Recevoir la newsletter

Une autre vision du revenu minimum d'activité

Article réservé aux abonnés

En permettant aux compagnons de retrouver une dignité par le travail, les communautés d'Emmaüs considèrent avoir inventé un « revenu minimum d'activité » avant la lettre. Fondé sur le partage et l'entraide, celui-ci n'a pourtant rien à voir avec le RMA envisagé par le gouvernement. Reportage à Longjumeau, dans l'Essonne.

Impossible de le rater : le mur qui entoure la communauté Emmaüs de Longjumeau (1) est entièrement recouvert d'une fresque. Réalisée par un groupe de jeunes tagueurs, elle arbore un fond bleu ciel. On y voit tour à tour les portraits des fondateurs d'Emmaüs puis, en images et en quelques mots, toute l'histoire du mouvement. Passé ce mur, c'est la cour : à première vue, un vaste capharnaüm de meubles et d'objets les plus divers, au milieu desquels sont posées quatre immenses bennes. Quelques hommes, des jeunes, des vieux, s'affairent sans hâte, les uns à décharger un camion, les autres à ranger des cartons. Ici, comme dans toutes les communautés de France, les compagnons récupèrent meubles, vêtements, appareils ménagers, jouets, livres, pour les trier, les remettre en état, les recycler ou les vendre.

Fondée en 1974 par un groupe d'épouses de notables de Longjumeau, un médecin et l'abbé Pierre, la communauté, commencée avec dix compagnons et un camion pour la collecte, s'est agrandie au fil du temps. Elle accueille aujourd'hui 36 compagnons, parmi lesquels Fabrice, 27 ans. Musique à fond, dans un coin de la cour, il s'emploie à découper en planches un reste de buffet posé sur deux tréteaux. « J'étais en galère, à la rue avec mon pote. On était assis sur les marches de l'église, un dimanche. Il pleuvait. On en avait marre. On est arrivé à midi, on nous a servi un café. Ça fait cinq mois qu'on est là. Si je n'avais pas connu Emmaüs, je serais peut-être à l'hôpital ou derrière les barreaux. » La rue, la prison, l'errance, la délinquance, la rupture, chaque parcours est unique, avec pour dénominateur commun : l'exclusion. Mais qu'ils restent une nuit, un mois, une ou 25 années, les compagnons sont actifs. Le travail est une règle, à la mesure de chacun. « Ici, on te fait confiance tout de suite, témoigne Fabrice. Ce n'est pas comme en entreprise, où il faut faire tes preuves. On n'a pas de fiche de salaire, pas les mêmes droits qu'à l'extérieur, et pour certains, 24 heures sur 24, c'est la glande. Moi, j'apprends : c'est une remise à niveau, je repars de zéro. A moi de me débrouiller pour repartir : je me donne deux ans. Si tu veux être quelqu'un, il faut montrer que tu es capable de travailler. Parce que quand tu travailles, tu es grand. »

Le travail, mais aussi l'accueil, sont deux principes fondateurs d'Emmaüs. Qu'il s'agisse de jeunes venus de la rue ou de grands bourlingueurs, l'accueil est pour les futurs compagnons un moment essentiel. Il se caractérise par une importante liberté et une grande souplesse. « Il y a chez nous une véritable philosophie de l'accueil, explique Claude Orblin, bénévole et vice-président de l'association qui gère la communauté (2). Nous sommes ici pour recueillir des exclus qui ont tout perdu, y compris leur dignité. Nous les accueillons pour essayer de les remettre debout. » « Ils trouvent ici une vie équilibrée qui devrait leur permettre de repartir », de jeter les bases d'un projet personnel, ajoute Nicole Merdrignac, présidente de l'association. Tous ceux qui se présentent à la porte sont reçus. Après un repas, une douche, un peu de repos, la personne a la liberté de partir, de revenir. De fait, certains demeurent d'éternels passagers. Ils vont de communauté en communauté, restent quelque temps, s'en vont deux, trois ans et reviennent. A Longjumeau, trois chambres leur sont réservées.

Fournir un travail solidaire pour aider à son tour

Par principe, la communauté ne reçoit ni sur rendez-vous, ni sur recommandation. L'intéressé doit se présenter lui- même, même s'il est orienté par un service social. « Pour des personnes qui sont en conditionnelle, nous sommes parfois contactés par les services sociaux des prisons, qui nous demandent si nous pouvons les prendre en charge. Nous leur répondons d'inviter la personne à venir frapper à la porte, comme tout le monde », explique Claude Orblin. « Pour la suite de sa vie dans la communauté, il est important qu'elle fasse elle-même la démarche. Les gens qui viennent ici ne sont pas des assistés. Nous leur donnons à manger, une couverture sociale, un pécule ; en contrepartie, nous leur demandons de fournir un travail solidaire grâce auquel ils aident à leur tour des gens qui se trouvent dans la situation qui était la leur avant de franchir la porte. » Quand il s'est restauré, nettoyé, reposé, le nouvel arrivant est reçu par le responsable de la communauté. Sans l'interroger sur son parcours, celui-ci s'enquiert de ce qu'il sait faire, des démarches éventuelles à accomplir (papiers, soins...). S'il n'y a pas de place, celui qui a frappé à la porte est dirigé vers une autre communauté. S'il y en a, il est désormais l'un des compagnons d'Emmaüs.

Logé, nourri, blanchi, soigné, le compagnon doit se plier à un certain nombre d'exigences : une obligation de sobriété - pas d'alcool à la communauté - et de vie en commun harmonieuse, en s'efforçant par exemple d'éviter les conflits ou en étant présent à tous les repas. « C'est pour qu'il y ait une base de vie communautaire que les repas sont obligatoires », explique Berny Camboulas, l'un des membres de l'équipe responsable. A cela s'ajoute une obligation d'activité pour les compagnons, qu'ils soient standardiste, cuisinier, serveur, homme de ménage, blanchisseur, vendeur, rippeur. « De notre côté, explique Pierre Chiffre, responsable de la communauté de Longjumeau, nous sommes garants d'un cadre minimum qui fixe les conditions d'appartenance à la communauté, les droits et les devoirs de chacun. Nous devons garantir le respect de la personne, sa protection sociale, ses droits à la formation, à la libre expression. Et son droit à un revenu : le même pour tous. » Un travail effectif, à la mesure de chacun, mais dans le respect des horaires : 7-8 heures jusqu'à midi, puis 13-14 heures jusqu'à 17 h 30. Deux jours de repos hebdomadaire (semaine de 35 heures en principe) et une allocation de 46  € par semaine - variable selon les communautés, mais en cours d'harmonisation. Les compagnons reçoivent une fois par an une prime de vacances au prorata de leur durée de présence (3). Ils touchent en outre une prime de Noël (environ 80  €), avec laquelle ils vont s'acheter un cadeau, et une autre de loisirs (environ 8  € par mois).

« Si l'on considère le revenu global d'un compagnon, il n'est pas malheureux, assure Pierre Chiffre. C'est pour cela que certains en font un choix de vie. » Ainsi, l'un des vendeurs, surnommé « le Belge »  : il n'est ici que depuis quelques mois, mais il est passé par un grand nombre de communautés. « On est plutôt bien loti », estime- t-il, ajoutant qu'il n'a pas l'intention de partir. Mais tous ne sont pas de cet avis et n'ont pas envie de rester. C'est pour cela que, si chacun gère en principe seul son argent (4), il doit laisser sur son compte un minimum de 90  €. Pour ne pas se retrouver les mains vides au cas où il parte sur un coup de tête.

Mais si les compagnons exercent tous une activité, leur revenu n'est pas un salaire. Aucun contrat ne les lie, si ce n'est le contrat moral d'appartenance à la communauté qui leur permet de retrouver une identité et une dignité. « Pourquoi le type à peine capable de balayer reçoit-il la même allocation hebdomadaire que tous les autres compagnons ? Tout simplement, explique Pierre Chiffre, parce que cette allocation consacre l'appartenance à la communauté : cette activité contribue à la vie collective. »

Triés et remis en état, les objets collectés sont vendus à la boutique. Le produit permet aux compagnons d'être nourris et logés, mais il génère aussi des sommes destinées à la solidarité locale, nationale ou internationale (5). L'an dernier, à Longjumeau, près de 150 000  € ont été dégagés. Ces sommes sont versées à Emmaüs international, qui mène des projets de développement dans différents pays ou elles sont attribuées à des associations qui agissent dans le domaine de la solidarité. Une partie aussi est consacrée à des aides financières ponctuelles distribuées aux familles en difficulté sur proposition d'une assistante sociale. Il s'agit en général de quelque dizaines d'euros, destinés à faire des courses alimentaires, à compenser un découvert, à régler une dette ou à payer un déménagement. Le dossier est étudié dans le cadre d'une commission qui comprend des bénévoles - les « amis » d'Emmaüs - et des compagnons. « C'est le fruit de leur travail qu'on distribue. Ils peuvent mesurer à quoi il sert. Ils sont parfois très durs dans l'attribution des aides ! », observe Nicole Merdrignac. Même s'ils ne sont que quelques-uns à participer, les compagnons sont donc partie prenante de la solidarité. C'est le message originel de l'abbé Pierre : la personne en difficulté va aider plus souffrante qu'elle.

C'est ce fonctionnement économique particulier qui fait l'originalité des communautés. « De celui qui est venu frapper à la porte en demandant, le compagnon devient celui qui donne : à tous ceux qui font la communauté, mais aussi à ceux que l'on aide à l'extérieur. Si ça, ce n'est pas retrouver de la dignité... » Il s'agit de rendre une identité et une place dans la société à chacun des compagnons en produisant de la solidarité. « C'est cette activité qui donne la possibilité de prendre le temps de se remettre d'aplomb, ajoute Pierre Chiffre . Chaque compagnon peut se dire, chaque jour, que s'il est là, il ne fait que recevoir une partie de ce qu'il a créé. » Martin Hirsch, président d'Emmaüs France, considère ainsi que les communautés ont inventé un « revenu minimum d'activité » avant la lettre, en permettant aux compagnons, qui travaillent autour des métiers de la récupération, d'avoir des conditions de vie dignes, grâce à leur activité, et un revenu composite (gîte, couvert, allocations diverses, accès à des prestations collectives...). « Le tout dans un cadre solidaire, où chacun travaille selon ses moyens, sans que des critères inatteignables de rentabilité viennent contraindre à l'assistanat », précise-t-il (6).

Pour le mouvement donc, le revenu minimum d'activité, si l'on avait pris le temps de la réflexion et de la concertation, aurait pu être « une vraie avancée sociale ». Or il ne fait qu'ajouter un dispositif de plus et « un statut supplémentaire dans le mille-feuille des contrats précaires »   (7). « Pourquoi cette limite de 20 heures ?, s'interroge Pierre Chiffre. Cette durée maximale de 18 mois ? Pense-t-on qu'avec un dispositif aussi rigide, on va pouvoir mener les exclus de l'absence d'activité au seuil d'employabilité requis par l'entreprise ? »

Mais si Emmaüs s'intéresse de près au RMA, ce n'est pas seulement par volonté de partager une expérience de 50 ans. Pour Pierre Chiffre, ce dispositif peut être l'occasion de régler juridiquement le cas des compagnons. Car la seule façon dont ils sont aujourd'hui reconnus, c'est au regard de la protection sociale, puisqu'ils bénéficient du régime général de la sécurité sociale, la communauté cotisant sur une base forfaitaire. C'est pourquoi les responsables d'Emmaüs réfléchissent à un projet d'amendement sur le statut des compagnons dans le cadre du RMA, afin de donner une base juridique à cette construction originale.

Sandrine Pageau

Notes

(1)  Communauté Emmaüs de Longjumeau : 15 bis, rue de Chilly - 91160 Longjumeau - Tél. 01 60 49 13 60.

(2)  Chaque communauté n'a d'existence légale que si elle est assortie d'une association de bénévoles - les « amis », travaillant au tri ou à la vente aux côtés des compagnons - qui se chargent de sa gestion, assurant indépendance et transparence financière.

(3)  Pour leurs congés, les compagnons reçoivent 31  € jusqu'au septième mois de présence, 62 au bout de 9 mois, 77 après un an.

(4)  Sauf pour l'achat du cadeau de Noël qui se fait toujours accompagné.

(5)  En 2001, les 113 communautés de France ont consacré environ six millions d'euros à la solidarité.

(6)  Dans une tribune libre publiée dans La Croix du 15-05-03.

(7)  Voir ASH n° 2313 du 30-05-03.

LES ACTEURS

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur