Actualités sociales hebdomadaires : Vous avez publié, fin mai, une lettre ouverte pour réagir au projet de transfert des formations sociales aux conseils régionaux (2). Qu'est-ce qui vous irrite ?
Christian Chassériaud : D'abord la méthode. Nous avons été convoqués, le 16 mai, par les conseillers techniques du cabinet de François Fillon qui nous ont informés des modalités du projet de loi de décentralisation des formations sociales. Il n'y a pas eu au préalable de véritable consultation, même si nous avons eu par la suite un certain nombre d'échanges avec eux. En outre, aujourd'hui, le ministère de l'Intérieur, en charge du dossier de la décentralisation, rejette toute concertation.
Sur le fond, les conseils régionaux exercent depuis longtemps des compétences en matière de formation professionnelle. Mais leur approche est celle de l'emploi adapté aux besoins des entreprises locales. Ils sont à des années- lumière de la culture de l'action sociale et du travail social, qui va bien au-delà de la vie économique d'une région. En outre, s'ils gèrent la formation des travailleurs sociaux comme les conseils généraux ont géré l'action sociale, nous avons tout lieu d'être inquiets !
Pourquoi ?
- Dans leur majorité, les départements n'ont pas su mettre en place des plans d'action sociale qui tiennent la route. La plupart ont passé leur temps à faire des réorganisations territoriales sans vision d'ensemble et à gérer le social au coup par coup. Ils ont continué à maintenir le clivage entre l'économique et le social en traitant plus ce dernier comme le tonneau des Danaïdes que comme une dépense à activer pour intégrer les publics en difficulté dans les territoires.
En même temps, le pilotage des formations sociales par l'Etat ne semble pas non plus la panacée : les centres de formation se sont suffisamment plaints de l'absence de politique forte en la matière et de l'incertitude financière permanente dans laquelle ils se trouvent...
- C'est vrai qu'avec le temps, le pilotage des formations sociales par l'Etat s'est dégradé. Au moment de la mise en place du revenu minimum d'insertion en 1988, l'Etat jouait un rôle important, en tout cas affiché, dans les formations et le travail social. Nous avons connu des directeurs de l'action sociale très impliqués dans ce secteur. Mais la situation s'est délitée à cause de la première vague de la décentralisation, mais aussi de la montée des problèmes sociaux. Et l'on a un peu le sentiment aujourd'hui que l'Etat est en manque de réponse et a tendance à se décharger de ces questions sur les collectivités territoriales...
La question, je crois, est de savoir ce que l'on attend de l'action sociale et des travailleurs sociaux dans ce pays. Souhaite-t-on conserver le modèle qui s'est développé au cours des trente glorieuses et qui s'est adapté à la montée de la pauvreté dans les années 70-80 ? Ou veut-on s'orienter vers un modèle libéral avec un Etat qui se désengage et une solvabilisation croissante de la demande d'action sociale au détriment du subventionnement de l'offre ? Il me semble pourtant qu'il appartient à l'Etat d'assurer la solidarité nationale et la cohésion sociale, même si les collectivités locales doivent évidemment y participer.
Vous êtes donc opposés au principe de la décentralisation des formations sociales ?
- Nous ne sommes pas opposés au principe d'une « République de proximité », selon les termes mêmes utilisés par le Premier ministre. Nous prenons acte de la démarche de décentralisation, inscrite aujourd'hui dans notre Constitution et bientôt dans la loi. Mais encore faut-il qu'il y ait un pilote dans l'avion et que la formation des travailleurs sociaux reste une mission de service public d'intérêt général. S'il s'agit de laisser chaque région développer sa propre politique, on risque d'arriver à des saupoudrages et des inégalités et d'en oublier les enjeux fondamentaux de la formation des travailleurs sociaux, qui dépassent les frontières des collectivités locales !
En outre, les projets de formation se construisent sur la durée et risquent d'être remis en cause par le jeu des alternances politiques qui pourraient intervenir dans les régions. Si l'on n'y prend pas garde, la décentralisation peut mettre à mal la continuité qui était assurée jusqu'ici par l'Etat.
Les conseils régionaux sont-ils demandeurs du transfert en leur faveur des formations en travail social ?
- A mon avis, ils sont surtout intéressés par les formations aux métiers d'aide à domicile de niveau IV et V. Celles-ci s'intègrent en effet dans leur stratégie de lutte contre le chômage et correspondent à l'émergence de nouveaux besoins liés auvieillissement de la population et désormais pris en charge par l'allocation personnalisée d'autonomie. Faut-il en déduire que le transfert des formations sociales aux conseils régionaux va s'accompagner d'une baisse des niveaux III voire des niveaux IV ? Le risque d'une déqualification des formations en travail social existe...
Si l'on regarde le texte de l'avant-projet de loi dans sa version préparatoire, l'Etat resterait maître de la création et de l'organisation des diplômes et des certifications. Cette garantie n'est-elle pas suffisante ?
- Ce n'est tout simplement pas réaliste. Vous ne pouvez pas mettre la tête à Paris et les jambes dans les régions. Il faut que l'ensemble soit unifié. Or je vois mal comment l'Etat pourrait décider des contenus des formations alors qu'il n'y a plus de schéma national des formations sociales pour fixer les grandes orientations et garantir une cohérence nationale ! Celui-ci a en effet disparu dans le projet de texte. Bien sûr, il est dit que l'Etat doit s'appuyer sur le Conseil supérieur du travail social qui vient d'être réinstallé (3). Mais ce dernier n'a pas un sou et il ne peut que donner des avis. En plus, on sait bien que certains conseils généraux souhaiteraient reprendre, par le jeu des subdélégations que la loi rendra possibles, des formations d'assistant de service social parce qu'ils ont en tête un modèle professionnel et leur propre vision des choses.
Les centres de formation ne relèveraient plus du service public de la formation mais du service public de l'enseignement. Comment réagissez-vous ?
- J'espère que ce n'est qu'une coquille, comme nous l'ont assuré les conseillers techniques de François Fillon. Il est évident que s'il s'agissait de nous rattacher à l'Education nationale, cela signifierait l'abandon de la culture du travail social qui fait le lien permanent entre la formation, le travail social et l'action sociale.
Les centres de formation devraient être agréés par les régions. Cet agrément ne sera-t-il pas un gage de la qualité des formations sociales ?
- Pour les conseils régionaux l'agrément ne signifie rien. Cet article a été rédigé dans une vision technocratique parisienne de l'agrément. Les régions procèdent toujours par appel d'offres et je ne vois pas pourquoi elles changeraient leur logique pour les formations en travail social. Il y a donc bien un risque que ces dernières ne soient plus régulées que par la seule loi du marché.
L'Etat garderait néanmoins le contrôle pédagogique des formations...
- Ce n'est pas jouable. Les régions vont vouloir exercer ce contrôle : elles vont payer, choisir les organismes qui vont dispenser les formations et chercher logiquement à vérifier ce qu'il s'y passe.
L'un des points les plus contestés concerne le transfert du financement aux régions. Mais quand on voit les difficultés actuelles de financement des centres de formation, faut-il vraiment s'en inquiéter ?
- C'est vrai qu'avant tout transfert des enveloppes financières aux régions, il faudrait que l'Etat harmonise les dotations qui restent, à ce jour, inégalitaires. Et nous regrettons que l'on ne soit pas allé jusqu'au bout des simulations budgétaires engagées avec le cabinet Geste pour parvenir à des règles nationales de calcul de la subvention, prévues par le décret rénovant le financement des centres de formation, qui n'est jamais paru (4) .
Quant à l'enveloppe financière qui partira de l'Etat vers les conseils régionaux, nous n'avons aucune garantie qu'elle sera bien affectée à la formation des travailleurs sociaux. Si les conseils régionaux préfèrent l'utiliser pour former des chauffeurs routiers plutôt que des professionnels de l'action sociale, ils le pourront. En voyant comment les patrons locaux font pression pour obtenir, dans les plans régionaux, le financement de certaines formations, nous avons toutes les raisons de nous alarmer. En face des lobbies économiques régionaux, les centres de formation en travail social ne pèseront rien du tout.
Les régions devraient également fixer les aides dont peuvent bénéficier les étudiants en travail social. N'y a-t-il pas un risque de créer des inégalités locales ?
- Le risque existe. Les régions pourront bien évidemment majorer les bourses en cas de pénurie de candidats. Mais si ce n'est pas leur priorité, elles pourront s'en tenir à des aides symboliques ou au taux minimal qui devrait être fixé par décret. Aux étudiants alors de descendre dans la rue pour obtenir leur augmentation ! Quand on voit à quelle hauteur les régions aident les personnes en contrat d'apprentissage et les disparités qui existent localement, on peut être réservé. C'est pour cela que nous demandons que le texte prévoie expressément que les bourses restent alignées sur celles de l'enseignement supérieur comme aujourd'hui.
Mais les étudiants ne seront pas seulement perdants sur les bourses. L'avant- projet de loi ne fait plus mention de leur « liberté d'information et d'expression à l'égard des problèmes politiques, économiques, sociaux et culturels », qui avait été obtenue dans le cadre de la loi de lutte contre les exclusions.
L'avant-projet de réforme suscite de nombreuses critiques. Aux vôtres, s'ajoutent celles des CEMEA, du GNI, de l'ANAS... Allez-vous vers une stratégie commune ?
Le projet de loi sur les transferts de compétences aux collectivités locales ne devrait être déposé au Conseil d'Etat qu'à la mi-septembre. Son titre III devrait confier la responsabilité de la politique de formation des travailleurs sociaux aux conseils régionaux en proposant une nouvelle rédaction des articles L. 451-1 à L. 451-4 du code de l'action sociale et des familles, qui témoignait des avancées obtenues pour le dispositif de formation avec la loi de lutte contre les exclusions du 29 juillet 1998.
- Il y a aujourd'hui tout un mouvement qui se crée autour de ces questions avec les étudiants, les formateurs, les instituts régionaux de travail social avec lesquels nous venons de signer une convention de coopération (5), les représentants de la branche professionnelle. Nous-mêmes, nous avons demandé aux régions et inter-régions de l'Aforts de débattre de ces questions et de nous faire remonter les éléments de débat afin d'organiser une journée nationale de mobilisation au second semestre. Parallèlement, nous allons saisir les conseillers techniques en charge de ce dossier au gouvernement et interpeller les députés et les sénateurs.
Nous voulons obtenir des modifications, voire des propositions d'amendements, sur un certain nombre de points qui nous posent question. On ne peut pas faire comme si le dossier de la formation des travailleurs sociaux naissait avec le projet de loi sur la décentralisation et rayer d'un trait de plume toute l'expérience et le savoir-faire acquis depuis des années !
Propos recueillis par Isabelle Sarazin
(1) Et président de la « commission travail social et grande pauvreté » du Conseil supérieur du travail social - Aforts : 1, cité Bergère - 75009 Paris - Tél. 01 53 34 14 74.
(2) Voir ASH n° 2313 du 30-05-03.
(3) Voir ASH n° 2312 du 23-05-03.
(4) Voir ASH n° 2275 du 6-10-02.
(5) Voir ce numéro.