Au cours du mois de mai 1999, cinq jeunes d'un collège de Romans (Drôme) sont transportés aux urgences du centre hospitalier de la ville à la suite d'une tentative de suicide. Cette succession de passages à l'acte, sans lien entre eux, alerte Damien Veyrier, assistant social du service de pédiatrie. « Je venais tout juste de prendre ce poste et je me suis demandé, avec ma collègue de l'établissement scolaire, ce qui se passait. Ne connaissant pas grand-chose au suicide de l'adolescent, nous avons décidé de créer un groupe de réflexion. »
Composé de cinq assistants sociaux et d'une éducatrice spécialisée appartenant à trois institutions différentes (l'hôpital, le conseil général, l'Education nationale), ce « groupe de prévention de la récidive » (1) s'attache dans un premier à temps à observer les expériences menées sur le sujet à travers l'Hexagone et à s'informer auprès de spécialistes, à l'instar de Xavier Pommereau, psychiatre au Centre Abadie (CHU de Bordeaux). L'assistant social du service de pédiatrie va également s'efforcer d'accroître la coordination des services et des intervenants impliqués dans la prise en charge des jeunes suicidants. Tout d'abord, amener les professionnels à tenir un discours commun et cohérent à l'adolescent qui arrive aux urgences. « A l'époque, chacun l'accueillait dans son coin et à sa façon. Face à un jeune qui exprimait son désir de rentrer chez lui, on lui disait parfois qu'il pourrait sortir le lendemain. Alors que la durée d'hospitalisation en service de pédiatrie est de cinq jours ! »
Il s'agit ensuite de compléter l'analyse clinique par un examen de la situation socio-éducative du jeune. La triple évaluation (médicale, psychologique et sociale) préconisée par l'Agence nationale d'accréditation et d'évaluation en santé est dès lors systématiquement pratiquée lors de l'hospitalisation. Ce regard pluridisciplinaire réduit le risque de passer à côté de souffrances majeures, à l'instar d'un abus sexuel, d'une maltraitance ou encore d'une homosexualité difficile à assumer. Il constitue également un outil de dialogue et d'échanges qui peut s'avérer très bénéfique pour le suicidant, reconnaît le Dr Gilles Pierre, chef du service pédiatrie : « Tout au long des cinq jours d'hospitalisation, l'adolescent va pouvoir choisir le type de professionnel avec lequel il se sent le plus à l'aise pour dire quelque chose d'important sur sa vie personnelle. Cet éventail d'intervenants facilite l'émergence de tel ou tel secret. »
Parallèlement à cette prise en charge plurielle, le groupe de prévention mène une action auprès d'institutions et d'associations locales pour articuler leurs efforts au niveau de la prévention ou du suivi des tentatives de suicide (2). « Des contacts sont pris pendant l'hospitalisation avec les éducateurs, les acteurs de l'Education nationale ou encore l'assistante sociale de secteur de façon à ce que l'environnement de l'adolescent le protège et lui offre des espaces d'écoute. Ce partenariat permet par exemple de trouver des prises en charge psychologiques temporaires auprès de structures associatives dans l'attente d'un suivi thérapeutique en centre médico-psychologique », note Didier Poudevigne, chargé du programme de prévention du suicide à l'Association drômoise d'éducation pour la santé (ADES). Chargée de coordonner au niveau départemental le programme de prévention du suicide prévu par le plan régional de santé, cette association a apporté un appui précieux au groupe de prévention, notamment pour organiser des commissions de travail et des formations destinées à sensibiliser les professionnels au suicide. Des questions telles que la maltraitance des mineurs, les conduites à risque ou la crise suicidaire ont d'ores et déjà été abordées. Il s'agit de tout faire pour éviter que le passage à l'acte d'un jeune ne soit banalisé par les équipes concernées.
En juin 2000, et après plusieurs mois de réflexion, le groupe lance également un dispositif de prévention de la récidive. Sachant qu'il est particulièrement difficile d'avoir une action efficace pour le premier passage à l'acte et que près d'un jeune sur trois, en France, recommence dans l'année. L'équipe va alors profiter des contacts établis lors de l'hospitalisation pour proposer à l'adolescent de le revoir chez lui, deux mois après sa sortie du service de pédiatrie. Cette action concerne les jeunes ne bénéficiant d'aucun accompagnement socio-éducatif et ceux n'ayant fait l'objet d'aucun signalement auprès des autorités administratives ou judiciaires, soit près de la moitié de ceux hospitalisés en pédiatrie. « Ces adolescents repartent chez eux avec un rendez-vous chez un psy, mais on sait pertinemment qu'ils vont y aller une ou deux fois seulement et abandonner. Au moment de leur sortie, on leur propose donc une date pour les rencontrer chez eux et je leur laisse mon numéro de téléphone portable afin qu'ils puissent m'appeler à n'importe quel moment. L'idée, ce n'est pas seulement de leur dire la “porte est ouverte”, mais de leur dire “on va venir ouvrir la tienne si tu es d'accord”. De leur montrer qu'on s'intéresse vraiment à eux », explique Damien Veyrier.
Le délai de deux mois permet de retrouver le jeune à un moment où la vie quotidienne a repris le dessus. Et après cette période exceptionnelle qui accompagne le passage à l'acte et où l'on assiste à une embellie de la situation familiale. « On va arriver chez le jeune au moment où les premières petites crises, les premiers conflits risquent de réapparaître. On va voir comment ils sont gérés dans la famille », poursuit Damien Veyrier.
Autre avantage, le cadre institutionnel est oublié le temps de cette visite au domicile : l'image du professionnel en blouse blanche, derrière un bureau et tout puissant, s'estompe pour laisser place à de nouveaux rapports. Pour Véronique Plantier, assistante sociale à l'hôpital de Romans et membre du groupe de prévention, il importe de montrer aux jeunes qu'ils ont « en face d'eux des professionnels qui sont aussi des êtres humains ouverts à ce qui se passe, à la vie » et d'aborder des questions jusque-là passées sous silence. De plus, le jeune qui accueille chez lui les deux travailleurs sociaux (d'une institution différente à chaque fois) n'est plus seulement celui qui est pris en charge, mais celui qui reçoit.
Dès le lancement de cette action, l'équipe a eu l'idée d'associer les parents en profitant de ce déplacement pour les rencontrer avec leur enfant. Difficile en effet de mener une lutte contre la répétition du passage à l'acte sans y associer les père et mère qui se sentent souvent très démunis face au geste de leur enfant.
Pourquoi n'avoir pas vu venir cet acte désespéré ? Est-ce à cause de nous ? Comment l'aider ? « Le sentiment de culpabilité chez eux est très fort. On leur dit notamment qu'ils n'ont pas à tout gérer, qu'ils ont “juste” à être des parents et qu'ils peuvent laisser le reste aux professionnels », explique Damien Veyrier. A cela s'ajoute parfois une angoisse persistante : « Les parents disent qu'ils sont soulagés lors de l'hospitalisation, car le risque immédiat est passé. En revanche, plusieurs mois, voire plusieurs années après, certains sont toujours obsédés par l'idée qu'ils n'ont rien vu venir la première fois et que ça peut se reproduire », raconte Didier Poudevigne. Lors de ces rencontres, l'équipe cherche donc à aider les adultes pour qu'ils puissent donner à l'enfant une image rassurante.
Parmi les 30 suicidants suivis depuis trois ans, seuls deux sont à nouveau passés à l'acte. L'un a aussitôt décroché son téléphone pour prévenir Damien Veyrier qu'il venait de se taillader les veines. Les résultats tiennent largement à la souplesse de fonctionnement et à l'implication personnelle des membres du groupe. Comme les trois institutions de tutelle n'ont toujours pas signé de protocole définissant leurs règles d'intervention (pour formaliser par exemple l'action des assistantes sociales dépendant du conseil général hors de leur secteur), l'efficacité du dispositif repose surtout sur l'organisation interne et la motivation de l'équipe. « A la base de ce projet, il y a la volonté de six travailleurs sociaux qui ont ajouté à leur temps de travail cette action pour laquelle il n'y a ni convention ni financement spécifique, précise Damien Veyrier. Cela implique que nous acceptions de rencontrer un jeune ou ses parents à l'hôpital après notre journée de travail et que nous allions deux mois plus tard chez lui en soirée ou le samedi matin. » Si cette absence de convention tripartite ne garantit pas la pérennité de l'action, l'équipe reconnaît qu'elle permet une grande souplesse qui colle bien aux attentes des adolescents : « Ils peuvent me joindre à tout moment sur mon portable ; les membres du groupe peuvent aussi appeler un jeune si nécessaire, le recevoir à l'hôpital ou se rendre chez lui... On est loin de la rigidité des horaires d'ouverture d'un centre médico-psychologique ou des prises de rendez-vous préalables qui découragent souvent le jeune de rencontrer un psy. »
Son expertise en matière de prévention de la récidive - acquise au fil des trois années écoulées - reconnue, le groupe voit néanmoins arriver avec une certaine appréhension des demandes d'accompagnement de jeunes suicidants déjà suivis sur le plan socio-éducatif. Et ses membres avouent être pris de court par ces sollicitations qui dépassent leur objectif initial. « Les assistantes sociales scolaires, les infirmières scolaires et quelques médecins généralistes nous adressent des jeunes qui ne vont pas bien, car ils savent qu'ils pourront être hospitalisés et bénéficier de cette triple évaluation. On tombe alors dans la prévention primaire et on n'est plus dans la prévention de la récidive. Cela nécessiterait de créer une unité de prise en charge psycho-médico-sociale légère et de transformer des lits de pédiatrie en lits pour les adolescents et d'embaucher une infirmière en psychiatrie et un psychologue », estime Damien Veyrier.
La majorité des 30 jeunes pris en charge depuis trois ans par le groupe de prévention de la récidive ont entre 15 et 17 ans. La moitié seulement d'entre eux vivent avec leurs deux parents et 20 % des autres n'ont plus aucune relation avec le père. 25 % des jeunes ne sont plus scolarisés et ne sont pas insérés sur le marché du travail. Les raisons de leur passage à l'acte les plus souvent évoquées ? Un conflit familial et des difficultés éducatives, des problèmes sentimentaux ou relationnels avec les amis, les difficultés scolaires, un syndrome dépressif, la violence ou encore la révélation d'abus sexuel.
En attendant, le groupe planche sur d'autres évolutions possibles du dispositif, comme la mise en place de groupes de parents de jeunes suicidants permettant d'aborder des questions éducatives (dois-je lui interdire de sortir ? que dire à ses frères et sœurs ?) et d'échanger leur expérience et leurs craintes. Grâce à une subvention de la Fondation de France, il devrait aussi engager une évaluation du travail réalisé et une réflexion sur la tentative de suicide de l'adolescent : « Au cours de leurs études, les travailleurs sociaux ne sont pas formés pour faire face à cette situation qui renvoie à un désir de mort, précise Damien Veyrier. Il faut que nous puissions réfléchir à ce que ce geste nous renvoie, à la façon de nous situer et à nos propres limites. »
Henri Cormier
(1) Groupe de prévention de la récidive : Centre hospitalier Romans-Saint-Vallier - Site de Romans-sur-Isère - 26102 Romans - Tél. 04 75 05 76 53 - E-mail :
(2) Le groupe de partenaires est composé d'une quinzaine de personnes, psychiatres, médecins généralistes, infirmières, assistantes sociales, éducatrices de prévention ou encore élus locaux représentant plusieurs institutions ou associations (Ville de Romans, Ville de Bourg- de-Péage, conseil général, Education nationale, Espace santé, Arbrilec, Mutuelles de la Drôme, etc.).