les adhérents, d'un groupe de parole ou d'une permanence téléphonique », explique Marie-Jo Guisset, responsable du pôle « soutien aux initiatives locales » à la fondation.
Henri Cormier
(1) Association du service à domicile de la Marne (ADMR) : Val-de-Murigny II - Rue Edmond-Rostand - 51100 Reims - Tél. 03 26 84 83 43.
(2) Garde aide et réconfort à domicile : Galerie des Chênes - 13/15, boulevard Joffre - 54000 Nancy - Tél. 03 83 35 68 02.
(3) Fondation Médéric Alzheimer : 30, rue de Prony - 75017 Paris - Tél. 01 56 79 17 91.
(4) Syndicat intercommunal d'aide à domicile : 2, rue du Maréchal-Leclerc - 63190 Lezoux - Tél. 04 73 73 18 86.