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Que reste-t-il de l'ambition de lutter contre la pauvreté ?

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A l'occasion de la journée mondiale du refus de la misère, le 17 octobre, Pierre Saglio, président d'ATD quart monde, s'insurge contre l'aggravation de la situation des plus démunis, liée, explique-t-il, aux choix budgétaires gouvernementaux et au climat de suspicion à l'égard des pauvres. Les principes de la loi de 1998 ont-ils été oubliés ?

« Madame Z. habite dans un grand quartier populaire. Très active, elle milite au sein de plusieurs associations, dont ATD quart monde. Aujourd'hui elle n'en peut plus. “Le quartier brûle. Ces 15 derniers jours, on a brûlé l'école maternelle, le centre social, l'hôtel de police, encore d'autres locaux. On s'arme des deux côtés du quartier, on ne nous entend pas, on ne nous écoute pas. Les trois quarts des jeunes qui font les conneries ont des parents qui sont au RMI. Alors on reproche aux parents de laisser faire, mais ils sont découragés. Ils se battent tellement pour survivre avec si peu qu'ils n'en peuvent plus ; ils n'ont plus la force de s'opposer à leurs enfants, de faire face aux dettes qui s'accumulent... [...]”

Aujourd'hui, les pauvres n'en peuvent plus et leur cri se résume en cette phrase : “On en a marre. Nous voulons être comme tout le monde. Nous ne demandons pas la pitié, nous voulons vivre comme tout le monde.”

Tous ceux qui sont à leurs côtés, à commencer par des professionnels de toutes sortes, se trouvent dans les mêmes impasses. Comment se loger quand il manque un million de logements sociaux dans ce pays ? Comment vivre sans être obligé d'avoir recours à tous les circuits de distribution alimentaire (2,6 millions de personnes les utilisent aujourd'hui)  ? Comment accéder à un emploi dans un contexte économique difficile ? Comment avoir confiance en son environnement quand on ne cesse de vous suspecter ?

L'avenir s'assombrit et nous devons faire face à un risque d'abandon, inacceptable et scandaleux, des plus pauvres dans notre pays. Deux facteurs aggravent cette situation : les choix budgétaires de l'Etat et le climat de suspicion à l'égard des personnes démunies.

Chacun sait “la panne de croissance” actuelle, les difficultés économiques qui se cumulent et conduisent à des licenciements importants. Comme chaque fois, les pauvres en sont les premières victimes. Ils vivent dans l'insécurité la plus grande sans moyens pour y faire face. Leurs difficultés sont amplifiées par les choix budgétaires de l'Etat. Faut-il rappeler que les deux ministères dont les budgets diminueront le plus en 2004 sont les Affaires sociales et le Logement ? Faut-il rappeler les batailles incessantes pour obtenir le simple versement des crédits votés par l'Etat et gelés ensuite par souci d'économies ? Faut-il, enfin, rappeler les nombreuses décisions prises, ou en projet, qui fragilisent les personnes en situation de grande précarité et leur font payer au prix fort les difficultés économiques du moment (restriction de l'indemnisation du chômage décidée par les partenaires sociaux, suppression de l'allocation spécifique de solidarité [ASS] au bout de deux ans, diminution de l'APL, restriction de l'aide médicale d'Etat, etc.)  ?

Des accusations injustes

Les personnes en situation de pauvreté sont accusées de s'y complaire et de profiter des mesures mises en place. C'est profondément injuste. Qui pourrait se complaire dans le RMI ? Est-il confortable, pour un couple avec deux enfants, de vivre avec 865  € par mois, voire 742  € s'il touche déjà une aide au logement ? Un service social estimait récemment à 1 400  € la somme nécessaire à une telle famille pour faire face à ses besoins essentiels...

A ATD quart monde, nous sommes chaque jour témoins des efforts considérables que font la grande majorité des personnes pour chercher à travailler. Certaines s'acharnent même dans des emplois à temps partiel sans y gagner un centime, car leur salaire est inférieur au RMI et en est complètement déduit. Mais elles butent sur la précarité des contrats de courte durée, mal rémunérés et qui, lorsqu'ils se terminent, les laissent pratiquement sans ressources pendant trois mois à cause du mécanisme de révision trimestrielle du RMI. Que signifie vouloir les “responsabiliser”, dès lors que leur volonté de travailler n'est pas en cause et qu'en abaissant encore leurs revenus - comme le prévoit la réduction des droits à l'ASS -, ils seront projetés un peu plus dans l'urgence de la survie quotidienne, ce qui réduira d'autant leur capacité à s'investir dans un projet professionnel ? Les allocataires du RMI sont aussi soupçonnés de fraude, alors que les chiffres sont dérisoires (1).

Il importe de dépasser tous ces préjugés injustes et dévastateurs pour voir les choses en face. Les personnes font tout ce qu'elles peuvent pour s'en sortir. Mais la société, faute de réelle volonté, ne leur apporte pas les réels soutiens dont elles ont besoin pour y arriver.

La loi d'orientation de 1998 [...] reste aujourd'hui la meilleure boussole dans la lutte contre la pauvreté. Le cap est clair : “Que tous accèdent aux droits de tous.” Il s'agit de se donner les moyens pour que tous accèdent aux droits fondamentaux, c'est-à-dire aux sécurités qui permettent de vivre au milieu des autres et comme les autres. Sécurités qui permettent à chacun de ne plus dépendre du bon vouloir de tel ou tel, de la charité de telle association, de la mairie ou de l'Etat. Sécurités qui permettent à chacun d'être pleinement responsable.

L'Etat doit être et rester le garant de ces droits fondamentaux. Il revient au chef de l'Etat, garant du respect des minorités, de réaffirmer ce cap et d'exiger qu'il soit tenu par tous, y compris dans le contexte de la décentralisation. Qu'en est-il, par exemple, dans le projet de décentralisation du RMI qui prévoit de confier tous les leviers aux seuls présidents des conseils généraux ? Comment, dans ce cas, l'Etat assume-t-il sa responsabilité de garant ? L'Etat a-t-il toujours l'ambition de faire de la lutte contre la pauvreté une priorité comme le lui impose la loi de 1998 (“la lutte contre l'exclusion est un impératif national”) et de le faire avec pour objectif l'effectivité des droits fondamentaux ? Les pauvres et ceux qui sont à leurs côtés ont besoin d'être certains de sa détermination : elle fait défaut aujourd'hui.

La loi de 1998 rappelle également que la lutte contre l'exclusion et la grande pauvreté ne peut être gagnée sans une double mobilisation : celle de l'ensemble des politiques publiques et celle de l'ensemble des acteurs. Ceux qui se battent au quotidien pour faire valoir les droits de telle ou telle personne savent bien que cette mobilisation est vitale, car on ne tronçonne pas la vie des gens. Comment imaginer, par exemple, qu'une personne puisse trouver et garder un emploi si elle n'a pas les moyens d'accéder à un logement ? Certes, certains y parviennent (2), mais au prix d'un effort surhumain.

N'est-il pas financièrement et humainement irresponsable de répondre à une demande de logement de certaines familles en leur payant l'hôtel ? Pourtant, de plus en plus, les professionnels n'ont plus d'autre choix. Une mère de famille a ainsi vécu plusieurs mois avec ses enfants et quand on l'interroge sur ses souhaits en arrivant dans un logement de promotion familiale, elle répond : “Avoir une cuisinière pour faire moi-même à manger à mes enfants.”

Quelle ambition a-t-on en créant le revenu minimum d'activité (RMA)  ? Ce projet va-t-il renforcer les politiques de l'emploi pour permettre à chacun de trouver un itinéraire d'accès à “l'emploi de droit commun” ? Ne risque-t-il pas plutôt d'isoler les allocataires du RMI dans une filière spécifique, pilotée par des acteurs différents, et les enfermant dans un statut de travailleurs pauvres ? A ce propos, le mouvement ATD quart monde, comme l'ensemble des associations du collectif Alerte, demande le report de la discussion de ce projet devant l'Assemblée nationale pour qu'enfin soient prises en compte les questions, remarques et suggestions des bénéficiaires du RMI et de tous ceux qui sont à leurs côtés, tant en ce qui concerne la décentralisation du RMI que la création du RMA.

Quelle catastrophe faut-il attendre pour qu'enfin un Premier ministre se décide à réunir, comme le lui demande la loi de 1998, le comité interministériel de lutte contre l'exclusion (3)  ? Quand un Premier ministre prendra-t-il la responsabilité de garant et de pilote de la mise en œuvre de l'ensemble des politiques publiques pour une lutte effective contre la grande pauvreté ? Seule une telle mobilisation peut répondre à l'indivisibilité des droits.

L'espoir est dans la mobilisation

Les politiques publiques doivent être pensées en associant les personnes qui vivent la pauvreté et, de fait, se battent quotidiennement contre, ainsi que les professionnels et les associations qui sont à leurs côtés. Penser les politiques sans eux et chercher ensuite des corrections par des mesures d'urgence renforcent l'assistance et l'isolement d'une part croissante de nos concitoyens.

[...] Aujourd'hui, plusieurs signes confortent notre espérance. Des citoyens se regroupent pour refuser concrètement que l'un d'entre eux soit bafoué dans sa dignité et soit abandonné. La journée mondiale du refus de la misère permet de valoriser ces exemples, de les rendre publics et de conforter tous ceux qui les posent. Nous comptons sur chacun pour apporter sa contribution.

Le Conseil économique et social a pris cette question de la mobilisation de tous à bras-le-corps et c'est tout l'intérêt du rapport L'accès de tous aux droits de tous par la mobilisation de tous, qu'il a voté à la quasi-unanimité en juin 2003 (4). Il l'a fait à partir d'exemples qui montrent qu'une telle mobilisation est possible, même si elle reste encore fragile. De plus en plus, des travailleurs sociaux et d'autres professionnels se forment avec des personnes issues de la grande pauvreté. Ils créent ainsi, ensemble, les conditions concrètes d'un réel partenariat, d'une réelle compréhension mutuelle et donc d'une meilleure complémentarité.

Les défis à relever sont de taille. Le plus urgent est le drame du logement. Il concerne trois millions de nos concitoyens. Impossible d'y parvenir, diront certains. Ils oublient qu'un siècle plus tôt,  lorsqu'a été décrétée l'obligation de scolariser tous les enfants de ce pays, il n'y avait pas, loin s'en faut, suffisamment d'écoles pour les accueillir. Mais cette volonté farouche, cette ambition clairement affichée, a mobilisé toutes les énergies. Comment accepter qu'il ne puisse pas en être de même aujourd'hui pour le logement ? »

Pierre Saglio Président du mouvement ATD quart monde : 33, rue Bergère - 75009 Paris -Tél. 01 42 46 81 95.

Notes

(1)  Ainsi, en 1997, le ministère de l'Emploi et de la Solidarité faisait état d'un nombre de fraudes au RMI « extrêmement marginal, de l'ordre de 0,6 % ». Dans le même temps, la fraude sur l'impôt sur le revenu était évaluée par le Conseil des impôts à près de 60 milliards de francs.

(2)  Voir ASH n° 2327 du 3-10-03.

(3)  Le Premier ministre devrait réunir cette instance en 2004, a annoncé Dominique Versini, secrétaire d'Etat à la lutte contre la précarité et l'exclusion, le 15 octobre en conseil des ministres. Voir ce numéro.

(4)  Voir ASH n° 2316 du 20-06-03

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