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Reconnaître le travail « invisible »

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D'où vient le sentiment persistant des professionnels des secteurs sanitaire, social et médico-social de ne pas être reconnus à leur juste valeur ? De l'occultation, par les organisations du travail, d'une dimension certes non mesurable mais essentielle de l'exercice de leurs fonctions : leur investissement subjectif, explique la psychologue Marie-France Custos-Lucidi.

« La plainte lancinante du manque de reconnaissance au travail, toujours présente en toile de fond dans la plupart des échanges avec les personnels du secteur sanitaire et social, au point de définir leur identité aux yeux de la hiérarchie et des autres catégories d'agents, est un mal récurrent largement partagé dans le monde du travail. Cependant, plus que dans tout autre secteur, en raison de la nature même du travail, cette plainte, si elle est comprise, [...] peut aider à mettre en lumière une dimension occultée jusque-là par les organisations du travail, je veux parler de l'investissement subjectif (1) et de l'intelligence “rusée” mobilisés par les personnels pour que le travail puisse se faire.

En effet, l'objet de travail du personnel des secteurs sanitaire, social et médico-social est l'humain. Ce sont des métiers qui ont affaire avec la subjectivité, celle du professionnel et celle de l'autre pris en charge. C'est dans la rencontre avec l'autre que s'effectue le travail, et ce ne sont pas les diplômes qui font la rencontre, car l'autre n'est pas un objet technique que l'on peut maîtriser à sa convenance, l'autre échappe, il est différent et demande sans cesse de s'interroger sur soi et sur ce que l'on veut pour lui. C'est dire combien l'investissement subjectif au travail occupe une place importante dans ces secteurs. Or, pour devenir un être de rencontre, il faut que le “sujet” croie, ait envie de transmettre, d'exister pour que l'autre s'appuie sur lui pour se construire. Mais, pour cela, il faut que la totalité de sa contribution au travail soit reconnue par autrui [...].

Habituellement, ce qui est reconnu par l'organisation, c'est le travail prescrit, autrement dit la partie visible, palpable, mesurable, quantifiable du travail, traduite en termes statistiques : nombre de patients, d'enfants, de jeunes, de familles vus, d'actes réalisés, de consultations, de projets individuels ou collectifs mis en place, etc., et rétribuée par un salaire, voire des primes en référence aux contraintes particulières inhérentes à l'activité. Mais les statistiques ne peuvent évaluer le travail car elles ne sont pas la réalité du travail [...]. Elles mesurent en général la rentabilité, les délais d'exécution, le débit et font abstraction de l'invisible, de l'immatériel, de la contingence qui est la caractéristique même de toute situation de travail. Elles ne renseignent en rien sur l'investissement subjectif, la qualité du travail, l'effort déployé et l'adaptation de chacun aux situations singulières.

Savoir composer avec une réalité souvent imprévisible

Force est donc de constater que le travail prescrit n'est pas le travail réel, l'organisation du travail ne peut tout prévoir, il revient généralement à chaque agent de combler cet écart en déployant son intelligence “rusée”, pulsionnelle, sa créativité, autrement dit son ingéniosité, pour composer au mieux avec les réalités et faire face aux situations imprévisibles, incertaines, mouvantes. Ainsi, on peut souligner le temps passé pour accompagner un jeune dans son parcours d'insertion, l'investissement relationnel déployé pour faire face à la violence d'un usager et/ou à la détresse d'un jeune ou de sa famille, l'aide apportée à un handicapé dans sa toilette pour développer son autonomie, l'activité de vigilance mise en œuvre pour prévenir les accidents, de même qu'une multitude de tâches (conseils téléphoniques, rapports, activités de socialisation et d'interface au sein de l'établissement et entre plusieurs institutions) réalisées par chaque agent pour que le travail puisse se faire. Mais ces composantes “immergées” de la contribution des personnels, qui sont, paradoxalement, tout à la fois les moins connues, les moins reconnues, mais les plus investies subjectivement par les agents, sont déniées par l'organisation du travail et parfois par les agents eux-mêmes.

Plusieurs hypothèses peuvent être avancées. D'abord, [...] cette partie “invisible”, “souterraine”, du travail des personnels du secteur sanitaire et social ne se voit en général que quand elle n'est pas faite. Ensuite [...] elle pâtit de la hiérarchisation entre travail intellectuel et travail manuel, entre savoirs théoriques et savoirs pratiques. Par ailleurs, elle s'apparente, par certains aspects, au travail domestique et l'on considère donc que tout un chacun peut l'assumer. En outre, [...] les cadres et les personnels eux-mêmes nient cette partie de l'activité pour se protéger des effets déstabilisants, voire délétères, de l'activité quotidienne. Enfin, [...] cette partie “souterraine” de l'activité est souvent “naturalisée”, autrement dit l'on considère qu'elle relève de la personnalité des agents et, par conséquent, qu'elle ne peut être rétribuée, d'autant que les personnels éprouvent souvent des difficultés à mettre des mots sur la réalité du travail.

Un déficit de reconnaissance vécu douloureusement

C'est cette dimension occultée de la contribution subjective des personnels du secteur sanitaire et social qui vient, selon moi, nourrir largement leur plainte et qu'ils expriment, sans relâche, soit à travers la revendication de la spécificité de leur activité, soit à travers des exigences économiques.

Ce déficit de reconnaissance est vécu d'autant plus douloureusement par les personnels qu'il porte sur la partie de la contribution qui les engage en tant que sujets. Ce qui fait par conséquent obstacle à la mobilisation de leur intelligence au travail, au désir de s'investir dans l'activité. Car, et c'est bien là le problème, la compétence ne peut advenir (dans le sens de ce qui se révèle dans le cours de l'action) sans reconnaissance symbolique de la contribution spécifique de chacun à l'atteinte du résultat.

En effet, confronté à l'échec de son savoir ou de sa technique, le sujet qui travaille tente de dépasser l'obstacle en inventant une solution singulière. Ce moment de l'invention, où la compétence émerge, est marqué par l'incertitude du sujet sur le statut de ce qu'il invente. Son ingéniosité peut être qualifiée de clandestine, au sens qu'elle n'est pas encore légitimée par autrui (collectif de travail ou communauté d'appartenance), qu'elle peut parfois être transgressive au regard de ce qui se fait habituellement et qu'elle comporte des risques pour son auteur en cas d'échec.

Le sujet éprouve donc le besoin de valider le rapport singulier qu'il noue avec le réel (la situation de travail) en le partageant avec autrui qui doit reconnaître le bien-fondé de ce qu'il avance. Ainsi, en validant la compétence déployée par le sujet à la limite des savoirs formalisés et des règles prescrites, autrui va subvertir la souffrance née de l'échec en plaisir et ouvrir l'accès à l'accomplissement de soi et à l'identité.

Cette subversion s'effectue au travers du processus de sublimation, qui se rattache à la question générale des pulsions. Parmi elles, certaines trouvent satisfaction dans la sphère érotique, d'autres, appelées “pulsions partielles”, cherchent leur réalisation en se déplaçant vers les objets du monde et des buts socialement valorisés. Or le travail offre un but et un objet particulièrement favorables au processus de sublimation. Encore faut-il que, dans les situations de travail, le changement d'objet et de but soit possible, ainsi que la présence d'un collectif ou d'une communauté d'appartenance qui apporte un “jugement” sur les pratiques et, de ce fait, leur donne la valorisation et la reconnaissance nécessaires au plaisir et à la sublimation.

La dynamique de la reconnaissance- “reconnaissance” au sens d'“admettre”, de “prendre acte de la contribution des sujets” - passe par un double jugement, celui de la hiérarchie et celui des pairs. Le jugement proféré par la hiérarchie, mais aussi par les subordonnés et les usagers, porte sur “l'utilité” de l'activité pour la communauté et se traduit éventuellement par des primes, des augmentations de salaire ou des avancements. Le jugement proféré par les pairs, autrement dit le collectif de travail ou la communauté d'appartenance- car ceux-ci sont les mieux placés pour apprécier la nature et la qualité de la contribution -, porte, d'une part, sur la “conformité de l'œuvre” -c'est-à-dire sur l'accomplissement du travail de l'agent selon les règles du métier (les règles de l'art, les valeurs et les normes communes) - et, d'autre part, sur la “beauté de l'œuvre” -c'est-à-dire sur l'originalité du travail de chacun[...]. Ainsi, en validant la compétence déployée par le sujet, les pairs ouvrent l'accès à l'accomplissement de soi et à l'identité.

Mais quelles sont les conditions favorables à l'obtention de la reconnaissance ? [...] L'existence d'un collectif de travail ou d'une communauté d'appartenance qui apporte un jugement sur les pratiques ; celle, dans le travail, d'espaces formels de délibération collective et d'espaces informels ouverts à l'invention ; des règles instituées moins rigides qui favorisent l'autonomie ;la prise en compte dans sa globalité de la présence humaine - autrement dit la reconnaissance que la technologie et l'organisation rationnelle ont des limites ; l'absence de dissociation et de hiérarchisation entre travail intellectuel et travail manuel, entre conception et réalisation, entre savoirs théoriques et savoirs pratiques ; la mise en visibilité de l'engagement subjectif dans le travail ; la reconnaissance par autrui de cet investissement subjectif.

Pour le clinicien du travail, comme pour les salariés, travailler est bien autre chose qu'un simple moyen de gagner sa vie, bien autre chose qu'une liste de tâches mentionnées sur une fiche de poste. Travailler, c'est s'engager, c'est du temps, des efforts, des savoirs, du plaisir, mais aussi de la peur, de l'anxiété, bref de la souffrance.

Ainsi la rétribution des personnels du secteur sanitaire et social doit être autant objective que subjective, symbolique que matérielle. Sinon, faute de trouver dans le cadre de l'échange salarial la reconnaissance sans laquelle il n'est pas d'accomplissement de soi possible, les personnels de ces secteurs ne peuvent que désinvestir l'activité de travail. »

Marie-France Custos-Lucidi Psychologue spécialisée dans la clinique du travail - Travail et humanisme : 1, square Paul-Bert - 92600 Asnières-sur-Seine - Tél.06 86 32 81 17 -mf.custos@free.fr.

Notes

(1)  Voir ASH n° 2279 du 4-10-02.

TRIBUNE LIBRE

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