Jusqu'à une période récente, l'arrivée d'une femme toxicomane à la maternité était une expérience redoutée par l'équipe médicale. Car elle signifiait souvent suivi médical de la grossesse quasi inexistant, difficultés relationnelles, risque de prématurité du nouveau-né, puis de placement. Sans compter que l'équipe n'était pas toujours au courant de la conduite toxicomaniaque de la patiente. Les situations de tension et d'incompréhension n'étaient alors pas rares. « Pour les sages- femmes, la situation était difficile à entendre : comment peut-on être enceinte en étant toxico ? Elles se sentaient débordées par des patientes qui débarquaient en salle d'accouchement au tout dernier moment, sans dossier médical. Ni les unes ni les autres n'étant sereines, le ton montait plus vite :d'où des situations de conflit et un climat de suspicion réciproque », raconte Sylvie Marty, sage-femme du service de pathologie de la grossesse de la maternité du CHU de Montpellier.
La situation a bien changé dans cet établissement depuis 1997, date de création de la cellule « Parentalité et usage de drogues » (1). Pour faciliter l'accès aux soins des femmes toxicomanes, réduire les risques médicaux et sociaux et créer les conditions favorables à l'émergence du lien parents-enfant, une équipe pluridisciplinaire coordonne désormais leur accompagnement, dès les premières semaines de grossesse. L'objectif est clairement affiché : « La naissance à terme d'un enfant en bonne santé, pris en charge de façon adaptée sans être séparé de sa mère. »
Créer une cohésion et une coordination interprofessionnelles a été l'une des priorités de l'équipe. « Il a fallu apprivoiser ces femmes qui éprouvaient une grande méfiance vis-à-vis des soignants. Aujourd'hui, elles se sentent accueillies à la maternité, se réjouit Rose-Marie Toubin, pédopsychiatre. Nous leur avons permis de découvrir qu'elles pouvaient être reconnues dans ce qu'elles vivaient. »
« Dans un environnement cohérent, fondé sur la confiance, le respect, des gens qui ont été bousculés par la vie éprouvent quelque chose qui peut être fondateur pour eux, explique Françoise Molénat, pédopsychiatre et auteur d'un ouvrage sur cette expérience (2). Cette habitude de travailler ensemble, ces relations interprofessionnelles apportent de la protection. » Le témoignage de Mme H., aujourd'hui mère de deux enfants, exprime bien ce sentiment de confiance et de sécurité. Arrivée à trois mois et demi de grossesse, dans l'affolement, à la maternité, elle a été immédiatement orientée vers la sage-femme coordinatrice. « J'étais paniquée, je me disais : “Mon enfant ne sera pas normal, comment vais-je faire ?” Elle avait réponse à tout ! J'étais complètement paumée et seule. J'ai été accueillie par des professionnels qui m'ont rassurée et qui avaient envie de m'aider. » Mme M. garde également un souvenir très positif du suivi dont elle a bénéficié, il y a quatre ans, pour la naissance de sa petite fille. « J'étais pourtant très stressée. J'avais des problèmes familiaux et beaucoup d'inquiétudes sur les conséquences du produit de substitution pour le bébé. » A nouveau hospitalisée à la maternité du CHU, elle aborde donc sa nouvelle grossesse avec confiance. « Souvent, les équipes médicales ne sont pas à l'aise avec les toxicomanes. Ici, elles ne jugent pas et n'ont pas de préjugés. »
L'ensemble du suivi anténatal se déroule sous la vigilance d'un personnage central, pivot du dispositif : la sage- femme coordinatrice (3), Corinne Chanal, qui est à l'origine du projet (voir encadré au verso). Elle est la première à rencontrer la future mère. Cette dernière, au même titre que toutes les femmes menant une grossesse à haut risque (rien ici ne doit stigmatiser « la toxicomane » ), va bénéficier de consultations médicales rapprochées et d'un enregistrement du rythme cardiaque fœtal chaque semaine. Cet examen est effectué de préférence à domicile par une sage-femme de la protection maternelle et infantile (PMI). « Cela nous permet d'introduire très tôt un suivi, de surcroît pour un motif médical et non social, explique Corinne Chanal. C'est important pour l'accompagnement après la naissance, surtout quand on connaît la méfiance des toxicomanes vis-à-vis des professionnels sociaux et médico-sociaux. »
Le travail en réseau - entre les professionnels des différents services de l'hôpital (maternité, pédopsychiatrie, centre de méthadone, service social...) et avec l'extérieur (médecine de ville, PMI, structures médico-sociales...) - commence dès la première rencontre avec la femme enceinte et après étude de sa situation. Malgré les conditions de vie souvent difficiles de la future mère, il n'y a orientation sociale qu'en fonction des besoins exprimés par les parents. Elle n'est jamais justifiée par la seule « crainte des professionnels » d'une situation à risque. « Je n'appelle les assistantes sociales de la maternité que si les parents sont d'accord pour évoquer avec elles leur problème de sécurité sociale, de logement, de papiers à résoudre », explique Corinne Chanal. Dans tous les cas, la sage-femme coordinatrice prépare les rencontres entre les professionnels sociaux et médico-sociaux et les parents afin d'éviter les réactions de rejet.
Outre ces consultations de suivi global, un rendez-vous avec le pédiatre de la maternité est prévu avant la naissance. L'occasion d'évoquer toutes les questions qui suscitent encore l'inquiétude de la future mère : la peur que l'enfant soit sujet au manque, ou encore le syndrome de sevrage, qui touche les bébés dont les mères sont sous produit de substitution. Celui-ci apparaît dans les premiers jours après la naissance, il peut durer plusieurs semaines et il nécessite souvent un traitement : certains bébés y sont en effet plus réceptifs que d'autres. Enfin, à sept mois de grossesse, la femme visite la maternité et rencontre l'équipe qui lui explique le déroulement de son séjour.
Désormais, les pratiques sont bien codifiées. La sage-femme coordinatrice prévient l'équipe de l'arrivée de la patiente et lui remet une feuille de transmission. Celle-ci comporte des informations sur la sérologie de la patiente, mais aussi sur sa situation socio-économique et les éléments qui doivent rester confidentiels : par exemple, la toxicomanie quand elle n'est pas connue des parents ou beaux-parents de la future mère. « Ce dispositif a aidé les sages-femmes à appréhender ces femmes comme des mères. Ce ne sont plus des toxicos, mais des êtres qui prennent des drogues et souffrent d'une pathologie. La préparation, le suivi anténatal, la présence d'un dossier ont fait baisser les tensions », explique Corinne Chanal.
Plus sereines, les équipes peuvent s'efforcer de répondre à l'un des objectifs centraux de ce dispositif de suivi et d'accompagnement : créer, maintenir ou développer le lien mère-enfant. Pour cela, le service de suites de couches dispose d'un outil privilégié : l'unité kangourou. Elle permet d'accueillir ensemble une mère et son nouveau-né souffrant de pathologies diverses (petits prématurés, diabétiques, bébés sous antibiothérapies, syndromes de sevrage...). Le bébé est dans la chambre de sa mère et bénéficie d'une présence assidue de l'équipe de puéricultrices. Lesquelles ont appris à reconnaître les signes du syndrome de sevrage (cris, tremblements, convulsions...), à transmettre aux mères la façon d'apaiser leur enfant qui pleure beaucoup. « Nous ne sommes pas là pour faire à leur place, mais pour aider les parents, explique Sylvie Le Bon, puéricultrice. Nous apportons un soutien dans la prise en charge de l'enfant, mais aussi un soutien moral aux parents. C'est difficile de voir souffrir un bébé. Il faut les aider, les déculpabiliser aussi. C'est une attention permanente, et une réelle relation de confiance à établir. »
Cette expérience d'accueil et de suivi individualisé des femmes enceintes toxicomanes a pris corps grâce à l'engagement d'une sage-femme de la maternité du CHU de Montpellier, Corinne Chanal. Alors que se développent la politique de réduction des risques et les premiers centres de méthadone, celle-ci s'engage à titre privé dans une association, « Réduire les risques ». « Lors des permanences d'un bus d'échange de seringues, se souvient-elle, je rencontrais des femmes qui avaient des enfants en bas âge. Elles me racontaient leurs difficultés d'accès à l'hôpital au moment de leurs accouchements : c'était tellement dur qu'elles n'y parlaient pas de leur toxicomanie. » Corinne Chanal organise alors les premières prises en charge à l'hôpital avec l'appui immédiat d'une pédiatre, convaincue de la nécessité d'un soutien individualisé pour éviter la séparation mère-enfant et limiter les placements très nombreux. Elles font ensuite appel à l'équipe de pédopsychiatrie du CHU, qui travaille depuis longtemps avec la maternité autour de la prise en charge de patientes vulnérables, confrontées à la mort périnatale, l'annonce d'un handicap... La cellule « Parentalité et usage de drogues » est née. Entre mars 1997 et avril 2001, 82 mères dépendantes d'un opiacé ont été prises en charge. Sur ces 82 grossesses (dont deux gémellaires), 82 enfants sont nés vivants. Le taux de grande prématurité a été limité à 2,4 %. Quant au recours à une mesure judiciaire, il n'a concerné que quatre enfants. Il n'y a eu rupture totale mère-enfant que dans un seul cas.
Ce qui fait la richesse de cette relation, c'est sans doute cette capacité à prendre et à donner du temps. Celui de montrer, d'expliquer, de réexpliquer, en restant parfois une heure et demie avec la mère - et, le plus souvent possible, avec le père. Celui de répondre aux questions, d'apaiser les inquiétudes. L'enjeu est d'importance, puisqu'il s'agit de permettre, dans des conditions parfois très difficiles, la rencontre entre les parents et l'enfant, de rassurer la mère sur ses capacités, quitte à prolonger l'hospitalisation même quand la situation médicale de l'enfant ne le justifie plus.
« Je suis restée 21 jours à l'hôpital, témoigne Mme H. J'avais tellement peur de rentrer chez moi avec un bébé ! Je ne m'étais jamais occupée de moi, alors m'occuper de quelqu'un d'autre... Tout ce suivi, la façon dont j'étais entourée a permis d'instaurer un climat de sécurité. J'ai pu partager ma peur. Tous ces gens étaient des points de repère. » « Une hospitalisation, même longue, en maternité est moins chère que l'hospitalisation d'un grand prématuré, affirme Corinne Chanal. Et de la même façon, même si c'est à long terme qu'il faut soutenir les familles, un enfant placé coûte plus cher qu'une travailleuse familiale ou qu'une aide-ménagère. »
Lorsque les parents sont prêts, on peut envisager la sortie. Auparavant, l'équipe s'est efforcée, au cours du suivi, de trouver dans l'entourage un « point de sécurité » : la personne qui aura le meilleur lien avec la famille. Il peut s'agir d'un médecin généraliste, d'un pédiatre de ville ou de la maternité, d'une pédopsychiatre, d'un proche... La sortie, finalement, n'est que l'aboutissement du travail de préparation mené dès la première rencontre avec la patiente et tout au long de l'accompagnement. Au service d'un projet : permettre à des parents de garder leur place auprès de leur enfant, quelles que soient leurs difficultés.
Sandrine Pageau
(1) Unité petite-enfance, service de médecine psychologique pour enfants et adolescents « Peyre-Plantade » (Professeur C. Aussilloux) : CHU - Avenue Doyen-Gaston-Giraud - 34059 Montpellier cedex 05.
(2) Grossesse et toxicomanie - Sous la direction de Françoise Molénat - Ed. érès et l'Afrée - 2000.
(3) Ce poste de coordination à mi-temps est financé par la direction départementale des affaires sanitaires et sociales, tout comme les deux vacations de pédopsychiatre et de pédiatre.