Un énième rapport sur la protection de l'enfance pour venir grossir la pile des travaux accumulés depuis des années ? Ce n'est pas, en tout cas, ce que voulait le ministre délégué à la Famille, Christian Jacob, quand il a, le 8 novembre dernier (1), confié à Pierre Naves, inspecteur général des affaires sociales, la présidence d'un groupe de travail chargé de donner une « traduction opérationnelle » aux « nombreux rapports, études, expériences » qui ont, certes, « montré des voies à suivre » et produit un début de « mobilisation », mais dont la concrétisation doit être « renforcée et accélérée ».
Et ce n'est pas non plus ce qu'a fait ledit groupe, qui s'en est tenu, pour l'essentiel, à la commande et rend 15 « fiches- actions », qu'il a voulues avant tout pragmatiques (2). Le document renvoie cependant, dans d'abondantes annexes, aux études antérieures dont il résume les propositions (3), et à une liste de thèmes évoqués dans les débats mais non traités, soit parce que d'autres groupes de travail planchent sur le sujet (4), soit parce qu'il n'était pas question de refaire, en quelques mois, le tour de tous les problèmes. « Une démarche intéressante, qui s'appuie sur les acquis et ne prétend pas, comme trop souvent, repartir de zéro », souligne Alain Vogelweith, conseiller auprès de la défenseure des enfants.
Composé de 25 membres - « responsables opérationnels » des administrations centrales concernées, des départements, des associations présentes sur le terrain, magistrats, pédopsychiatre... -, le groupe de travail, animé par un président reconnu par tous comme un « très bon connaisseur du dossier », a, de l'avis général, « bien fonctionné ». « On a rarement autour de la table les représentants des différents réseaux d'intervenants, témoigne ainsi Valérie Chevallier, directrice adjointe de l'Unasea. Nous sommes allés plus loin que d'habitude dans la confrontation des pratiques et le travail a été très constructif ». « Il y a eu de vrais débats, ajoute Emmanuelle Chaminand, conseillère technique à l'Uniopss. On a retrouvé, selon la place, la philosophie, les priorités des uns et des autres, les points de vue, traditionnellement différents, des défenseurs de l'intérêt de l'enfant en danger et des tenants des droits de la famille. Mais, grâce aussi aux apports des personnes auditionnées - des intervenants de terrain, des représentants des usagers comme ATD quart monde ou le Fil d'Ariane, mais aussi une organisation comme la FNARS, agissant contre la précarité et montrant ce qu'il est possible de faire pour le maintien du lien familial en amont des difficultés -, nous n'avons pas tourné en rond et le texte rendu au final est équilibré et consensuel. »
Quelles sont les propositions formulées ? Les cinq premières concernent l'évaluation d'un dispositif forcément complexe, qui engage, directement ou indirectement, plusieurs centaines d'institutions dans chaque département. « Dramatiquement insuffisante actuellement », constate Pierre Naves. « Une carence totale », renchérit Valérie Chevallier. Le groupe suggère donc d'abord la création d'un observatoire de la protection de l'enfance, qui pourrait voir le jour en 2005, afin de disposer de données fiables et partagées entre les différents services de l'Etat, les conseils généraux, les grandes fédérations d'associations et les chercheurs. Actuellement, les informations sont souvent partielles, éparses et impossibles à recouper selon les sources. Même des références aussi élémentaires que l'âge des enfants ou la durée des prises en charges restent parfois floues... Une mise en commun passerait d'abord par une définition des objectifs recherchés, des termes et des méthodes utilisés, enfin par un partage ou une refonte des systèmes informatiques. Dans le même ordre d'idées, le groupe préconise de recenser et de développer les études scientifiques et pluridisciplinaires sur la protection de l'enfance- actuellement « très inégales » et « pas à la hauteur des enjeux humains » - et d'en favoriser la diffusion et la capitalisation par la création d'un lieu ressources (qui pourrait être le Service national d'accueil téléphonique pour l'enfance maltraitée, gestionnaire du 119).
Autre proposition, à laquelle croit beaucoup Pierre Naves : la réalisation de conférences de consensus - comme il en existe dans le domaine médical - sur le diagnostic et la méthodologie devant conduire à préconiser (ou non) telle ou telle décision. Après les progrès réalisés sur les conduites à tenir en présence de victimes ou d'auteurs de violences sexuelles, on devrait gagner, estime le groupe, à une réflexion partagée sur des thèmes difficiles comme les séparations précoces des nourrissons d'avec leur mère ou les séparations d'enfants d'avec des parents souffrant de troubles psychiques.
En matière d'évaluation proprement dite, le groupe propose d'identifier une « structure-projet » pour la production des référentiels qui seront nécessaires aux établissements et services pour la mise en œuvre de la loi du 2 janvier 2002. Autrement dit, l'Etat ne doit pas tout inventer ou réinventer mais s'appuyer sur les travaux déjà réalisés en la matière. En revanche - autre affirmation forte -, il doit jouer pleinement son rôle « d'incitateur » et de « garant », ce qui passe par une accentuation de ses contrôles, y compris sur les services départementaux.
Une deuxième série de propositions vise à renforcer les pratiques ou dispositifs existants. Il s'agit, par exemple, de développer les lieux d'accueil pour les femmes isolées et pour les familles. Certains départements sont dramatiquement sous-équipés en la matière, et beaucoup de structures d'urgence sont, on le sait, engorgées par les demandeurs d'asile. Une autre « fiche » insiste aussi sur l'amélioration des contenus et des modalités de formation, initiale et continue, des travailleurs sociaux, dont la pénurie risque de réduire à néant bien des ambitions.
Peut-être moins prévisible au départ, un fort accent a été mis, à la suite des débats du groupe, sur la nécessité de la détection et de la prise en charge des troubles psychiques, souligne, pour s'en réjouir, Emmanuelle Chaminand. Là encore, les efforts réalisés dans les services de protection de l'enfance et de l'adolescence risquent d'être mis à mal si ce problème aigu n'est pas traité en parallèle. La « fiche-action » souligne donc l'importance des dépistages précoces et la faiblesse des moyens humains de nombreux services de pédopsychiatrie. Elle insiste aussi, comme beaucoup d'autres (5), sur l'urgence de former des pédopsychiatres et des psychologues cliniciens, même si les résultats ne pourront s'en faire sentir que dans les trois à dix prochaines années.
La troisième et dernière salve de suggestions vise à donner des bases juridiques explicites à des méthodes ou à des dispositifs innovants. « Beaucoup d'expériences très intéressantes sont déjà menées ici ou là. Il s'agit de les faire connaître et de faciliter l'essaimage des bonnes pratiques », insistent les membres du groupe, en citant notamment le placement modulable mis au point avec succès par l'aide sociale à l'enfance du Gard (6). Deux nouvelles dispositions législatives pourraient introduire, aux plans judiciaire et administratif, un dispositif « mixte » combinant séparation de l'enfant ou de l'adolescent d'avec sa famille et actions en milieu ouvert pour faciliter son retour. « Il est possible de sortir de l'alternative entre actions éducatives à domicile et prise en charge en institution mais, dans la pratique, la césure est souvent forte et les actions stéréotypées », regrette le groupe. « Les mesures proposées offrent de la souplesse et permettent de diversifier les interventions », se réjouit Valérie Chevallier. « Beaucoup d'associations sont déjà prêtes à développer l'accueil séquentiel pour agir au plus près de l'intérêt de l'enfant », estime Emmanuelle Chaminand. « Même en cas de placement, il faut continuer de travailler avec les parents et toujours agir comme si la mesure était provisoire, même si elle dure des années », insiste Alain Vogelweith.
La dernière « fiche-action » porte sur la délégation d'autorité parentale, qui peut être totale ou partielle. Il s'agit en la matière de mieux utiliser les facultés offertes par la loi du 4 mars 2002 (7), encore trop peu connue. « L'autorité parentale peut être partagée, rappelle Alain Vogelweith, ce qui permet d'accorder une sécurité juridique à l'enfant sans disqualifier les parents. C'est important pour pouvoir continuer de travailler avec la famille et ménager l'avenir ». « Et pour réévaluer régulièrement les situations », ajoute Emmanuelle Chaminand.
« Au total, nous ne proposons pas de réforme spectaculaire, reconnaît Pierre Naves, mais les vrais révolutions sont les mouvements, forcément lents et progressifs, dans lesquels tout le monde s'implique à force de conviction. » Sans avoir reçu de consigne particulière à ce sujet, le groupe a eu le souci de calculer l'impact financier de ses propositions et de ne pas avoir d'idées trop dispendieuses. Par les temps qui courent, elles n'auraient aucune chance d'être retenues. Tout juste propose-t-il de recruter 50 greffiers afin de mieux accompagner l'accès à leur dossier des personnes concernées par une mesure d'assistance éducative (8). Certains projets sont donnés comme pouvant s'intégrer « dans l'activité normale des services », d'autres n'impliquent que des « coûts de secrétariat ». Dans la plupart des cas, le texte indique que l'amélioration des pratiques devrait réduire de beaucoup les coûts financiers - sans compter le coût humain pour les intéressés - de la protection de l'enfance. Surtout si les actions de prévention ou de correction des difficultés interviennent plus en amont. « Un enfant qui n'est pas pris en charge à temps, on le retrouve plus tard en suivi psychologique, en CAT, shooté, délinquant, sans domicile... Sauf suicide - ce qui arrive hélas ! aussi-, il finit par coûter beaucoup plus cher à la société », résume brutalement Pierre Naves.
Les deux premières séries de propositions touchant à l'évaluation et aux dispositifs existants pourraient faire l'objet de décisions dès 2003, estime le groupe, tandis que la troisième portant sur les innovations devrait, selon lui, être soumise à concertation et à expertise complémentaires pour une traduction législative à la fin de 2004. « Mais il n'y a pas que des solutions techniques, ajoute Emmanuelle Chaminand . Tout en formulant des propositions opérationnelles, le groupe a pu se reposer les questions de fond qui sont au cœur des difficultés de la protection de l'enfance. »
Par exemple : De quoi un enfant a-t-il besoin pour devenir adulte ? Comment être un bon parent ? Que faire pour que les jeunes qui connaissent des problèmes sérieux du fait de leur famille n'en gardent pas des séquelles graves, voire irréparables ? Basiques et vertigineuses, ces interrogations figurent dans une introduction de huit pages où le groupe appelle à « une réflexion renouvelée, pluridisciplinaire et concertée sur les pratiques de la protection de l'enfance ». S oulignant « l'importance de la continuité pour permettre à un mineur de se construire comme un adulte », il constate que trop d'enfants sont encore « ballottés » dans des « parcours chaotiques ». Il souhaite donc un vaste débat - à conclure par le législateur - pour préciser à nouveau « ce qu'est l'intérêt supérieur de l'enfant » et « les conditions et méthodes pour qu'il soit effectivement respecté ».
Marie-Jo Maerel
Interrogé par les ASH, le ministère indique qu'il ne réagira pas aux propositions du groupe Naves dans l'immédiat, mais annonce que des orientations sur la maltraitance et le placement des enfants - incluant notamment la création d'un observatoire national - seront rendues publiques à la rentrée, à l'occasion d'un colloque (le 15 septembre) et d'une communication en conseil des ministres. Une conférence européenne est aussi envisagée pour le 20 novembre.
(1) Voir ASH n° 2287 du 29-11-02.
(2) « Pour et avec les enfants et adolescents, leurs parents et les professionnels. Contribution à l'amélioration du système français de protection de l'enfance et de l'adolescence ». Disp. sur
(3) Y compris celles du rapport Naves-Cathala, qui avait dressé un état des lieux assez critique en juillet 2000. Voir ASH n° 2177 du 25- 08-00.
(4) C'est le cas, par exemple, pour les mineurs étrangers isolés ou pour la réforme des tutelles .
(5) Voir les récentes prises de position des professionnels lors des états généraux de la psychiatrie dans les ASH n° 2315 du 13-06-03, ou celles du collectif CD. psy dans les ASH n° 2313 du 30-05-03.
(6) Sur cette expérience, voir le reportage paru dans les ASH n° 2204 du 2-03-01.
(7) Voir le dossier des ASH n° 2259 du 19-04-02.
(8) Sur les difficultés de mise en œuvre de ce nouveau droit, voir ASH n° 2303 du 21-03-03.