« Un nombre de bénéficiaires toujours supérieur à un million depuis 1996, dont 10 %depuis plus de dix ans : personne ne prévoyait un tel bilan lors de la création, en 1988, du revenu minimum d'insertion, un dispositif que l'on n'imaginait pas aussi massif ni durable... Mais que se serait-il passé si cet ultime filet de protection n'avait pas existé ? » Au moment de s'interroger sur « l'acte II de l'insertion » lors d'un colloque tenu au Sénat le 27 juin devant un auditoire d'élus locaux et de responsables de l'action sociale (1) - et après que le projet de loi portant décentralisation en matière de revenu minimum d'insertion (RMI) et création du revenu minimum d'activité (RMA) (2) a été adopté, largement amendé, par le Sénat, le 27 mai -, c'est Gisèle Stievenard, maire adjointe de Paris, qui pose la question.
Pour elle, le dispositif a eu, certes, « ses effets pervers, ses défauts d'organisation, ses dysfonctionnements », mais il a représenté un « progrès indéniable, notamment pour les personnes isolées », en « passant de l'assistanat à la reconnaissance d'un droit à l'autonomie », au travers d'une démarche contractuelle. A ceux qui se focalisent sur les allocataires qui ne décollent plus du système (et qui aimeraient les en éjecter comme autant de « profiteurs » ), elle rappelle qu'il a quand même permis « à un grand nombre de gens de s'en sortir » et que les trois quarts des bénéficiaires sont impliqués dans une recherche d'emploi. Pour elle, même si des améliorations doivent être apportées au RMI, il faut le préserver et « ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain ». Un point de vue partagé par Jean-Baptiste de Foucauld, président de Solidarités nouvelles face au chômage, qui estime que la loi sur le RMI « était une bonne loi, que l'on a mal appliquée », faute de pilotage, d'évaluation, de travail sur le contrat d'insertion et de mobilisation collective.
Comment faire mieux désormais, alors que 10 % des Français vivent des minima sociaux, que le chômage de masse repart à la hausse et que l'on a vérifié que sa courbe et celle du nombre des bénéficiaires du RMI évoluent plus ou moins en parallèle ?Comment progresser alors que, comme l'a rappelé Jean-Louis Sanchez, délégué général de l'Observatoire national de l'action sociale décentralisée (ODAS), la moitié des allocataires n'ont pas signé de contrat d'insertion, que beaucoup conclus restent purement formels et que certains départements ne dépensent pas tous leurs crédits (la fourchette allant de 70 à 130 %) ? Le nouveau cadre légal changera-t-il la donne ?
Le principe même de la décentralisation du RMI- ou plutôt de la nomination d'un responsable unique de l'insertion, le président du conseil général - n'a guère fait débat dans cette enceinte (3). A condition que le département ne se croie pas investi d'un « monopole » et que jouent à plein les principes de proximité et de subsidiarité, notamment envers les villes et les intercommunalités capables de s'investir sur le sujet. Rappelant que le monde rural est toujours sur-représenté dans les conseils généraux, Hervé Carré, maire adjoint d'Angers (dont les quartiers sensibles concentrent la moitié des titulaires du RMI de Maine-et-Loire), souhaite que « la loi garantisse clairement que la politique d'insertion devra s'appuyer sur un diagnostic et une analyse des besoins sociaux partagés » avec les collectivités de première ligne. Si le représentant de l'Assemblée des départements de France, Jean-Michel Rapinat, s'est voulu rassurant, les conseils généraux, « désormais pilotes, n'ayant pas la capacité ni la velléité de travailler seuls sur l'insertion », il a néanmoins plaidé pour qu'on ne les enferme pas dans une réglementation trop précise qui irait à l'encontre de l'adaptation aux réalités- variées - du terrain. La première question à se poser est celle du « territoire pertinent » pour l'action, estime aussi René Ducarouge, directeur de l'insertion et de l'emploi de la communauté d'agglomération de Bourg-en-Bresse, qui souhaite également qu'on ne multiplie pas les commissions, évoquant l'actuelle « superposition du PDI, des PLI du PLI-E et des PDITH ».
C'est confirmé : après deux années de diminution, le nombre des titulaires du revenu minimum d'insertion (RMI) est reparti à la hausse en 2002. A la fin de l'année, la caisse nationale des allocations familiales dénombrait 1 090 000 allocataires (dont 950 000 en métropole), soit 1,6 % de plus qu'à la fin 2001. Parmi les bénéficiaires, le nombre de personnes isolées (56 %) augmente, celui des familles monoparentales (26 %) aussi, en revanche le taux des couples (18 %) diminue. 21 % des allocataires ont moins de 30 ans et autant plus de 50 ans. Le nombre des plus de 55 ans (10 %) continue de croître.25 % des allocataires sont au RMI depuis moins de un an, 40 % depuis moins de deux ans. Mais 32 % ont des droits ouverts depuis plus de cinq ans et 10 % depuis plus de dix ans. Seuls 32 % des allocataires disposent d'autres ressources que le RMI ou les prestations sociales. 13 %bénéficient d'une formule « d'intéressement » à la reprise d'une activité.
Charge reviendra donc au département de développer l'offre d'insertion - ce qui demandera une plus grande implication des élus locaux dans les politiques de l'emploi, se réjouit le sénateur non inscrit de l'Aveyron, Bernard Seillier, rapporteur du projet de loi. « Et augmente les risques de brouillage », ajoute Claude Alphandéry, président du Conseil national de l'insertion par l'activité économique, qui rappelle que les politiques de l'emploi restent du ressort de l'Etat. « Faut-il aller plus loin dans la réforme ? », demande-t-il pour juger aussitôt que cela serait « prématuré » et risquerait de « bouleverser une culture, certes fragile et inégale, mais qui existe ». Il insiste donc pour que se développe une « véritable politique contractuelle » qui porterait à la fois sur les objectifs, les moyens et l'évaluation de l'insertion par l'économique. De l'avis général, en tout cas, l'amélioration de l'insertion passe par un renforcement de l'IAE, ce qui interdit, contrairement à un épisode récent, tout gel de crédits. Et appelle une « sanctuarisation » de tous les fonds destinés à la lutte contre les exclusions (1).
A cet égard, la suppression, par le Sénat, de l'obligation de financement de l'insertion par les départements à hauteur de 17 % du montant des allocations de RMI est un très mauvais signal, juge Jean-Paul Péneau, directeur général de la Fédération nationale des associations d'accueil et de réadaptation sociale, relayé sur ce point par des représentants de départements comme l'Hérault et par Jean-Louis Sanchez, qui souhaite ne pas voir se « créer un problème là où il n'y en a pas ». Bernard Seillier s'est voulu rassurant pour les prochaines lectures du texte, en s'appuyant sur la volonté gouvernementale de ne pas donner prise à des craintes infondées. Pour le sénateur, en effet, aucun doute : l'obligation faite aux départements de se saisir sérieusement de l'insertion leur coûtera plus cher, au moins dans un premier temps. « Chaque demandeur devra se voir désigner rapidement un référent pour négocier son contrat d'insertion, accompagner son parcours, éventuellement modifier en cours de route un contrat qui se révélerait inadapté, rappelle-t-il. Il va falloir embaucher. » Directement ou dans les collectivités et associations avec lesquelles le conseil général aura passé contrat.
L'élu de l'Aveyron n'a d'ailleurs pas caché la crainte que le financement du transfert de compétences inspire aux départements. Si la mesure avait eu lieu en 1993 (alors que l'on passait le cap des 700 000 allocataires) avec une attribution d'une part de la taxe sur les produits pétroliers à la hauteur des allocations d'alors, les départements auraient, depuis, dû débourser de leur poche deux milliards d'euros supplémentaires... Personne ne pouvant prédire l'évolution des charges à venir ni leur répartition sur le territoire, le débat risque d'être tendu lors de la discussion de la prochaine loi de finances. « Pourquoi pas un système de bonus-malus intéressant les départements à l'insertion ? », lance Jean-Baptiste de Foucauld.
Autre problème évoqué, celui des travailleurs sociaux et de leur capacité à négocier de vrais parcours d'insertion. Marie Gaffet, ancienne directrice de la mission RMI de la Somme et membre fondatrice du Club Insertion, estime ainsi que « la loi était en avance » sur la culture des travailleurs sociaux, qui ont encore une « révolution à faire » pour dépasser la relation d'aide (avec le pouvoir que cela donne) et adopter une démarche plus positive, « indispensable pour contractualiser ». Elle met en cause leur formation qui « les conduit à appréhender leurs interlocuteurs par leurs manques, plus que par leurs capacités », et qui ne leur apprendrait pas non plus « à travailler avec d'autres intervenants », dans les domaines de l'emploi ou de la santé par exemple, ni « sous le regard de la société civile », comme lors du passage des dossiers devant les commissions locales d'insertion. Elle n'exonère pas, pour autant, les conseils généraux de leurs responsabilités, eux « qui n'ont pas toujours affiché une politique claire » et dont « le mode de management n'encourage pas l'initiative ni l'innovation ». Pour sa part, Gisèle Stievenard estime que les travailleurs sociaux ont déjà prouvé qu'ils étaient capables d'évoluer vers l'activité « différente » qui leur est demandée en matière d'insertion, mais que cela suppose une plus grande mobilité, après quatre ou cinq ans dans la fonction, sous peine d'usure professionnelle. Ce qui accentue les problèmes de recrutements déjà criants. Un point au moins fait consensus :l'instruction des dossiers, désormais confiée avec soulagement aux caisses d'allocations familiales (2) - auxquelles on ne demande plus qu'un effort de proximité - devrait dégager les travailleurs sociaux des tâches administratives pour mieux leur permettre de se consacrer à l'insertion.
Si la réforme du RMI soulève donc plus d'interrogations sur sa mise en œuvre que d'objections de principe, il n'en va pas de même pour la création du RMA, qui n'a pas trouvé beaucoup d'avocats. La faiblesse des droits sociaux qui y sont attachés (notamment en matière de retraite) a été particulièrement épinglée. Il est aussi évident que personne ne compte sur l'ouverture au secteur privé lucratif - la principale innovation du RMA - pour fournir des emplois au public considéré. Jean-Paul Péneau a redit tout le mal que les associations réunies dans le collectif Alerte pensaient de ce « énième contrat aidé » à la main des départements (3). Il espère le voir rapidement remplacé par une formule du type CIVIS ou contrat unique d'insertion. Pour lui, « si le revenu minimum a besoin d'être réformé, ce serait pour améliorer son montant, l'élargir à ceux qui en sont exclus et simplifier les minima sociaux ».
Tout en défendant le nouveau dispositif amélioré par ses soins, Bernard Seillier a lâché qu'on verrait à l'usage « s'il est utile, ou pas ». Il a surtout voulu rassurer sur les intentions du législateur. Selon lui, il n'est pas question d'instaurer un système de « workfare » (où l'allocation serait la contrepartie d'un travail obligatoire). Car si la Constitution précise que chaque citoyen a le devoir de travailler, elle indique aussi que la société a l'obligation de lui fournir un emploi ou, sinon, de lui assurer des moyens d'existence. La seule façon de sortir du RMI serait donc l'insertion ? Une précision que beaucoup préféreraient voir inscrite clairement dans la loi.
Une dernière question a été posée avec insistance : celle de la place de l'usager. Pour Albert Gibello, maire d'Albertville et vice-président du conseil général de Savoie, c'est même la question essentielle. Pour lui, il ne faut jamais sous-estimer la capacité des personnes à s'exprimer. C'est même à partir de leur parole qu'il faudrait « dresser un état des lieux, identifier les dysfonctionnements, évaluer le système. Là au moins, on irait à coup sûr dans le sens d'une simplification des minima sociaux ! »
Les départements sont condamnés à faire mieux, leur rôle social étant désormais la seule justification de leur existence, estiment bien des observateurs. La société aussi a intérêt à mieux inclure, prévient Jean-Baptiste de Foucauld. Sauf à aller « vers de graves troubles sociaux ».
Marie-Jo Maerel
(1) Comme le demandent le Conseil national de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale (voir ce numéro) et le Conseil économique et social (dans son rapport sur la conjoncture au premier semestre 2003, adopté le 2 juillet).
(2) Voir ASH n° 2287 du 29-11-02.
(3) Voir notamment ASH n° 2309 du 2-05-03 et n° 2313 du 30-05-03.