« Pour accrocher les jeunes inscrits dans des comportements d'échecs à répétition et de passages à l'acte renouvelés, il faut quelque chose de vraiment sensationnel, un projet si incroyable, si exceptionnel pour eux, que d'emblée ils se mettent à rêver et y adhèrent sans trop y réfléchir, sans trop y croire aussi », affirme Georgette Ribot-Kainz, chef de service à l'unité éducative milieu ouvert (UEMO) de Thionville (Moselle). Ce « truc complètement ouf », selon l'un des six adolesecents de 16 à 18 ans embarqués, début 2002, par l'éducatrice de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) dans un périple de 20 jours - dont 17 de marche - à travers le gigantesque terrain d'aventures, sans barrières ni limites, qu'est le désert saharien. Passionnée par ces contrées âpres et rudes où elle avait déjà entraîné un premier groupe de jeunes en 1999, Georgette Ribot-Kainz l'est tout autant par les adolescents réputés « incasables » auprès desquels elle chemine depuis 30 ans. Utilisant l'itinérance pour les aider à sortir de l'errance, l'éducatrice est convaincue des vertus du déplacement pour permettre à ces jeunes de prendre du recul par rapport à leur environnement relationnel et à leurs modes de fonctionnement habituels.
Un tel voyage, bien sûr, ne s'improvise pas et l'éducatrice avait soigneusement balisé le parcours. Le fait, notamment, d'être allée sur place préparer l'expédition avec ses partenaires tunisiens, spécialistes des randonnées chamelières, lui a permis de transmettre aux futurs voyageurs une représentation précise de la réalité qui les attendait. Ainsi mis en confiance, ces derniers ont aussi été rassérénés de voir à leurs côtés, au moment du départ, les responsables de l'unité éducative de Thionville et de la direction départementale de la PJJ, ainsi que le procureur de la République. Une présence qui a contribué à donner du sens à leur engagement. « Mme Kainz est peut-être folle, mais elle sait ce qu'elle fait puisque son directeur est là... », commentera d'ailleurs l'un des partants, tandis qu'un autre, en libération conditionnelle grâce au projet, de confier mezza voce : « au moins le tribunal voit que je fais des efforts pour arrêter mes conneries ! »
Des efforts, les voyageurs avaient dû commencer à en faire bien avant le décollage. « Une longue préparation a été proposée à ces adolescents - qui vivent dans l'immédiateté et sont très doués pour tout mettre en échec -, pour qu'ils soient en capacité de réussir leur traversée du désert », explique Georgette Ribot-Kainz. Commencée au dernier trimestre 2000 et jalonnée de rencontres avec les parents, cette préparation s'est échelonnée sur 6 à 15 mois selon les jeunes. Temps forts de cette mise en route psychologique et physique : des entretiens individuels pour faire le point avec chacun et vérifier son implication dans le projet, et un travail, en groupe, d'expression par le jeu et les arts corporels (1). Puis, entre octobre et décembre 2001, chaque jeune a été immergé pendant une semaine, seul avec un éducateur, dans la forêt vosgienne. Marche à pied, vie sous un habitat nomade monté chaque soir, tenue d'un cahier de notes personnel où écrire son ressenti : lors de ce séjour de rupture individuel, organisé par l'équipe du lieu de vie « Transhumances », partie prenante de l'expédition saharienne, il s'agissait de permettre aux adolescents de se confronter à eux-mêmes et à la nature, de s'assurer qu'ils étaient prêts pour l'aventure et de les rassurer aussi pour que, ne revenant pas sur leur engagement premier, ils osent s'y lancer. Trois jours avant le départ, une ultime journée de regroupement a réuni, dans les Vosges, les jeunes voyageurs et leurs trois encadrants (l'éducatrice de la PJJ, un éducateur de Transhumances et un moniteur-éducateur de la Sauvegarde de Seine-Saint-Denis). La petite troupe est prête, alors, à rallier le Grand Erg oriental et la caravane, conduite par un guide, quatre chameliers et leurs dix animaux, peut s'ébranler.
Lever à sept heures, petit déjeuner et rangement du bivouac, baraquement des chameaux, puis départ vers 9 heures pour cinq à six heures de marche ; repas, repos et travail d'écriture dans son carnet de route, avant le ramassage du bois dont seul est exempté le jeune qui a son entretien individuel « au bureau de la PJJ » - une couverture étendue au sommet d'une dune pour voir arriver les hypothétiques intrus.17 heures, le soleil disparaît : préparation du repas et « parlerie » pendant qu'il cuit, animée par un jeune également chargé de faire circuler le cahier de doléances du groupe. Dîner, vaisselle et discussion autour du feu avant de regagner son sac de couchage déjà scintillant de gel : les jours se suivent, identiques dans leur rythme et leur structuration. « Les journées se succédaient, précise Georgette Ribot-Kainz, mais chaque pas était pour le marcheur une avancée dans ses prises de conscience, une élucidation de ses difficultés, un coup de projecteur sur ses relations aux autres et son rapport au monde, à la lumière des actes posés et des paroles échangées - comme des silences, cris et insultes érigés pour résister à la rencontre et garder de la distance. »
D'évidence, la traversée n'a pas été un long fleuve tranquille mais tous les adultes- éducateurs et nomades - constituaient une « enveloppe bienveillante », sécurisant l'adolescent pour l'aider à cheminer. Et si le voyage en lui-même a été relativement court, il n'a pas pris pour autant fin le jour du retour : chaque jeune a été ensuite sollicité pour travailler, individuellement, à l'élaboration de son expérience afin de pouvoir rendre compte, en public, du chemin parcouru. Le soutien de l'équipe éducative mosellane aux adolescents reste également fort pour tenter d'éviter qu'ils dérapent. « On ne reconstruit pas en quelques semaines un édifice qui a manqué d'étayage pendant de nombreuses années », commente Georgette Ribot- Kainz. « D'autant que l'environnement familier du jeune n'est pas toujours “facilitant” et certains se retrouvent emprisonnés dans le carcan des anciennes projections des adultes qui les entourent. » Cependant, à ce jour, le bilan de l'expédition s'avère plutôt satisfaisant : trois des six voyageurs ont volontairement engagé une psychothérapie dès leur retour et cinq ont suivi des formations qualifiantes. Un seul adolescent, aujourd'hui âgé de 17 ans et demi, continue à évoluer très lentement et multiplie les stages de sensibilisation au monde du travail sans vraiment trouver sa voie ; néanmoins sa famille s'est réinvestie dans son parcours. Quant à T., s'il retient du désert que « c'est la misère » et que, d'ailleurs, on ne l'y reprendrait plus, il se dit néanmoins fier d'avoir mené l'aventure à bien.
Alliant la découverte des autres à celle de potentialités des jeunes, de nombreux séjours de rupture tablent également sur la richesse sociale et culturelle d'actions de solidarité internationale pour tenter de (re) mettre en mouvement des adolescents en panne de réussite et de motivation. L'idée n'est pas nouvelle. Déjà en 1981 dans son rapport au Premier ministre sur l'insertion des jeunes, Bertrand Schwartz soulignait qu' « en les faisant réfléchir sur leurs modes de vie », de telles expériences peuvent déclencher, chez les intéressés, « des changements d'attitude qu'aucune autre formation ne pourra jamais développer ». Au fil des années, la démarche a pris de l'ampleur, portée par des structures variées (services de la PJJ, clubs de prévention spécialisée, missions locales, associations de jeunesse et d'éducation populaire, lieux de vie, centres sociaux...), qui la mettent en œuvre, sur le terrain, avec des partenaires étrangers.
Construction d'un dispensaire, rénovation d'un orphelinat, aménagement de structures éducatives ou sportives, création de potagers, forage de puits, convoyage de produits de première nécessité, etc. :les opérations réalisées, très diverses, sont définies en fonction des besoins de la population locale ainsi que des capacités des jeunes et de la durée de leur séjour - le plus souvent entre deux semaines et deux mois (2).
« Avec les adolescents qui sont indifférents ou réfractaires aux solutions ordinaires, il faut des projets forts et valorisants, qui leur permettent de restaurer leur propre image et de passer du statut d'assisté à celui d'acteur », estime Alain Guérini, conseiller technique pour l'insertion à la direction régionale de la PJJ de Rhône-Alpes-Auvergne. Cet ancien responsable d'un centre d'action éducative (CAE) de l'agglomération lyonnaise a lui-même organisé, pendant plus de dix ans, des voyages-chantiers au Sénégal avec des jeunes pris en charge au CAE, pour les sortir de leur galère de quartier et leur ouvrir de nouveaux horizons. « Véritable accélérateur du processus éducatif et d'insertion - dans des moments où on a précisément l'impression de ramer -, ce type d'actions déplace le terrain de la formation et de la relation dans un cadre hors du commun. Il met les adolescents en situation de don et favorise, chez eux, l'émergence de savoir- être et de savoir-faire insoupçonnés », souligne-t-il (voir encadré).
De telles missions de solidarité se déroulent généralement sur trois ou quatre semaines, à la différence d'autres séjours qui constituent une immersion prolongée des adolescents dans un contexte différent « pour pouvoir chroniciser les bonnes attitudes », explique Michèle Buron, directrice éducative du lieu d'accueil « Vivre ensemble Madésahel » (3). Mais, comme la randonnée saharienne, chaque voyage est encadré : en amont, par une phase assez longue d'élaboration du projet et de préparation des jeunes, puis, en aval, par une période de reprise et de valorisation du travail engagé. Autrement dit, il ne s'agit pas de séjours « à l'arraché », mais d'une lente « pédagogie du détour, plate-forme d'apprentissages multiples », commente Yves Roux, éducateur en poste au service international du centre national de formation et d'études PJJ de Vaucresson. « On joue sur le caractère attrayant du chantier à l'étranger et les déclics que produit la rencontre avec les autres dans un contexte différent - notamment en termes de prise de confiance et de renarcissisation des jeunes, attendus et utiles, qui retrouvent une espèce de virginité dans leurs rapports à autrui -, pour capter l'intérêt d'adolescents difficilement mobilisables par ailleurs. » Et imaginer, ensuite, les possibles transferts des compétences acquises afin d'enclencher, dans la foulée, une démarche d'insertion.
Co-animateur d'une recherche-action sur la méthodologie des projets de solidarité internationale, Yves Roux est convaincu de l'intérêt d'un tel outil - sans toutefois le mythifier, précise-t-il. Et à la condition expresse qu'il soit mis en œuvre par des professionnels aguerris et non des personnalités charismatiques, plus ou moins formées, ou des grand frères à peine plus âgés que les adolescents qui fonctionnent comme des caïds de bande. « Il faut être prudent et ne pas jouer les apprentis sorciers avec des jeunes soudain catapultés dans une situation de fragilité par la perte de leurs repères familiers », affirme Yves Roux. S'il défend la nécessaire prise de risques inhérente à toute expérience éducative, il se méfie des déplacements s'apparentant plus à de la contention détournée qu'à des actions réellement préparées.
Course sportive, chantier humanitaire ou prise en charge autour d'un hobby : quel que soit le support éducatif utilisé, l'essentiel est d' « offrir aux jeunes un ailleurs - pas forcément très lointain -qui leur permette de se décentrer de leur quotidien pour faire le point », estime Laurence Fuchs, responsable du lieu de vie Transhumances. « Plus que la distance, c'est la distanciation qui compte », fait également observer Yves Drevet, directeur d'établissements de la Sauvegarde de l'enfance dans la Loire, dont la structure « Alternative » qui s'est spécialisée dans l'organisation de séjours de rupture. Individuels ou collectifs, ces derniers, conçus comme des sas de décompression et de réflexion et toujours proposés en dehors de ses murs, sont réalisés par Alternative à la demande des services chargés de la mesure éducative. De manière générale, explique Yves Drevet, avec ces mineurs ou jeunes majeurs en danger d'exclusion, « nous sommes face à des questions de séparations difficiles ou impossibles, des séparations manquées au sens où elles induisent du manque et, par contrecoup, des comportements répétés d'échec ou des conduites abandonniques. Il convient donc, à un moment donné, de créer un décalage, un pas de côté, pour aider le jeune à renouer des liens avec son histoire, peut-être aussi avec sa famille et avec les apprentissages. »
Inscrits dans la logique du travail éducatif existant ou projeté, et élaborés avec leurs interlocuteurs en fonction de la problématique du jeune, les séjours de rupture d'Alternative constituent un espace d'écoute particulier auquel le déplacement et l'activité (sportive, culturelle, humanitaire) fournissent un cadre privilégié. « Nous nous situons un peu comme des spécialistes face à nos collègues travailleurs sociaux généralistes », précise Marie Boiraud, éducatrice à Alternative. De fait, ajoute-t-elle, les séjours de rupture représentent généralement des prestations que l'éducateur exerçant en milieu ouvert ou en institution n'a souvent ni le temps ni les moyens de réaliser. « Et, de surcroît, en tout cas au moment où il formule une demande dans notre direction, ce n'est plus son rôle : il est pris dans une relation, une histoire - celle de la prise en charge -, des enjeux, qui nécessitent de passer le relais. » Il y a bien sûr une part de travail commun qui va conditionner les objectifs et orientations du séjour. Le contenu de celui-ci sera ensuite restitué aux intéressés pour qu'ils puissent, dans la durée, tirer parti du nouvel éclairage prodigué. « Nous essayons de proposer des références aux jeunes, en leur donnant peut-être parfois d'autres réponses, liées au contexte différent et à notre place de tiers, dont ils peuvent se réemparer afin d'éviter de répéter les mêmes échecs », explique Marie Boiraud. Définie comme une trêve réparatrice pour sortir d'une situation bloquée, cette expérience structurante entend offrir aux intéressés l'opportunité de voir et d'être vus autrement, et de faire en quelque sorte peau neuve pour s'inscrire dans une dynamique de changement.
Temps forts de prise en charge dans le « faire avec » et les « éprouvés » communs, ajoute Georgette Ribot-Kainz, les séjours de rupture constituent des moments charnières dans lesquels « nous jouons un rôle de passeurs en nous efforçant de mettre les adolescents en situation de recoller les morceaux de leur histoire afin de pouvoir se projeter dans l'avenir ». C'est pourquoi d'ailleurs, à l'instar de Marie Boiraud, Georgette Ribot-Kainz estime qu'il serait tout aussi juste de parler de « suture » que de rupture, car celle-ci ne représente que le moyen permettant au jeune de se (re) trouver et d'entrevoir les conditions d'une mutation personnelle.
Caroline Helfter
Replacer les jeunes en situation d'échec dans un contexte de réussite par la réalisation d'une action positive de soutien aux populations démunies de pays en développement : tel est l'objectif des projets éducatifs qui associent, dans une même démarche, insertion et solidarité. Partant de l'idée qu'une des réponses aux difficultés sociales et professionnelles des adolescents nécessite autant une intervention sur la reconstruction d'une personnalité souvent déstructurée que sur l'acquisition de savoirs, le principe des voyages humanitaires est d'intervenir en amont de celle-ci, « par la mise en place de contenus permettant aux jeunes de développer leur identité et de retrouver leur confiance et leur désir », analyse Yann Thomas. Selon cet éducateur qui a procédé à l'évaluation d'un séjour au Burkina-Faso, organisé par le Centre d'action éducative de la Marne et le Club de prévention de la ville d'Epernay (4) , les participants à ce type d'expéditions, inspirées par celle que le psychanalyste Pierre Kammerer a relatée dans un essai (5) , « ne partent pas pour sauver le tiers-monde, mais pour se sauver eux-mêmes, pour un véritable voyage intérieur, un chantier personnel ». Ils revendiquent donc d'aller chercher au moins autant, sinon plus, que ce qu'ils vont apporter, note Yann Thomas, précisant que c'est dans cette « réciprocité espérée » que réside le véritable sens du projet. L'objectif majeur de celui-ci est d'articuler, dans un scénario socio-éducatif, une expérience initiatique - moderne rite de passage du monde de l'enfance à celui de l'âge adulte impliquant séparation d'avec le milieu familial et mise à l'épreuve des adolescents -, et une expérience valorisante de don, effectué par des jeunes ayant à « se dépasser et se dépenser pour d'autres vivant à des milliers de kilomètres de chez eux, dans un pays beaucoup plus pauvre que le leur ». Dans toutes les sociétés, ajoute de son côté Alain Guérini, se référant aussi au travail de Pierre Kammerer, l'idée du don est un fondement de la vie sociale. « Ne pouvoir donner, c'est “perdre la face”, c'est perdre l'estime de soi. D'où l'importance, pour les personnes les plus en souffrance, d'accéder à une position de donateur. »
(1) Sur l'utilisation du jeu comme outil de construction d'une capacité de penser, voir Du jeu et des délinquants, par B. Balzani, G. Ribot-Kainz et J.-P. Vidit - Ed. De Boeck, 2002 - 24,95 €.
(2) Cf. Jeunes, insertion et solidarité, guide des initiatives de coopération et de développement réalisé, en 1997, par la direction de la PJJ, la délégation interministérielle à l'insertion des jeunes et la délégation interministérielle à la ville et au développement social urbain.
(3) Ouvert au Sénégal par l'association « Vivre ensemble » de Changé (Sarthe), ce centre propose aux jeunes de participer, pendant neuf mois, à des projets à caractère humanitaire.
(4) Cf. « Le voyage humanitaire : une solution éducative contre la déviance ? », mémoire universitaire réalisé en 1997 pour l'obtention du diplôme d'éducateur de la PJJ et la maîtrise en sciences et techniques « Intervention et pratiques sociales ».
(5) Délinquance et narcissisme à l'adolescence. Alternative symbolisante du don et de l'initiation - Pierre Kammerer - Bayard Editions - 1992.