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Soigner les maux des enfants par les mots

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Depuis quelques années, la Sauvegarde de l'enfant à l'adulte du Nord mène une action d'insertion originale dans des écoles et des centres sociaux de Lille et des environs. En engageant une relation épistolaire personnalisée et confidentielle avec les enfants, la  « Boîte à mots » cherche à leur apporter un espace d'expression. Et une écoute tolérante et attentive à leurs difficultés et à leurs souffrances.

La voiture recouverte de motifs et de dessins rigolos s'arrête devant l'école. Trois personnes, chacune avec une drôle de boîte multicolore en bandoulière, en descendent et se dirigent vers une classe. La réaction, raconte Marie Lesenne, factrice à la Boîte à mots, est alors immédiate : « Quand on arrive, les enfant se mettent à crier “la Boîte à mots !, c'est la Boîte à mots !” » Cet accueil se répète désormais depuis plusieurs années dans sept écoles et collèges, trois centres sociaux et deux terrains d'accueil des gens du voyage de Lille et de son agglomération.

Créée en 1996, au sein de l'unité éducative de l'Association départementale du Nord pour la sauvegarde de l'enfant à l'adulte, la Boîte à mots (1) s'est donné pour premier objectif de lutter contre le mal de vivre d'enfants en situation d'exclusion par le biais d'une relation épistolaire individuelle et confidentielle avec des adultes bénévoles et anonymes. L'action, qui concerne aujourd'hui 700 garçons et filles âgés de 6 à 12 ans, s'appuie sur le droit à la liberté d'expression reconnu aux enfants par l'article 13 de la convention internationale des droits de l'Enfant. « Ces publics en difficulté sociale sont envahis par des questionnements et des préoccupations tels qu'ils ne sont plus disponibles pour les apprentissages de base. La Boîte à mots a été conçue pour leur permettre d'épancher leurs “maux”, d'avoir un espace d'expression destiné à évacuer leurs souffrances », défend Maryse Thellier, fondatrice du dispositif.

Des mots pour soigner les maux... Derrière l'apparente simplicité de cette initiative d'insertion socio-culturelle, s'est dégagée, au fil des ans, une démarche originale et parfaitement rodée qui commence par la présentation aux enfants de la Boîte à mots et la signature avec la structure concernée d'un protocole définissant le cadre d'intervention de l'équipe. Les parents sont informés par le biais d'une petite plaquette confiée aux enfants par les responsables de l'opération.

Dès lors, les huit facteurs (quatre animateurs socio-culturels de la Sauvegarde et quatre bénévoles) peuvent entamer leur « tournée » un peu particulière. Ils se rendent dans les classes pour collecter les mots des enfants et troquent momentanément leur casquette de messager pour celle d'écrivain public afin d'aider ceux qui le désirent à rédiger leur lettre. Tout à la fois garants de la confidentialité des écrits qui leurs sont confiés et « accoucheurs » de mots, comme ils aiment à se définir, les facteurs-écrivains publics sont au centre de la relation de confiance qui va s'instaurer avec l'enfant tout au long de cette correspondance un peu particulière. « Il n'y a pas de façon de faire type, chaque relation entre un facteur et un enfant est unique. Il faut seulement savoir s'impliquer pour amener le jeune à sortir le nœud qui est au fond de lui. On ne censure pas ses propos, mais on l'aide à les reformuler », explique Maryse Thellier.

Une fois signées et déposées par les enfants dans la boîte fermée par un cadenas, les lettres sont rassemblées à l'association et entièrement saisies sur ordinateur pour archivage (et codifiées afin de préserver la confidentialité) avant d'être redistribuées aux 80 répondants bénévoles appelés les « Tom et Betty ». Chaque répondant- qui signe Tom ou Betty - reçoit ainsi entre deux et cinq lettres et dispose d'une dizaine de jours pour préparer ses réponses. Afin d'avoir une vision d'ensemble des thèmes et des difficultés évoquées par les enfants à une période donnée, chaque répondant se voit également adresser les photocopies des 200 lettres récoltées.

Adopter le ton du conteur

Dieu, les étoiles, la mort, les relations avec les frères et sœurs, le divorce des parents, la découverte de l'amour, le racisme, la violence... tous les sujets abordés reçoivent une réponse personnalisée. Ni maîtres, ni psychologues, ni moralistes, les Tom et Betty sont invités à emprunter le ton du conteur pour tenter de mettre en scène leurs réponses à des lettres touchant parfois à des sujets délicats. Par exemple, à la suite des attentats du 11 septembre 2001, un Tom a reçu une lettre d'enfant lui expliquant « qu'il trouve ça bien ». Il lui a répondu par une histoire destinée à susciter l'empathie avec les victimes. Un autre Tom a été interrogé sur les différences entre les religions. Il a choisi de raconter les aventures d'un petit garçon parti explorer des contrées imaginaires appelées « Pays du Ramadan », « Pays de Pâques », etc. Cette position de conteur, note Arnaud Colin, facteur-écrivain public, offre également un biais idéal pour mettre en scène des expériences vécues sans s'exposer soi-même. « Nous avons retenu l'idée émise par un écrivain de “fiction autobiographique” qui invite les répondants à s'impliquer humainement dans la relation épistolaire avec l'enfant, tout en maintenant une distance indispensable pour préserver leur intimité. » Cette façon de raconter permet parfois aussi de rassurer, de déculpabiliser des enfants après la mort d'un proche ou la séparation de leurs parents. Citant l'expression du neuropsychiatre Boris Cyrulnik, les membres du dispositif parlent du conte comme un « para-dit » très utile pour libérer le sujet d'un secret douloureux sans qu'il se sente obligé d' « avouer » ce qu'il ressent comme une faute.

Les réponses achevées, tous les Tom et Betty se réunissent une fois par mois pour valider chaque texte avant de le confier aux facteurs. Ces lectures collectives sont alors l'occasion de s'appuyer sur l'expérience des autres répondants bénévoles pour modifier certains écrits maladroits ou hors sujet. « Il s'agit d'amener les enfants à poursuivre une réflexion, plutôt que de vouloir leur donner des réponses définitives », précise Bernadette Delecluse, ancienne enseignante devenue factrice bénévole. Egalement présents aux réunions de validation, les facteurs apportent de précieuses informations sur le contexte dans lequel un mot d'enfant a été rédigé et adressé à des Tom et Betty qui « ont besoin de mettre des émotions, de la chair et de sentir la transpiration qui a été fournie avant d'écrire leur réponse », estime la créatrice du dispositif. Lorsque certains mots d'enfants laissent entrevoir des situations de maltraitance, l'équipe de la Boîte à mots prend contact avec le directeur d'école ou du centre social. « Quand une fillette écrit qu'un monsieur l'a “touchée dans la rue ou que son père la course avec sa ceinture et la bat, nous allons travailler la réponse de façon à essayer de la convaincre qu'elle ne peut pas rester seule avec ça, que c'est au-dessus de ses forces et qu'il faut qu'elle se fasse aider par un adulte », explique Maryse Thellier. Néanmoins, ajoute-t-elle, « ce dispositif n'est qu'un outil de veille par rapport aux questions de maltraitance. Nous ne sommes ni un outil de traitement, ni un outil de dépistage. Si tel était le cas, les enfants n'écriraient plus à la Boîte à mots ou alors elle deviendrait une “Boîte à malheurs”. »

« Que parmi les hommes et les femmes innombrables et anonymes, il en existe un ou une pour vous lire et vous répondre, sans rien exiger de vous en retour, peut implanter dans un être une dose d'espoir inestimable, et durable », écrit la romancière Marie Desplechin dans la préface d'un livre consacré à la Boîte à mots (1). Pont jeté entre les enfants et des adultes bienveillants, cette action favorise aussi la mixité sociale en reliant des enfants issus des zones périphériques le plus souvent défavorisées à des Tom et Betty évoluant dans le cœur de la cité.  « La Boîte à mots, ça sert à parler de choses qu'on n'a pas envie de dire aux autres. Des fois, il y a des trucs qui nous gênent, qui nous empêchent de nous concentrer sur autre chose et c'est bien de pouvoir les dire », témoigne un enfant.

Si le dispositif apporte un réel espace d'expression, une minorité d'enfants (13 % des 200 garçons et filles interrogés en juin 2002) émettent certaines réserves. Ils déplorent ainsi le turn-over de certains facteurs-écrivains publics, qui nuit à l'établissement d'une relation de confiance indispensable pour pouvoir « s'attacher aux gens de la Boîte à mots [...] et dire les profonds secrets », comme le raconte cet enfant. L'équipe de la Boîte à mots doit également veiller parfois à ce que son projet ne soit pas détourné de son objectif initial et instrumentalisé : « Une nouvelle maîtresse est arrivée cette année dans une classe de CP et on a constaté qu'elle notait au tableau les noms des enfants qui avait déjà participé à l'opération afin d'instaurer un tour et qu'elle punissait certains élèves en les privant de Boîte à mots, ce qui n'est évidemment pas notre démarche », raconte ainsi Bernadette Delecluse.

L'ESPACE « PAS TROP CONSTRUIT » DE L'ÉCRITURE

Animée par un groupe de professionnels aux profils variés, sans réunions d'équipe classiques ni supervision, la Boîte à mots développe une manière de fonctionner qui se veut atypique. L'équipe revendique ainsi une certaine « dépossession de la toute-puissance du professionnel », à l'exemple de la frustration ressentie parfois par les facteurs ne voyant pas les réponses aux lettres d'enfants dans lesquelles ils se sont souvent beaucoup investis. « C'est sur notre frustration que s'établit l'appropriation de la réponse par l'enfant »,  précise Bernadette Delecluse. De même, comme l'écrit l'ethnologue Laurent Marty, certains membres du dispositif estiment que « le “charme” et donc l'efficacité de la Boîte à mots proviennent [...] de cette relation approximative avec une écriture imparfaite entre un enfant et un adulte. Là, précisément, dans cet espace “pas trop construit”, se noue la relation. » Plutôt que de proposer aux Tom et Betty des ateliers d'écriture traditionnels, les facteurs organisent chaque année des soirées de réflexion et d'échanges avec des professionnels  (anthropologues, psychiatres, philosophes, écrivains, responsables d'association...), autour de thèmes tels que « les croyances et le symbolique », les « expressions de violences », la mort ou l' « éducation sentimentale ». En juin dernier, c'était au tour des écrivains Marie Desplechin et Jean-François Pocentek d'intervenir sur le sujet « Comment raconter des histoires, se raconter ? ».

Si l'action est soutenue financièrement par les collectivités territoriales (conseil régional, conseil général et municipalités dans lesquelles la Boîte à mots intervient), l'initiatrice du projet entend bien contrôler son développement : « Ce qui fait que ça marche aujourd'hui, c'est que nous formons une équipe pluridisciplinaire, polyvalente et militante. Elle ne pourrait plus fonctionner de la même manière avec un nombre trop important de lieux et donc d'enfants et de répondants » Toutefois, cela n'empêche pas le transfert de l'expérience à d'autres partenaires associatifs, qui signent alors une convention avec la Boîte à mots. L'expérience a déjà été reconduite à Sèvres (Hauts-de-Seine) en 1999 avec l'association « La courte échelle ». Elle devrait l'être également dans le Vieux-Lille, à Valenciennes et au Luxembourg.

Henri Cormier

Notes

(1)  La Boîte à mots : 1, résidence Magenta-Fombelle - Rue Jules-Guesde - 59000 Lille - Tél. 03 20 15 16 49.

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