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« Rendre visible ce qui est invisible »

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Le conseil général de la Seine-Saint-Denis a créé, il y a quelques mois, l'Observatoire départemental des violences envers les femmes. Ce nouvel outil doit mutualiser les expériences déjà menées et mettre en pleine lumière un drame humain dont les conséquences sont mal prises en compte.

Dans le salon du lieu d'accueil et d'orientation de l'association SOS Femmes, une jeune femme raconte. Elle parle des coups, des bleus, des insultes, du dénigrement permanent. Comme si les mots ne pouvaient s'arrêter de couler, elle dit ce que son mari, trois ans durant, lui a fait endurer : comment il lui coinçait les doigts dans la porte, la forçait à dormir par terre, niait les faits devant sa famille. Ce long monologue est interrompu par les larmes, un fou rire parfois. Et, quelquefois, par l'autre jeune femme installée en face d'elle, au salon, qui l'écoute avec une attention extrême dire son dégoût et ses interrogations. En racontant ce qu'elle a vécu, elle l'aide à décrypter sa propre attitude face à l'emprise de la violence. Régulièrement, l'une des trois travailleuses sociales (1) de l'association et l'accueillante du lieu interviennent également. Pour apaiser, pour rappeler quels sont les types de violences, énoncer un droit fondamental ou suggérer un entretien avec un psychologue. « C'est notre fonctionnement : le premier contact doit passer par le collectif. Une rencontre avec d'autres femmes économise peut-être dix entretiens individuels, parce qu'elles se disent des choses qu'elles ne s'autoriseraient pas à nous dire en entretien », explique Cécile Faucher, responsable de ce lieu d'accueil et d'orientation  (voir encadré).

Cette action, lancée il y a dix ans par SOS femmes (2), à l'initiative d'un groupe de militantes et de travailleuses sociales, est loin d'être la seule menée dans le département. En matière de lutte contre les violences conjugales, le terreau est même ici particulièrement riche. La délégation départementale aux droits des femmes a construit depuis une décennie un travail de réflexion et de sensibilisation reconnu par tous. De leur côté, SOS Femmes, le centre d'information sur les droits des femmes et des familles et le Mouvement français pour le planning familial se sont associés pour organiser des actions. En 2002, des sessions de formation à la prévention des comportements sexistes ont été proposées à des professionnels en relation avec les jeunes, et des réunions de sensibilisation à cette problématique des violences envers les femmes ont eu lieu pour des travailleurs sociaux. Les associations qui accueillent des femmes victimes de violences ont donc une volonté et une habitude de travailler ensemble. C'est ce travail en complémentarité, face à des situations qui se complexifient, que veut favoriser davantage encore l'Observatoire départemental sur les violences à l'encontre des femmes (3).

Lancé officiellement par le conseil général le 4 mars 2003, cette structure - la première en France de ce type, selon le département -représente une continuité de cet engagement. Elle se veut un espace d'échange d'expériences et de bonnes pratiques, de recensement, de réflexion et d'action. L'observatoire a pour objectif de mutualiser les moyens pour « changer réellement la donne ». « Il peut développer les actions communes, ou relier d'autres gens, par exemple les assistantes sociales de tous les services, estime Cécile Faucher. En outre, il est vraiment nécessaire qu'on puisse chiffrer les choses, mesurer l'impact des violences. Nous devons à ces femmes de faire remonter le plus haut possible ce qu'elles nous disent et ce que nous constatons. »

L'un des premiers actes de l'observatoire a d'ailleurs été une estimation chiffrée de la situation dans la Seine-Saint- Denis, à partir d'une extrapolation de l'enquête nationale sur les violences faites aux femmes (4). Selon ses résultats, une femme sur dix, soit 36 000 dans le département, serait victime de violences conjugales, dont près de 10 000 sous des formes très graves. « Et encore, souligne Ernestine Ronai, chargée de mission auprès de la direction de la prévention et de l'action sociale pour la mise en œuvre de l'observatoire, ces chiffres sont largement sous-estimés, compte tenu de la précarité d'un certain nombre de femmes du département. » Militante féministe, cette psychologue scolaire de formation croit fermement à cet observatoire pour fédérer les énergies. « Le terrain est très propice parce qu'il y a des gens déjà très actifs. S'appuyant sur le conseil général, c'est 6 000 personnes, dans tous les services, que l'observatoire peut sensibiliser et mobiliser. Je pense qu'alors, on aura des résultats. » L'un des grands axes de travail consiste donc à former les professionnels amenés à rencontrer des femmes victimes de violences, à repérer ce qui ne se voit pas nécessairement, entendre ce qui ne se dit pas.

Rendre compte de l'ampleur réelle du phénomène, « rendre visible ce qui est invisible », faire en sorte que la réalité, même si elle continue à déranger, apparaisse : tels sont les objectifs que s'est fixés l'observatoire. « Mais cette structure, qui associe le conseil général, l'Etat et les associations, ajoute Ernestine Ronai, doit surtout être force de propositions. Pour faire reculer pour de bon les violences faites aux femmes, il faut que nous sachions initier des solutions. D'abord en mettant en œuvre une capacité d'inventaire et de diffusion des bonnes pratiques, mais aussi en réfléchissant à de nouvelles réponses. »

SYLVIANE LE CLERC : « UN COÛT PERSONNEL ET FAMILIAL »

Que peut apporter, selon vous, ce nouvel outil qu'est l'observatoire ? - L'observatoire est l'occasion de remobiliser, avec plus d'ampleur, sur ces questions de violences envers les femmes. Le conseil général a d'autres outils que ceux dont je dispose : moi je suis seule et je travaille aussi sur l'emploi, la formation, la santé, etc. L'observatoire permettra d'aller plus loin en termes de communication et de travail partenarial. La Seine-Saint-Denis est-elle particulièrement concernée par ces violences ? - Celles-ci ne sont pas un problème de classes sociales mais de société. La population de la Seine-Saint-Denis a ses caractéristiques économiques propres et il n'y a pas plus de violences envers les femmes que dans les départements voisins. Mais ici, on les voit. Il y a des lieux pour en parler, un travail de sensibilisation mené depuis des années. C'est pourquoi le phénomène émerge : le pourcentage de plaintes y est d'ailleurs un peu plus élevé qu'au niveau national. Y a-t-il un axe de travail qui vous paraisse prioritaire ? - Oui, celui des conséquences énormes dans la famille. La violence a des effets sociaux que nous ne mesurons pas encore. Au-delà du coût personnel, elle implique des arrêts maladie, une surconsommation de médicaments, mais aussi des problèmes de délinquance, d'inadaptation, d'échec scolaire pour les jeunes. Cette violence a un coût en vies humaines qu'on est encore loin de prendre en compte. Sylviane Le Clerc est chargée de mission aux droits des femmes dans la Seine-Saint-Denis : Délégation départementale aux droits des femmes et à l'égalité - Préfecture - 124, avenue Carnot - 93007 Bobigny cedex -Tél. 01 41 60 60 60 .

Développer l'accueil et l'hébergement

Menée par différents groupes de travail (5), la réflexion a déjà abouti à quelques actions et propositions très concrètes. Le premier acte a consisté en une rencontre départementale organisée le 4 mars dernier sur le thème « Agir et s'engager contre les violences faites aux femmes dans le couple ». Diverses propositions sont d'ores et déjà soumises aux élus locaux et au législateur. A commencer par la création d'un second lieu d'accueil et d'orientation semblable à celui de SOS Femmes pour faire face aux demandes toujours plus nombreuses.

Autre suggestion, celle d'un lieu thérapeutique et spécialisé en victimologie, qui manque à l'heure actuelle dans le département. Ou encore celle d'une réponse adaptée en matière de logement, lorsque les femmes victimes de violences dans le couple franchissent le pas et quittent leur mari. « Il faut à la fois augmenter le nombre de places en hébergement d'urgence, mais aussi créer un lieu d'accueil et d'hébergement pour le soir, la nuit et les week-ends, quand les services sociaux sont fermés. Cette idée a été retenue. Tout comme celle d'aller rencontrer les bailleurs ou les municipalités pour qu'un quota de logements sociaux soit attribué aux femmes victimes de violences. »

Néanmoins, s'il est un sujet auquel tiennent particulièrement les partenaires de l'observatoire, c'est le travail de prévention. C'est pourquoi une partie de l'année à venir va être consacrée à la prévention des comportements sexistes dans les relations garçons-filles. Les interventions déjà menées en ce sens par le Planning familial ou l'Education nationale devraient être développées à plus grande échelle. Ce sera aussi le thème du prochain colloque organisé, au printemps 2004, par l'observatoire.

Sandrine Pageau

LE « LAO » MISE SUR LA CONFIANCE

L'espace a été voulu relativement anonyme. C'est un pavillon semblable aux autres, dans un quartier résidentiel de Bondy. Seules les trois lettres « LAO » et le « Bonjour ! » souriant de Dolorès, sur le pas de la porte, indiquent que cette maison abrite le lieu d'accueil et d'orientation de SOS Femmes (6) . « On ouvre la porte, on accueille le plus chaleureusement possible les femmes, en essayant de les mettre en confiance, de les rassurer. Ce sont des choses auxquelles, isolées par les violences, elles sont peu habituées », explique-t-elle. Tous les matins, entre 10 et 13 heures, sont accueillies sur un mode collectif des femmes venues de tout le département. Avec ou sans enfants - un espace de jeu (que l'équipe souhaiterait développer) leur est réservé dans la pièce principale -, elles s'installent dans les grands sofas du salon, se servent un thé et prennent la parole, si elles le souhaitent. Car on n'est pas obligé de parler. Il règne une grande liberté. « Elles viennent quand elles le peuvent, quand leur mari les laisse sans contrôle, ou quand elles le veulent. C'est un espace pour prendre soin des femmes, mais aussi pour leur permettre de prendre soin d'elles. » Les situations sont très différentes : certaines personnes sont encore au domicile et ont besoin de réfléchir avant, éventuellement, de le quitter ; d'autres ont été mises à la rue par leur conjoint ; d'autres encore en sont séparées mais n'en ont pas pour autant fini avec les difficultés liées aux violences. La plupart ont été orientées par des travailleurs sociaux qui connaissent bien le travail de l'association - même si les erreurs d'aiguillage existent. « Une orientation comme celle-ci doit s'accompagner, observe Cécile Faucher. Il faut nous connaître, savoir expliquer ce qu'on va trouver ici. Quand elles arrivent ici, les femmes doivent savoir qu'elles vont rencontrer d'autres femmes, qu'un échange va avoir lieu autour des violences, passées ou présentes, vécues par chacune. » L'équipe n'est pas mixte. Ce choix lui est parfois reproché, mais le service se place résolument du côté des femmes. « Nous sommes là pour entendre la parole des femmes et les aider dans leur démarche. Nous n'accueillons pas les hommes violents. Certes, nous n'avons qu'une version des faits, mais c'est un manque d'objectivité revendiqué et nécessaire pour l'aide que nous souhaitons apporter. » Les temps collectifs permettent aussi de déceler des situations qui nécessitent d'être reprises en entretien individuel et sont l'occasion de faire des propositions de suivi, notamment pour soutenir une procédure judiciaire, ou de simple maintien du lien. Car les femmes ne sont pas obligées de revenir. Si certaines en éprouvent le besoin tous les jours, d'autres ne poussent à nouveau la porte qu'au bout de un an. L'objectif premier est, grâce au lien de confiance ainsi créé, d'entamer, sans rien imposer, un cheminement de compréhension et de réflexion afin qu'elles puissent retourner à l'association au moment nécessaire.

Notes

(1)  Actuellement assistantes sociales ou éducatrices de formation.

(2)  Qui dispose également d'un centre d'hébergement et de réinsertion sociale pour les femmes et d'un centre d'hébergement mère-enfant.

(3)  Observatoire départemental sur les violences envers les femmes : Conseil général de Seine-Saint-Denis - Direction de la prévention et de l'action sociale - Immeuble Picasso - 93, rue Carnot - 93003 Bobigny cedex - Tél. 01 43 93 83 49.

(4)  Voir ASH n° 2232 du 12-10-01.

(5)  Ils portent sur les thèmes suivants : violences dans le couple, violences au travail, prévention des relations de violence entre garçons et filles, études statistiques, dimension internationale de l'observatoire.

(6)   « LAO » SOS Femmes 93 : 128, rue Baudin - 93140 Bondy - Tél. 01 48 02 00 95.

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