Actualités sociales hebdomadaires : Quel est l'objet de ce deuxième « Forum pour une politique citoyenne en santé mentale » ?
Martine Dutoit : C'est un forum interassociatif organisé par des partenaires français et européens qui ont tous en commun de s'intéresser de longue date à la place des usagers (2). Nous donnons cette année la priorité à l'expression des patients, à travers des débats mais aussi des ateliers de musique, théâtre, peinture, danse... Il s'agit d'abord de dénoncer les discriminations auxquelles se heurtent les personnes cataloguées comme malades mentales ou handicapées psychiques, qui souffrent non seulement de leurs symptômes et des effets secondaires de leur traitement mais aussi du regard que la société - et parfois la médecine elle-même - porte sur la maladie mentale. Il s'agit aussi de valoriser leurs potentialités, leurs facultés d'expression, leur créativité. Tout cela, avec la conviction que les professionnels ont beaucoup à en apprendre, que cette écoute est même au cœur de leur métier. Vous-même êtes assistante sociale en psychiatrie depuis 1987. Quel a été votre parcours ?
- J'ai connu la fin de l'hôpital fermé (à Sainte-Anne, à Paris) puis travaillé dans des structures diverses - foyer de post-cure, centre médico-psychologique, appartement thérapeutique -, mais toujours liées à l'hôpital. Avec le sentiment que l'on n'a pas été au bout de la logique de secteur, que l'on n'a pas réussi à créer vraiment des structures banalisées pleinement insérées dans la ville. La psychiatrie n'est plus dans des murs, mais elle reste enfermée dans des enclaves. Et elle a toujours beaucoup de mal à prendre en compte le point de vue du patient.
Pourquoi ce nom anglais, pas très engageant, d'
advocacy ?
- L'invention vient effectivement d'Angleterre, pays où sont nés les premiers conseils de patients. Le terme est d'origine latine et veut dire « appelé auprès ». L'advocacy, c'est un soutien apporté à la parole, une aide à l'expression par un tiers. Nous n'avons pas trouvé de mot français pour le traduire. D'ailleurs, quand nous avons lancé l'idée, cela n'intéressait pas grand monde en France, on nous prenait pour des Martiens ! Par contre - et ce n'était pas un mince avantage - le terme était déjà en usage dans de nombreux pays d'Europe du Nord et il était tout de suite compris dans les instances européennes.
Malgré le voisinage gênant en français avec le mot avocat (la confusion n'existe pas en anglais avec le lawyer ), nous avons donc décidé de garder ce terme d'advocacy. Et de l'expliquer : c'est une pratique de médiation sociale qui introduit un tiers entre deux parties dont l'une se sent mal écoutée. Le vocable est entré en 1999 au Dictionnaire de psychiatrie, édité chez Larousse-Bordas.
En quoi craignez-vous la confusion avec l'avocat ? Ne jouez-vous pas un peu le même rôle ?
- En aucun cas nous ne parlons à la place de l'usager ! L'objectif est de faire reconnaître sa parole à lui, de l'amplifier si besoin. Nous pouvons, par exemple, préparer avec lui une lettre ou un entretien avec le médecin, le juge, l'avocat ou le travailleur social. Nous l'aidons à clarifier son propos, à formuler son projet. Eventuellement, nous l'accompagnons s'il le souhaite. Mais nous n'agissons jamais à sa place.
Nous ne prenons pas non plus forcément son parti et ne le défendons pas face à son interlocuteur. Les opinions peuvent demeurer opposées, l'important est que s'instaure un dialogue respectueux, que le patient soit reconnu comme sujet capable de faire valoir son point de vue. Nous reprenons à notre compte cette idée de nos amis anglais : « Quand des personnes non habituées à parler seront entendues par des personnes non habituées à entendre, de grandes choses pourront arriver. »
Quels sont les moyens d'intervention d'Advocacy ?
- Dès l'origine, nous avons eu le souci de mener des actions concrètes. Pour le bénéfice des personnes concernées mais aussi pour faire ressortir l'ampleur du besoin de médiation. C'est ainsi que nous avons créé en 1998, au sein d'Advocacy, une commission d'évaluation des demandes d'intervention, la CEDI. Des demandes, il en remonte une quinzaine par mois, de toute la France. Elles émanent, par exemple, de personnes internées de force, ou mises sous tutelle sans concertation, ou qui sont privées de courrier et de téléphone pendant une hospitalisation, ou qui subissent une discrimination professionnelle. Elles n'arrivent pas à se faire entendre ou estiment être victimes d'un abus de pouvoir.
La CEDI, elle aussi composée d'usagers et de non-usagers, fonctionne toujours selon le principe d'une entraide bénévole. Nous orientons au besoin vers le professionnel compétent, aidons à une première visite. Parfois, l'envoi d'un simple courrier suffit à débloquer la situation, à obtenir un rendez-vous. Parfois, c'est plus compliqué... L'intervention d'un tiers n'est pas toujours comprise ni acceptée.
Vous avez aussi ouvert des permanences de proximité...
- Advocacy Basse-Normandie a créé à Caen, en avril 2001, avec l'aide de plusieurs associations locales, un « espace convivial citoyen » qui a déjà accueilli une centaine de personnes. Nous en avons ouvert un deuxième, à Paris, en septembre 2002, qui est fréquenté par une cinquantaine de patients, adhérents ou non de l'association. Des projets sont en cours à Rennes, à Argelès-sur-Mer, dans la Haute-Normandie, toujours à partir d'une base locale, avec des usagers, des professionnels, des familles aussi.
Comment fonctionnent ces espaces ?
- Ce sont des lieux de rencontre et d'activités, qui proposent une alternative à l'isolement et à la ségrégation, deux maux qui s'entretiennent mutuellement. Ils se veulent autogérés, avec des usagers très présents qui assurent une fonction d'accueil et d'entraide, qui y prennent des responsabilités, qui apprennent aussi à mieux se tolérer entre eux, ce qui n'est pas toujours facile. Les usagers actifs dans l'espace citoyen s'y trouvent dans une autre position que celle du malade mental ou du handicapé psychique. Ils deviennent des acteurs, aux yeux des autres et à leurs propres yeux. Certes, un encadrement est nécessaire. Mais un encadrement qui n'est plus inscrit dans le rapport inégal du soin ou de l'assistance, plutôt dans une dynamique de soutien à la citoyenneté et de coopération.
Notre modèle a été au départ, et reste, celui des malades du sida et de Aides. Les malades du sida ont prouvé qu'ils pouvaient jouer un rôle moteur dans la prise en compte de leur maladie, avec des professionnels engagés à leurs côtés.
Dans la pratique, quels sont vos moyens d'existence ?
- Dès le départ, nous avons pu nous inscrire dans des programmes européens. A Caen, nous avons bénéficié d'un emploi- jeunes. Certains usagers sont embauchés avec un contrat emploi-solidarité. Nous avons aussi ouvert un chantier-école pour organiser le forum. Mais tout cela reste fragile et la chasse aux subventions épuise une trop grande part de nos énergies.
Nous fonctionnons aussi par échange avec d'autres associations. L'une d'elles, par exemple, se réunit dans notre local et nous a proposé en contrepartie un atelier d'arts plastiques, dans lequel certains de nos adhérents ont trouvé un formidable moyen d'expression.
A l'expérience, le besoin de médiation se confirme-t-il ?
- Il y a un vrai besoin. Et cela, sans même parler des problèmes traditionnels d'hospitalisation forcée ou de mise sous tutelle que nous connaissions bien. Certains patients subissent un rejet des institutions qui les considèrent comme des cas trop complexes. D'autres, parce qu'ils ont déjà fait l'expérience de l'institution psychiatrique, la fuient, refusent toute prise en charge. D'autres encore se méfient des administrations qui multiplient les procédures, même pour l'accès à la couverture maladie universelle. Plus nous intervenons et plus nous voyons combien les personnes ont simplement du mal à être informées et reçues par les services hospitaliers ou administratifs compétents.
... Et par les travailleurs sociaux ?
- Certaines personnes suivies par un psychothérapeute libéral n'ont plus accès à un service social. D'autres se sont repliées sur elles-mêmes, ont laissé s'accumuler les contentieux et se retrouvent avec des problèmes de logement, de voisinage, des dettes de loyer, de forfait hospitalier, de crédit à la consommation... Nous les aiguillons évidemment vers le service social compétent. Il nous est aussi arrivé de servir de médiateur entre un patient et un travailleur social lorsque des relations de violence s'étaient installées. Le dialogue a été renoué, difficilement mais dans un climat de sécurité. Au soulagement des deux parties.
La « place centrale » de l'usager commence à être reconnue dans les textes...
- Et nous nous en félicitons. Maintenant, toute la difficulté est de faire vivre ce principe inscrit dans la loi du 2 janvier 2002, de lui donner corps. Je suis invitée à parler de ce sujet dans les écoles, devant des associations, mais je ne vois pas beaucoup les choses bouger chez les professionnels. Les médecins se demandent juste comment ils vont s'en sortir avec la question épineuse de l'accès au dossier. Mais en général, le patient ne demande son dossier que lorsqu'il s'est heurté à l'absence de dialogue. Ce n'est souvent qu'un dernier recours, en désespoir de cause.
Née en 1996 du constat des difficultés d'accès aux droits ou au recours des patients en santé mentale, de leur « disqualification » dans la société, l'association Advocacy-France compte aujourd'hui 300 adhérents. Elle présente la particularité de rassembler des « usagers » et des « non-usagers », professionnels d'horizons divers, juristes, médecins, philosophes, travailleurs sociaux..., « tous concernés par les “problèmes psy” et les droits de l'homme ». Et pariant sur la richesse de l'échange de leurs expériences (3) .
Comment vous situez-vous par rapport aux associations de malades ou d'usagers de la psychiatrie ?
- Comme autre chose. Il y a de l'espace pour tout le monde. Il est clair, en tout cas, que nous ne prendrons jamais la place d'une association d'usagers dans les conseils où elles sont appelées à siéger.
Nous revendiquons plutôt la position de la « personne de confiance » inscrite dans la loi du 4 mars 2002 sur les droits des malades, mais dont la définition et le statut n'ont pas été précisés (4). A voir les nombreuses difficultés qui surgissent entre usagers et tuteurs ou curateurs, il nous semble malsain que ceux-ci puissent jouer ce rôle de « personne de confiance ». Le problème est le même avec les membres de la famille. Ce statut ne doit pas leur être accordé automatiquement. La « personne de confiance » ne doit pas être une partie impliquée au problème. Ce devrait être un allié choisi par le patient, et habilité pour cette fonction de par son expérience et sa déontologie.
Propos recueillis par Marie-Jo Maerel
(1) Advocacy-France : 8, rue Thureau-Dangin - 75015 Paris - Tél. 01 45 32 22 35 ; Advocacy Ile-de-France : 19, rue de Nantes - 75019 Paris - Tél. 01 46 07 18 18.
(2) « De la personne accompagnée à l'accompagnement des professionnels » : ce forum est organisé, entre autres, par les centres d'entraînement aux méthodes d'éducation actives (CEMEA), la Fondation ITSRS de Montrouge et Neuilly-sur-Marne et l'Association pour l'étude et la promotion des structures intermédiaires (Asepsi) et des associations d'usagers. Il se tiendra à la mairie de Paris.
(3) Le projet d'Advocacy-France est développé dans un livre rédigé par ses deux fondateurs, Martine Dutoit et Claude Deutsch, Usagers de la psychiatrie : de la disqualification à la dignité, paru chez érès en 2001.
(4) Voir ASH n° 2262-2263 du 17-05-02.