Les conseils régionaux ne cachent pas leur soulagement : c'est au 1er janvier 2005, et non plus en 2004 comme initialement prévu, qu'entrera en vigueur l'acte II de la décentralisation et qu'ils hériteront, entre autres compétences, du financement et de l'organisation de la formation des travailleurs sociaux (1). Ils n'auront pas trop d'un an pour se préparer à cet important volet de la réforme, qui leur confie la responsabilité de la définition des politiques de formation initiale, de l'agrément des établissements, de leurs subventions et de l'aide financière aux étudiants. S'il ne tient qu'en quatre articles du projet de loi, l'enjeu représente tout de même quelque 35 000 personnes en formation (dont 25 000 en formation initiale), 305 établissements et 120 millions d'euros déboursés en 2004 par l'Etat...
« Chaque région va mettre cette année à profit pour se préparer à cette échéance », se rassure Philippe Chevreul, vice-président (UDF) du conseil régional des Pays- de-la-Loire chargé de la formation professionnelle et président du groupe de travail « décentralisation » au Comité de coordination des programmes régionaux de formation (CCPRF). Si les collectivités régionales s'impliquent déjà dans la formation permanente et sont sensibilisées aux problématiques sociales par le biais de l'insertion, elles n'ont en revanche pour l'instant aucune compétence en matière d'action sociale. « Certes, une grande partie de nos aides individuelles à la formation des jeunes en difficulté portent déjà sur des formations sanitaires ou sociales. Mais là, il va s'agir de formation initiale, un secteur que nous ne connaissons pas », explique Philippe Chevreul. Les élus régionaux, d'ailleurs, n'étaient pas particulièrement demandeurs de ce dossier.
Jusqu'ici, tant dans les régions qu'au sein du CCPRF, le sujet a été à peine effleuré. Pour certains élus, l'idée d'une concertation avec la direction régionale des affaires sanitaires et sociales (DRASS) pour étudier le passage de relais commence tout juste à prendre forme. « Nous en sommes pour l'instant à organiser des réunions pratico-pratiques sur la façon d'évaluer les besoins, les masses financières que représentent les formations, les effectifs, le travail d'agrément... », précise Maureen Mazar, responsable du pôle social de la DRASS d'Ile-de-France.
Les régions se sont en fait investies en priorité sur les dossiers - qu'elles connaissent mieux - des missions locales et du développement de la formation professionnelle des adultes, qui devraient également entrer dans leur giron avec la décentralisation. Plusieurs des élus régionaux de gauche jouent carrément le statu quo politique : « Pour l'instant, nous ne nous prononçons pas sur un texte qui n'a pas encore été mis en discussion au Parlement, même si nous sommes obligés d'intégrer cette problématique dans la préparation des budgets », commente Claudine Carin, vice-présidente (PC) chargée de la formation permanente dans le Nord-Pas-de-Calais. L'Aquitaine, autre région concentrant un important effectif d'étudiants, adopte la même position : « Nous ne sommes pas opposés à une décentralisation jouant le jeu de la proximité, mais celle-ci n'a pas été suffisamment pensée dans la concertation », souligne Janine Jarnac, vice- présidente (PS) chargée de la formation professionnelle au conseil régional d'Aquitaine, ancienne présidente du CCPRF, qui a démissionné de ce poste au motif que cette instance n'était plus consultée. D'autant, estime l'élue, que ce transfert signifie ni plus ni moins que « l'abandon d'une politique de formation qui reposait sur la responsabilité de l'Etat en matière de solidarité nationale ».
Le projet de loi « relatif aux responsabilités locales », non encore discuté au Parlement et dont beaucoup de dispositions doivent être précisées par décret, suscite en tout état de cause de nombreuses interrogations parmi les acteurs de l'action sociale. Qui, sans être opposés au principe même de la décentralisation, redoutent un démantèlement du dispositif de formation. De fait, la version actuelle du texte raye d'un trait de plume l'existence du schéma national des formations sociales, créé en 1998 afin de doter l'Etat d'un « véritable cadre d'orientation au service d'une politique de qualification des travailleurs sociaux et d'accompagnement des politiques sociales ». Il appartiendra désormais aux régions de définir les besoins au sein du schéma régional prévisionnel des formations prévu par le code de l'éducation, et non à l'intérieur des schémas régionaux élaborés sous la responsabilité des directions régionales des affaires sanitaires et sociales. « Comment passer d'une politique nationale décidée par l'administration centrale à une politique locale éclatée en modèles régionaux ? », s'inquiète Christian Chassériaud, président de l'Association française des organismes de formation et de recherche en travail social (Aforts). « Les formations en travail social n'ont de sens que si elles sont liées à une définition des politiques sociales. On ne sait pas quels outils de formation les conseils généraux souhaiteront avoir. Cela dépendra de la façon dont ils s'approprieront le travail socail », estime-t-il (2). Le Groupement national des instituts du travail social (GNI) demande également que le gouvernement mette en place des outils de régulation : « Nous souhaitons que certains chapitres du projet de loi continuent de faire l'objet d'un travail commun Etat-région », précise son président, Hugues Dublineau. A la direction générale de l'action sociale (DGAS), on se veut rassurant. Pas question de démanteler le dispositif de formation, se défend-on. Et l'on indique que le Conseil supérieur du travail social (CSTS) devra réfléchir à l'après- schéma national et veiller aux orientations nationales de la formation. On connaît malheureusement la faiblesse des moyens de cette instance...
Reste qu'aujourd'hui, la politique de formation n'est pas aussi homogène qu'il y paraît. Malgré la définition d'orientations nationales, les mécanismes de financement des écoles conduisent à des disparités régionales dénoncées depuis des années. La décentralisation va-t- elle aggraver les écarts ou au contraire offrir une chance de remettre les choses à plat ? Alors qu'un groupe de travail en cours de constitution à la DGAS devrait se pencher sur les modalités de transition financière, beaucoup de centres de formation déplorent de voir avancer la réforme à partir d'un système qu'ils jugent injuste et opaque. Tout en revendiquant tout de même le maintien, a minima, des bases actuelles, pour éviter que leurs enveloppes ne soient revues à la baisse.
A compter de 2005, les bourses des étudiants seront versées par les régions, et non plus par l'Etat, selon des « règles minimales de taux et de barèmes » qui devraient être définies par décret. « Quels critères seront retenus ? Comment les régions vont-elles faire pour prendre en charge ces aides si l'Etat n'augmente pas la dotation globale ? », s'inquiète Jean-Yves Baillon, secrétaire général de l'Union fédérale de l'action sociale (UFAS) -CGT. Le chantier s'annonce difficile à négocier, d'autant que les étudiants se mobilisent déjà pour dénoncer la précarité de leurs conditions d'études. Pour eux, les bourses en travail social devraient être alignées sur celles de l'enseignement supérieur, non seulement en matière de critères d'octroi, mais aussi de montants. Ce que soutiennent l'Association nationale des assistants de service social (ANAS) et l'Association française des organismes de formation et de recherche en travail social (Aforts). Il n'est d'ailleurs pas inutile de rappeler que les étudiants ont de grandes difficultés dans certaines régions à obtenir l'inscription des professions sociales sur la liste des métiers « en tension » (en pénurie), qui permet d'obtenir des aides spécifiques. Autre question cruciale : les futurs travailleurs sociaux pourront-ils continuer à se former dans une région qui n'est pas la leur ? En théorie oui, si l'on en croit le projet de loi, qui stipule qu'aucune condition de résidence ne sera demandée aux candidats. Pas si sûr, cependant, que les conseils régionaux acceptent toujours de faire de tels investissements, sur lesquels ils n'auront aucun retour. « La question de la mobilité des étudiants, du choix des écoles et des rééquilibrages de quotas entre régions se pose réellement, affirme Hugues Dublineau, président du Groupement national des instituts du travail social. Il faudra envisager des codes de bonne conduite pour éviter que, dans les faits, une région puisse opposer des refus. »
Les établissements sont actuellement financés sur la base d'une subvention « à la place » d'étudiant en formation initiale. Or, malgré leur augmentation décidée dans le cadre du schéma national des formations 2001-2005, les quotas nationaux restent notablement insuffisants : « 3 000 places supplémentaires ont été accordées pour 2002, soit la moitié des besoins au niveau national ! », témoigne un fonctionnaire de l'Etat. Si bien que les centres de formation font déjà appel à d'autres partenaires pour couvrir les frais de formation. Parmi les étudiants non subventionnés figurent des effectifs en formation initiale suivie en situation d'emploi, qui ne sont plus pris en charge par l'Etat depuis la définition du schéma national. C'est le cas, notamment, pour les aides médico-psychologiques. « Notre quota supplémentaire pour 2003 - 40 étudiants sur 318 - ne concerne que des formations en voie directe, explique Marcel Breillot, directeur du centre de formation aux professions éducatives et sociales des centres d'entraînement aux méthodes d'éducation active (CEMEA) Ile-de-France. L'Etat ne finance plus la qualification des “faisant fonction”, qui représentent pourtant la majorité de nos étudiants. » Ces formations sont alors prises en charge par les organismes paritaires collecteurs agréés (OPCA), ce qui entraîne un brouillage des frontières entre formation initiale et formation continue. A leurs deniers, intégrés au budget global des écoles, viennent s'ajouter les subventions obtenues dans le cadre de conventions passées avec les collectivités territoriales pour des programmes de formation diplômante. Au final, les financements « hors quotas » représentent la moitié du budget global de bon nombre de centres de formation.
De surcroît, les quotas répondent diversement aux besoins selon les territoires. Certaines écoles dépassent leur capacité d'accueil alors que d'autres se battent pour obtenir des effectifs supplémentaires. Ainsi les centres de formation d'Ile-de-France se plaignent, dans l'ensemble, de ne pas être assez servis, avec 617 places obtenues en 2003, contre 933 demandées. « Le Limousin est en sur-production alors que la Franche- Comté est à l'inverse sous-dotée, calcule Dominique Susini, directeur de l'IRTS de Franche-Comté. Je ne suis pas sûr pourtant qu'il y ait à ce point des différences sociales entre les deux régions expliquant cette inégalité de traitement. » Pour démontrer cette réalité, Dominique Susini s'est, en 2002, livré à une comparaison entre les subventions accordées aux régions et leur nombre d'habitants. Le ratio obtenu montre que les Pays-de- La-Loire, la Franche-Comté, le Poitou- Charentes et la Guadeloupe arrivent en queue de liste, et la Martinique, le Nord-Pas-de-Calais et la Guyane en tête... La disproportion s'explique, selon Dominique Susini, par le fait que les premières écoles auraient bénéficié de la politique de développement du secteur et que les suivantes auraient en plus pâti des restrictions budgétaires. « La Franche-Comté a été dotée d'une école d'éducateurs en 1970 et d'une école d'assistants de service social en 1978, explique-t-il. Elle a été pourvue modestement en subventions de façon à amorcer une régulation globale des flux, sans tenir compte des besoins locaux. L'analyse de la subvention par habitant permet de vérifier ce propos : la Franche-Comté disposait en 1995 d'une subvention par habitant de 5,08 F [0,77 €] contre 11,16 F [1,70 €] pour le Limousin. »
Seconde source d'inégalités : le montant de la subvention, en principe fixé au niveau national sur la base d'un coût unique, varie en réalité d'une région à l'autre. Dans les faits, les enveloppes sont calculées à partir de la reconduction tacite de budgets « historiques », à l'origine très disparates. « Les centres de formation ont toujours eu des coûts de fonctionnement différents, liés à leurs locaux, à la convention collective dont relèvent leurs enseignants, qui font que leurs budgets ne sont pas identiques », explique Christian Chassériaud. Les salaires de direction, en outre, sont différemment pris en compte d'une DRASS à l'autre. Certains centres arrivent également à faire prendre en charge par l'Etat leur activité de recherche, d'autres pas. « Notre institut est le seul, avec celui de Rouen, à être subventionné pour son activité de recherche », précise Albert Klein, directeur de l'IRTS d'Aquitaine- 718 étudiants - dont le budget total (environ 5 millions d'euros) est financé pour les deux tiers par l'Etat. « Quel que soit le budget que l'on présente chaque année à la DRASS, nous recevons une subvention qui correspond à une reconduction du montant de l'année antérieure, avec un taux d'augmentation (0,24 % en 2003) fixé sur un critère inconnu », s'alarme au contraire Marcel Breillot. Résultat : l'école arrive à financer un enseignant pour 22 étudiants, alors que l'étude du cabinet GESTE, réalisée en 2002 à la demande de la DGAS (voir encadré ci- dessous), se fondait sur une moyenne d'un enseignant pour 18 élèves. « Il est clair que nous sommes déjà entrés dans un processus de dérégulation », constate Marcel Jaeger, directeur général de l'ITSRS de Montrouge-Neuilly-sur- Marne, qui reçoit pour ses 1 600 étudiants une subvention de 3,5 millions d'euros. Le constat est identique en Poitou-Charentes : « Nous sommes plutôt dans une fourchette basse, précise Christian Martin, directeur de l'IRTS de Poitiers. Nous avons dans le passé bénéficié de rééquilibrages en termes de quotas, mais ça n'a pas suffi à réduire les disparités. » Dans le schéma national des formations sociales 2001-2005, l'Etat mentionne que les écarts régionaux s'échelonnaient de 11 096 F (1 691 €) à 27 793 F (4 237 €) en 1991. Et reconnaît que, malgré un effort de rééquilibrage budgétaire réalisé chaque année, la fourchette était encore de 20 578 F (3 137 €) à 31 659 F (4 826 €) en 1998, avec un ordre de disparité inchangé.
Pour aplanir la situation, la direction générale de l'action sociale a, en 2003, revu ses modalités de calcul de financement des places nouvelles. Elle a revalorisé à 4 268 € le montant des subventions par étudiant pour les régions les moins bien dotées, ainsi que pour les départements d'outre-mer, contre 3 963,67 € pour les autres (3). Mais pour bon nombre de centres de formation, le véritable espoir d'harmoniser une fois pour toutes les mécanismes était la parution du décret élaboré en 1999, en application de la loi de lutte contre les exclusions. Il devait permettre aux centres de formation de sortir de l'incertitude financière par la mise en place de conventions de financement pluriannuelles avec l'Etat. Celles- ci devaient couvrir deux types de dépenses : les frais généraux des centres, sur la base d'un forfait administratif et pédagogique proportionnel au nombre d'étudiants, et les dépenses liées à l'emploi des étudiants.
Certains conseils généraux se préoccupent déjà de la pénurie de travailleurs sociaux. C'est le cas du conseil général de Seine-et-Marne, qui a, en 2000, aidé l'Institut régional du travail social Parmentier (Paris) à ouvrir une antenne à Melun. Montant du soutien : 103 971 € d'aide à l'investissement et une subvention annuelle de fonctionnement de 4 661 €. L'établissement comprend aujourd'hui un effectif global de près de 250 étudiants, auxquels s'ajoutent 17 éducateurs en cours d'emploi, dont la formation est financée dans le cadre d'une convention IRTS-département-région. « Il y a un accord moral pour prendre les étudiants en stage, mais nous restons libres de leur embauche », explique Agnès Manon, sous-directeur du service social départemental. Sur une vingtaine de recrutements ces trois dernières années, la moitié seulement provient de l'antenne départementale. Le conseil général a par ailleurs mis en place un système de bourse, ouvert également aux étudiants des autres écoles, qui s'avère être un véritable système de « pré-recrutement » : à compter de la deuxième année d'études, une somme équivalente au SMIC net est accordée non pas sur critères sociaux, mais selon la capacité des personnes à réussir leur diplôme. « Nous leur demandons en entretien pourquoi elles veulent travailler dans la fonction publique, quelles sont leurs valeurs, précise Agnès Manon. Nous sommes notamment sensibles à ce qu'elles ne soient pas envahies par le seul souci de la gestion des dispositifs, mais qu'elles aient surtout celui du sens du travail social. » Depuis ces initiatives, les problèmes de recrutement ont diminué dans le département, qui compte néanmoins encore une quinzaine de postes vacants sur 200. Comment le conseil général envisage-t-il de s'impliquer dans les formations dans le cadre de la décentralisation ? « La région va recevoir de nouveaux blocs de compétences, il faudra qu'elle les assume, affirme Agnès Manon. Mais il sera dans notre intérêt de l'aider à définir les besoins. »
Le projet de loi écarte cette réforme pourtant très attendue pour revenir à une dotation annuelle. Ce qui irrite les centres qui avaient tout à y gagner : « Le décret aurait permis d'ici trois ou cinq ans de lisser le système, regrette Dominique Susini. Il est inconcevable de reproduire un régime de financement qui n'obéit à aucune règle. » Le GNI exige d'ailleurs que l'Etat fasse paraître le décret avant que la décentralisation ne soit effective. Tout comme le Syndicat national au service des associations du secteur social et médico- social (Snasea), qui a proposé à la DGAS de participer aux travaux sur les modalités de transfert de compétences.
D'autres, pourtant, estiment que le projet de loi permettra de mieux coller aux coûts réels des formations : « C'est la première fois qu'un texte mentionne que les dépenses d'investissement seront prises en compte, se félicite Albert Klein, à la tête, il est vrai, d'un IRTS bien doté. Pour nous, l'application du décret ne pouvait que se traduire par des financements à la baisse. » L'Aforts, pour sa part, a explicitement demandé que les activités de recherche soit financées par les régions et que « tout ce qui aujourd'hui n'est pas comptabilisé dans les programmes soit rendu visible pour être finançable ».
L'étude GESTE, commandée par la direction générale de l'action sociale (DGAS) et dont les résultats n'ont jamais été publiés, avait pour objectif de comprendre les structures de coût des centres de formation et de proposer des modèles d'application pour le projet de décret élaboré en 1999. Elle a porté sur 20 écoles de cinq régions et a pris en compte les données statistiques nationales fournies par l'administration. Premier constat : la moyenne de la subvention de la DGAS aux écoles étudiées était en 2001 de 8 millions de francs (1,22 million d'euros) et variait de un à 25 millions de francs (de 153 000 € à 3,82 millions d'euros) suivant les écoles. Le coût d'un élève était de 32 500 F (4 955 €) en moyenne, avec une variabilité de 9 000 F (1 372 €) et, sur l'échantillon de l'enquête, la subvention couvrait en moyenne 80 % des dépenses globales. Les frais d'inscription demandés aux étudiants, également très variables, étaient d'autant plus importants que ce « taux de couverture » était faible. L'étude a aussi évalué un « ratio » moyen d'élèves par enseignant : 18, même si ce chiffre variait de 13,5 à 23,5 élèves par enseignant ! « Le nombre d'étudiants permet de prévoir à plus de 96 % la dépense totale d'une école. Ceci signifie entre autres qu'il n'y a pas d'économie d'échelle dans les écoles », souligne l'étude. « Les coûts par élève ne sont pas significativement différents entre les établissements monofilières, multifilières et les IRTS », précise-t-elle encore. Notant également que l' « on a mis en évidence de grandes disparités régionales, qui reflètent probablement l'histoire de chaque école » ou que les écoles adossées à des universités bénéficient d'allégements de charges particuliers. Après simulation auprès des écoles étudiées, le document concluait qu'avec l'application du décret, « certaines écoles verraient leur part subventionnée passer de 45 % à 72 % et la part subventionnée moyenne passerait de 79 % à 83 % [...]. Cependant certaines écoles passeraient de 84 % de coûts couverts à 70 % et pourraient se trouver en difficulté. »
En plus de la reproduction des inégalités existantes, les acteurs du secteur craignent qu'en cherchant à rationaliser les financements, les régions ne soient tentées d'adapter la formation à leurs problématiques prioritaires, notamment l'emploi. Les objectifs poursuivis ne seraient alors pas forcément en phase avec la définition d'une politique d'action sociale et d'aide aux publics en difficulté. S'il est prévu que l'Etat conserve sous sa coupe la définition des programmes et des diplômes, ainsi que le contrôle de la qualité des enseignements (avec un objectif renforcé de contrôle pédagogique, déjà notifié dans la circulaire DGAS du 10 septembre 2003), rien n'est en revanche garanti pour les volumes d'effectifs que les régions décideront de garder, globalement et dans chaque filière.
Libertés locales obligent, l'Etat transférera une enveloppe non affectée aux régions. Certes, il n'est pas exclu que celles-ci se comportent en bons élèves et s'appuient sur les feuilles de route que constituent déjà les schémas régionaux des formations sociales. Les deux tiers d'entre elles ont d'ailleurs participé à leur élaboration, comme le stipule un bilan des schémas régionaux présenté le 10 octobre par la direction générale de l'action sociale (4), qui rappelait toutefois que l'assiduité des régions a été très variable... Mais « rien ne les empêchera d'attribuer les volumes financiers à un type de formation plus qu'à un autre, en privilégiant par exemple les quotas pour les formations d'aide à domicile, concède Sylvie Moreau, sous-directrice à la DGAS, chargée des professions sociales et de l'animation territoriale. En revanche, un conseil régional ne pourra pas dire qu'il souhaite former des aides médico-psychologiques uniquement pour les personnes âgées, puisque les programmes devront demeurer généralistes. »
Les régions devront en outre composer avec les départements, dont certains se montrent très impliqués dans le dossier. L'Assemblée des départements de France (ADF) a même déposé un amendement au projet de loi pour attirer dans son escarcelle la définition des programmes, au nom de la subsidiarité : « Qui mieux que les conseils généraux connaît les évolutions du travail social ?, questionne Albert Gibello, maire (UMP) d'Albertville et vice-président de la commission sociale de l'ADF. Nous sommes en première ligne sur la construction du lien social et de la reformulation de la formation qu'elle nécessite. »
Beaucoup de départements se sont déjà investis dans le secteur en se rapprochant des écoles. Depuis 1999, l'Institut de formation de travailleurs sociaux d'Hérouville-Saint-Clair inscrit dans son projet pédagogique l'étude des besoins de la population et le concept de développement local. Le centre de formation aux professions éducatives et sociales des CEMEA Ile-de-France, de son côté, a passé une convention avec le conseil général de Seine-Saint-Denis qui lui permet de former une trentaine d'éducateurs. Mais certains professionnels pointent le risque d'une trop grande proximité. « Le danger est que l'on finisse par répondre uniquement à une demande institutionnelle des employeurs, redoute Didier Dubasque, président de l'Association nationale des assistants de service social (ANAS). Si l'on se focalise uniquement sur la demande des conseils généraux, on finira par oublier qu'il y a aussi des assistants sociaux dans les hôpitaux ou dans les entreprises. Et par penser qu'un AS est un OS (ouvrier spécialisé), sans dimension d'expertise. »
L'inquiétude est partagée par les étudiants, qui remarquent déjà sur le terrain l'influence des desiderata départementaux, les plus gros pourvoyeurs de terrains de stage. « Ils reprochent souvent aux étudiants d'avoir trop de connaissance en psychologie, et pas assez en procédures administratives, note Brice Mendès, président du Mouvement national des étudiants et travailleurs sociaux. On a même vu un département réclamer que l'on connaisse tout de la prestation spécifique dépendance, alors qu'elle est vouée à disparaître... »
Derrière cette crainte se cache aussi celle de la déqualification des emplois. Les régions ne pourront-elles pas avoir envie de se tourner vers les formations les moins coûteuses, donc les moins longues, au détriment des diplômes d'Etat ? « Elles vont nécessairement se pencher sur le problème et suivre les employeurs au risque de privilégier les diplômes les moins chers ou ceux qui leur paraîtront plus adaptés à leur territoire, analyse François Astolfi, vice-président de l'association « 7-8-9, vers les états généraux du social ». Dans le secteur de l'aide à domicile notamment, ces derniers vont-ils se battre pour recruter des titulaires du diplôme d'Etat d'auxiliaire de vie sociale ? Les grosses structures comme l'Union nationale des associations ADMR, sans doute, mais les petites entreprises qui utilisent l'aide à domicile comme outil d'insertion n'en auront pas toujours les moyens. La question se pose encore plus pour celles qui considèrent l'aide à domicile comme un service à vendre. »
Autrement dit, beaucoup de professionnels redoutent que les régions ne mettent un peu trop l'accent sur l'apprentissage et les formations qualifiantes, qu'elles maîtrisent déjà bien, et la validation des acquis de l'expérience (VAE), au risque, selon eux, de dévaloriser les métiers. « Nous nous posons déjà des questions sur la mise en place de la VAE pour les auxiliaires de vie sociale, devant les problèmes de financement qui s'annoncent, confie un agent des services déconcentrés de l'Etat. En outre, les régions pourraient par exemple vouloir former plus de moniteurs-éducateurs et moins d'éducateurs spécialisés. Mais ce qui serait logique en termes de coût ne le serait plus en termes d'emploi, les premiers ayant plus de difficulté en matière d'insertion professionnelle. » Les syndicats redoutent, de plus, que les formateurs ne fassent les frais d'une recherche d'économie. « Quelles garanties avons- nous pour le maintien des conventions collectives ? », s'inquiète Maryvonne Nicolle, secrétaire nationale de la fédération CFDT Santé-sociaux.
Pour réduire les coûts, les régions ne seront-elles pas en plus tentées d'ouvrir la formation à la concurrence ? « Il faudra se pencher sur le code des marchés publics applicable à la formation continue », avertit Philippe Chevreul. Certes, le projet de loi prévoit que tout établissement devra avoir fait l'objet, avant d'être agréé par la région, d'une déclaration préalable auprès des services déconcentrés de l'Etat. « Ce qui n'empêchera pas n'importe quelle boutique de se mettre sur le créneau, fulmine Jean-Yves Baillon, secrétaire général de l'Union fédérale de l'action sociale (UFAS) -CGT. Lorsque l'IFTS d'Echirolles s'est trouvé en difficulté, on a bien vu que des grosses associations étaient prêtes à s'associer pour faire dessus une OPA... » L'Aforts a sur ce point demandé que l'agrément des centres fasse l'objet de dispositions spécifiques définies par décret, au lieu de relever simplement de l'article L. 920-4 du code du travail, comme le prévoit le projet de loi (4).
Les régions pourraient également remodeler le paysage de l'offre de formation pour mieux le contrôler. « Dans un souci de proximité, nous avons laissé l'offre se disperser, au risque de voir se multiplier de petites structures trop fragiles », commente une DRASS. Est-ce à dire que certains centres y laisseront forcément des plumes ? Il est sûr que pour entrer dans cette démarche de régionalisation, tous ne partent pas sur un pied d'égalité. Les IRTS, multifilières et avec, par nature, une structure régionale, seront sans doute mieux placés que d'autres sur l'échiquier. Mais les petits centres déjà implantés dans le tissu local devraient pouvoir eux aussi tirer leur épingle du jeu. « Ceux qui sont en phase avec les perspectives régionales pourraient être tentés de jouer leur carte seuls, au détriment du début de mise en réseau initié par l'Etat dans un souci de cohérence nationale, estime François Astolfi. En fait, la logique de concurrence pourrait accentuer le problème d'éclatement. »
Il faudra que les stratégies locales qui vont immanquablement se dessiner ne fassent pas perdre de vue l'enjeu majeur pour les professions sociales. Réussir à tirer par le haut cette décentralisation, que les acteurs n'ont pas voulue, pour permettre au dispositif de formation de faire face, en 2005, aux problèmes de pénurie des professionnels qui vont se poser de façon cruciale.
Maryannick Le Bris
(1) Voir ASH n° 2328 du 10-10-03.
(2) Voir l'interview de ce dernier, ASH n° 2318 du 4-07-03.
(3) Voir ASH n° 2325 du 19-09-03.
(4) Voir ASH n° 2329 du 17-10-03.