« “Si la santé, la sécurité ou la moralité d'un mineur non émancipé sont en danger, ou si les conditions de son éducation sont gravement compromises, des mesures d'assistance éducative peuvent être ordonnées par justice...” Article 375 du code civil. L'assistance éducative judiciaire s'appuie toujours sur des motifs graves. Le professionnel chargé d'exercer la mesure est généralement aux prises avec des situations familiales complexes. Il doit accompagner des sujets déboussolés, meurtris. Son intervention, puis l'évaluation de son service, précèdent et motivent des jugements ayant trait à l'autorité parentale qui vont engager l'avenir du mineur et de ses parents. Droits de visite, suivi psychologique, placement, maintien du mineur à domicile, autant d'orientations possibles qui pourront être proposées par le service éducatif et ordonnées par le juge des enfants. Aussi, à l'entame d'une mesure, le climat familial est-il souvent tendu, et grande l'inquiétude des personnes. L'incertitude règne. Dès lors, parents et magistrat attendent de l'éducateur qu'il éclaire la situation, qu'il fasse émerger la vérité, qu'il répare ce qui s'est brisé. Il est le “sujet supposé savoir” et il est prié de dire ce qu'il sait. C'est un professionnel de l'éducatif, il doit donc connaître les réponses, avoir les bonnes solutions ou alors à quoi bon ! Mais, comme le disait Nietzsche, la connaissance, parce qu'elle est trop humaine, n'est jamais absolue. Et quand il s'agit de penser et de décrire le désespoir, la passion ou la douleur, assurément, les mots nous manquent. Il persiste toujours un impossible à savoir sur l'autre qui nous embarrasse et nous déstabilise. Immanquablement, le professionnel se heurte à l'opacité du sujet, à des résistances, à des refus mais aussi à des désirs qui ne sont pas toujours les siens. Il se heurte à ses propres limites, à ses manques, à ses doutes, à ses certitudes. Bref, à chaque nouvelle mesure, le travailleur social refait l'expérience de la relation humaine avec ce qu'elle a de plus imprévisible et de plus insondable.
Ni les portes ni les interphones de cet immeuble de sept étages ne fonctionnent. Les systèmes de fermetures ont été forcés. Les vitres de la cage d'escalier sont brisées. Des papiers et de la nourriture jonchent le sol. Les murs sont tapissés de graffitis : “ta mère la pute”, “nike les keufs”. Mais le pire, c'est cette odeur d'urine qui vous soulève le cœur et vous empêche de respirer. Pourtant, Mme B., 30 ans, vit avec ses trois enfants dans un appartement au 4e étage de cet immeuble situé au beau milieu d'un quartier sensible. Petite femme fragile, elle se débat dans cet univers sordide pour élever ses enfants. Je me suis longtemps demandé pourquoi, lorsqu'elle rentrait chez elle, Mme B. regardait systématiquement dans les poubelles, comme par habitude. Et puis un jour, je le lui ai demandé. Sa boîte aux lettres est constamment fracturée et, quasiment par réflexe, elle regarde simplement si son courrier n'a pas atterri dans les ordures. Normal, quotidien, dramatique.
J'exerce une mesure d'assistance éducative pour deux des trois enfants de Mme B. Les travailleurs sociaux, dont je fais partie, ont évalué et le magistrat a jugé que les conditions d'éducation offertes par cette mère à ses enfants étaient gravement compromises. Le placement des enfants, s'il n'est pas encore d'actualité, est sur toutes les lèvres, comme une évidence future, une destinée. Mme B. ne les canalise pas bien. Les limites ne sont pas posées, la loi n'est pas intégrée... Il se pourrait même qu'inconsciemment Mme B. désire le placement de ses enfants. Seulement voilà, elle ne parvient pas à le verbaliser. D'ailleurs, plus jeune, Mme B. a été confiée à l'aide sociale à l'enfance. Nous assistons certainement à un phénomène de répétition. Cela ne fait plus aucun doute, les carences actuelles de Mme B. et de ses enfants sont le fruit d'une histoire personnelle douloureuse qui refait surface...
Une fois encore, cette famille n'échappera pas à l'univocité de notre analyse. Si Mme B. est en difficulté, elle le doit à son histoire et à celle de ses parents. Mais en sommes-nous si certains ? Pourquoi Mme B. ne serait-elle pas, en partie du moins, victime d'un environnement social insécurisant rendant sa position de parent tout simplement intenable. Car la question est bien là. Une mère “ordinaire” pourrait-elle élever ses enfants dans ces conditions sans que ces derniers ne soient d'une manière ou d'une autre mis en danger ? Hors sujet, me dira-t-on, Mme B. n'est pas une femme “ordinaire” ! On m'expliquera ensuite que cette personne me touche, que je suis trop impliqué, pas assez neutre. Fin du débat. Fin des états d'âme. Famille suivante...
Le mal-être d'un sujet, a fortiori lorsqu'il s'agit d'un enfant, est intolérable. Face à lui, l'éducateur est envahi de sentiments contradictoires. Logiquement, humainement, il cherche à donner du sens à ce qu'il vit, à produire un savoir sur ce qu'il voit. Parfois submergé par l'angoisse de ne pas être à la hauteur de la tâche, de demeurer à jamais “incomplétant” devant tant de souffrance, il met en place des subterfuges inconscients. Il pare son insupportable méconnaissance de l'autre d'un savoir parfois mal acquis. Il fait semblant, il joue à celui qui sait et, sans y prendre garde, emprisonne les personnes dans une vision toujours trop restrictive du sujet. Il interprète le moindre fait, classe, ordonne, qualifie, range. Comme pour mieux se rassurer, il scrute ce qui pourrait être le signe d'une défaillance chez le parent. Il cherche l'élément susceptible de venir entériner ses propres préjugés sur l'éducation. Or cet ethnocentrisme de classe épingle le sujet à sa souffrance, l'enferme dans des analyses monolithiques qui le désignent comme l'unique responsable de son malheur. Empêtré dans un imbroglio émotionnel, le professionnel focalise toute son attention sur le système familial et sur les sinuosités de son passé. Ainsi, les interprétations psychologiques, voire “psychologisantes”, monopolisent-elles les évaluations socio-éducatives aux dépens d'une approche socio-économique le plus souvent ignorée. Sous prétexte que les travailleurs sociaux ne peuvent rien y faire, il faudrait ne rien en dire ! Et ce n'est probablement pas en affublant notre discours d'un vocabulaire abscons que nous nous départirons de ces logiques bien rodées qui nous agissent et qui nous arrangent. “Pathologique du lien”, “mère immature”, “relation fusionnelle”, “climat incestuel”... Personne ne réfute la validité théorique de ce vocabulaire générique, mais les usagers les plus démunis sont condamnés à rester muets devant ces termes venus d'un autre monde. Perdus, étourdis par tant de mots, ils sont condamnés à subir nos vérités les plus invérifiables, à supporter le poids de nos représentations sur ce que doit être un parent.
Je n'occulte pas les fragilités psychiques des parents avec lesquels je travaille. Je ne banalise pas les effets que celles-ci peuvent avoir sur les enfants. Je ne suis pas non plus imperméable aux réflexions sur les phénomènes inconscients, ni sur les processus de répétition transgénérationnelle. Ils existent et il faut s'efforcer de les prendre en compte. En revanche, je conteste ouvertement la “psychologisation” systématique des souffrances à laquelle les travailleurs sociaux s'adonnent parfois. Rendre nos évaluations plus complexes est un impératif éthique, car seule la combinaison dynamique des facteurs sociaux, psychologiques et économiques peut nous permettre d'approcher un temps soit peu la réalité d'un vécu familial douloureux.
Dès lors, comment ne pas succomber à l'envie de chahuter quelque peu nos modes de pensée, de renverser pour une fois l'ordre des choses en postulant que ce ne sont pas nécessairement les parents pauvres qui résistent à l'intervention sociale mais quelquefois l'intervenant social qui leur résiste ? En frappant d'un déni collectif l'ampleur de leur misère, en minimisant les incidences du contexte socio-économique sur la “parentalité”, nous leur interdisons le droit de se plaindre, de croire à une autre vie. Ailleurs peut- être ! Au bout du compte, l'embarras que nous éprouvons tous à travailler auprès de ces personnes en situation de grande précarité n'est-elle pas proportionnelle à notre incapacité à mesurer et à appréhender dans nos évaluations leurs conditions matérielles de vie. Et est-il encore possible, dans notre secteur, de penser que, si les déterminants familiaux existent, le déterminisme familial, quant à lui, n'est pas une fatalité ?
On regrette souvent que les personnes ne prennent pas conscience de leurs difficultés. Lorsqu'elles se rebiffent ou nous contredisent, nous en déduisons que, décidément, il leur reste beaucoup de travail pour prétendre engager un réel changement, pour amorcer une évolution positive. Il y a six mois, Catherine Gadot, présidente du Fil d'Ariane (1) et représentante des usagers, intervenait aux assises du Carrefour national de l'action éducative en milieu ouvert (Cnaemo) devant un parterre de travailleurs sociaux pour dénoncer l'omnipotence et l'omniscience de certains professionnels. C'est vrai, elle n'y a pas mis les formes, mais elle a eu le courage d'exprimer ce qu'elle pensait. Elle a, avec ses mots, exposé sa vérité, comme nous exposons si souvent la nôtre. Une partie de l'auditoire a sifflé. Ces professionnels du social, ces spécialistes de l'accompagnement et du soutien par la parole n'ont rien dit, ils n'ont posé aucune question, ils ont seulement sifflé. Voyez, Madame Gadot, il nous reste, nous aussi, encore beaucoup de travail à effectuer. »
Xavier Bouchereau Educateur spécialisé dans un service d'AEMO judiciaire à Nantes : 4, rue de Polymnie - 44230 Saint-Sébastien-sur-Loire -Tél. 02 40 03 42 31 -E-mail :
(1) Association regroupant des parents d'enfants placés.