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La course à la place en Ile-de-France

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En France, aujourd'hui, 13 000 enfants handicapés resteraient sans aucune prise en charge (1), dont bon nombre en Ile-de-France. Autant de drames dans les familles. Autant de scandales trop facilement tolérés par la collectivité.

Une mère est tombée dans l'escalier avec son fils polyhandicapé de 13 ans. Elle s'en occupait quasi seule depuis sa naissance. Un adolescent atteint d'une maladie dégénérative qui s'aggrave ne peut plus rester dans son lycée spécialisé dès lors qu'il doit être trachéotomisé. L'hôpital le garde 15 jours et le renvoie chez lui. Sa mère doit cesser de travailler et ne trouve même pas d'infirmière pour venir dispenser les soins à domicile. Des situations dramatiques de ce genre, Danielle Le Roux, ergothérapeute, en découvre régulièrement depuis qu'elle travaille au site pour la vie autonome ouvert en 2002 dans le Val-d'Oise.

Les associations, celles qui s'intéressent aux enfants handicapés mentaux ou polyhandicapés notamment, débordent aussi d'exemples de familles qui s'épuisent à tirer des sonnettes en vain. Cas typique, celui de Corinne M. qui cherche depuis deux ans un autre établissement pour son fils autiste bientôt atteint, là où il est, par la limite d'âge de 13 ans. Avec une angoisse croissante. « A Paris, pour la crèche, ça va, les enfants sont admis ; à la maternelle, c'est déjà beaucoup plus difficile ;après, c'est la course à la place, à l'école ou en établissement spécialisé, résume Annie Collot, directrice de l'APEI 75. Les parents d'enfants valides n'ont pas idée de la terrible compétition que cela représente. »

« Rien que dans le XIX e arrondissement de Paris, on dénombre 46 enfants de 3 à 18 ans gardés à domicile et autant qui sont mal orientés dans des structures scolaires ou médico-sociales inadaptées à leur cas », témoigne le Dr Alain Haddad, responsable du secteur de psychiatrie infanto-juvénile. Combien d'enfants sont concernés à l'échelle de l'Ile-de-France ? Personne ne le sait exactement, ce qui témoigne, pour le moins, d'une longue négligence des pouvoirs publics. Quand elles ne campent pas - c'est le plus fréquent - sur leurs statistiques comme sur des secrets d'Etat, les administrations les lâchent avec réticence, tant elles sont approximatives. Pourtant, jusqu'à 20 ans, chaque enfant handicapé (au total 340 000 en France) a un dossier constitué auprès de la commission départementale de l'éducation spéciale (CDES), qui décide à la fois de son orientation et de l'attribution de l'allocation d'éducation spéciale (AES). Il ne devrait donc pas être si difficile de dresser un état des lieux.

Or, à l'automne 2002 encore, une enquête « établissements » lancée par la direction générale de l'action sociale (DGAS) n'a fait remonter que des informations lacunaires. Pourquoi ? Les chiffres n'ont pas la même signification selon les CDES, explique un fonctionnaire de la direction régionale d'Ile-de-France. Certaines commissions enregistrent le placement d'un enfant quand elles le proposent, d'autres quand il est effectif. Or il peut s'écouler des mois, voire des années, entre les deux. La commission peut aussi suggérer plusieurs orientations et le même enfant être inscrit sur plusieurs listes d'attente, parfois dans différents départements. A l'inverse, tous les directeurs d'équipements témoignent que les demandes affluent en nombre imprévu quand des places sont créées, signe que beaucoup d'attentes restent ignorées ou mal comblées (2).

La DGAS lance une nouvelle enquête nationale en juin 2003 et une refonte de l'informatique des CDES est promise pour 2004 ou 2005. Certaines régions réfléchissent aussi à un outil d'observation partagé entre les administrations touchant à l'enfance et à l'adolescence, ce qui serait un vrai progrès. Mais gageons que les résultats ne sont pas pour demain.

Convenons cependant, à la décharge (partielle) des pouvoirs publics, que le phénomène n'est pas facile à enfermer dans des chiffres. Ne serait-ce qu'à cause de la grande variété des handicaps. Une seule chose est sûre : leur taux de prévalence chez les enfants ne diminue pas (on sauve plus de bébés prématurés). Ajoutons aussi que la société elle-même s'est longtemps accommodée d'un certain flou sur le sujet. Bien des familles cachaient le handicap et les mères - alors au foyer -devaient s'en débrouiller. « Maintenant encore, s'indigne Annie Collot, il reste des psy pour déconseiller aux parents de s'adresser à la CDES, sous prétexte que “cela va stigmatiser l'enfant” ! Ce qui le prive d'une prise en charge précoce et enferme la famille dans sa solitude. »

Même imparfaits, les chiffres confirment néanmoins que la région la plus riche de France se classe parmi les plus mal dotées en établissements et services spécialisés. Le schéma régional en faveur des personnes handicapées établi en 1999- document auquel on se réfère encore, bien qu'il soit fondé sur des données des années 1995-1997 - avouait un taux d'équipement de 5,72 ‰ (3). Avec une fourchette allant de 4,86 ‰ dans la Seine-Saint-Denis à 6,92 ‰ dans l'Essonne, alors que la moyenne nationale était de 8,21 ‰. On dénombrait 16 424 places installées pour 19 307 enfants franciliens orientés vers le secteur médico-social. 3 000 étaient donc sans solution locale. Sachant que l'Ile-de- France accueillait à l'inverse 673 petits provinciaux et que 483 jeunes adultes relevant de « l'amendement Creton » occupaient des places qui auraient dû revenir à des moins de 20 ans, le schéma fixait un objectif de création de 1 450 places supplémentaires entre 1999 et 2004. Trois ans après, à la rentrée 2002, on dénombrait 1 000 places de plus et le taux d'équipement atteignait... 6 ‰. D'autres places devaient encore être ouvertes en 2003 et 2004. Mais 5 620 enfants étaient officiellement répertoriés en liste d'attente. Dont 4 400 qui patientaient dans une structure mal adaptée à leur état, à leur âge, à leur degré d'évolution. Soit un enfant handicapé sur quatre. Enorme !

Pas étonnant, dès lors, que professionnels et militants associatifs aient le sentiment que les besoins non satisfaits sont toujours aussi pressants. Avec les mêmes points noirs qu'il y a cinq ans. « Les places manquent surtout pour les enfants autistes et polyhandicapés et surtout à l'adolescence », résume Marie-France Epagneul, présidente de l'Udapei du Val-d'Oise. Et ce sont toujours Paris, la Seine-Saint-Denis et le Val-d'Oise qui sont les plus mal lotis. « Même dans un département réputé mieux doté comme le Val-de-Marne, je suis toujours obligée d'envoyer des enfants en Belgique, avec aller et retour en taxi tous les 15 jours. C'est cela ou les inscrire en liste d'attente pour trois ans », s'indigne Marie- Christine Vieira, assistante sociale dans deux instituts pour jeunes autistes. Qui remarque aussi que, la pénurie aidant, beaucoup d'établissements procèdent, de fait, à une sélection parmi les demandes... et retiennent les cas les moins lourds. Restent « sur le carreau » des enfants qui cumulent souvent handicaps et troubles du comportement et dont on fait, en sus, des « polyexclus ».

Pourquoi la région Ile-de-France a-t- elle accumulé un tel retard (4)  ? Le développement démographique y est pour beaucoup, le coût de la construction aussi. « Encore aujourd'hui, des projets de création d'établissement traînent - et parfois capotent - parce que le prix du terrain ne passe pas dans le cadre budgétaire de la direction départementale des affaires sanitaires et sociales, témoigne Annie Collot. Les plafonds fixés sont souvent irréalistes. On se réfère au prix obtenu d'un constructeur social il y a deux ans dans le XX e pour bloquer l'installation d'un institut médico-éducatif très attendu dans le XIV e ... Il s'agit pourtant d'un équipement de proximité. Un enfant “ordinaire”, on le scolarise dans son quartier, quel que soit le prix du foncier ! »

D'évidence, ce point de vue n'a pas toujours prévalu. Longtemps, les enfants les plus gravement atteints ont été exilés sans trop d'états d'âme en Belgique, dans la Lozère ou dans un de ces départements en voie de désertification qui considèrent le médico-social comme une

industrie de main-d'œuvre propre à retenir des habitants. « Maintenant, les familles exigent, à juste titre, une solution de proximité, constate Annie Collot. Mais, contrairement aux générations précédentes où des parents se sont pris par la main pour inventer des solutions, beaucoup considèrent maintenant que ce n'est pas à eux de créer des établissements, pas plus qu'ils n'ont à construire l'école pour leurs autres enfants. » D'où la difficulté, unanimement relevée, de trouver des porteurs de projets.

Et puis, il a les lourdeurs de l'administration. « Même quand le besoin est parfaitement établi, il faut dix ans pour faire aboutir un projet. C'est usant », avoue Marie- France Epagneul. Quelquefois même, le besoin est nié. Certains élus ou fonctionnaires ont surfé sur l'opposition au « tout établissement » pour affirmer un peu vite qu'il ne fallait plus construire d'instituts médico-éducatifs. « Cela coûte six fois moins cher à l'Etat de payer l'AES avec le complément maximum à un parent qui s'arrête de travailler pour garder son enfant que de l'accueillir en établissement », souligne Marie-Christine Vieira. Mais combien de mères ou de pères n'ont pas les moyens d'arrêter le travail ? ni l'envie de s'enfermer à domicile avec leur enfant, dans un huis clos étouffant ?

Les solutions ? Tout le monde les connaît. La première : que l'Education nationale fasse la part du travail qui est la sienne ! Si tous les enfants qui le peuvent, sous réserve d'un accompagnement individuel ou d'une classe adaptée, étaient intégrés dans les écoles, collèges et lycées ordinaires, la demande d'établissements spécialisés se dégonflerait déjà sérieusement. Il faudrait pour cela que les inspecteurs d'académie en fassent tous une priorité, ce qui n'est pas le cas, et que la grande maison fasse partout fonctionner le programme Handiscol' - trop souvent resté coquille vide - afin de recenser les besoins de proximité en temps réel. Il lui faudrait aussi recruter autant d'auxiliaires de vie scolaire que nécessaire- soit bien plus que les 6 000 annoncés à la rentrée (voir ce numéro)  - afin que l'intégration d'un enfant handicapé ne soit plus, pour un directeur d'école, un pari aventureux et que l'on ne considère plus comme scolarisé un bambin admis deux demi- journées par semaine en maternelle. Il faudrait encore ouvrir vraiment, et au bon endroit, les 1 000 classes d'intégration promises. Enfin et surtout, il faudrait former les enseignants spécialisés nécessaires à leur fonctionnement - et les motiver assez pour qu'ils restent dans cet emploi. Aujourd'hui, 6 000 postes sont vacants au plan national. Des débutants, effarés, y sont nommés sans la moindre initiation. Et sans la - maigre - bonification de salaire qui va de pair avec la spécialisation...

Des solutions rapides

Reste que, pour certains enfants, la bonne solution, c'est l'établissement médico-éducatif spécialisé. Les conseils généraux doivent ouvrir d'urgence les structures pour adultes qui libéreront les places pour adolescents encore occupées par les plus de 20 ans. Et puis il faudra sans doute encore augmenter les capacités d'accueil. Une partie au moins des solutions pourrait être trouvée rapidement et sans gros investissement, suggère Didier Imbert, directeur de l'APAJH du Val-d'Oise. « Par exemple, l'IME que nous gérons à Argenteuil peut accueillir 60 jeunes, ce qui serait d'ailleurs la taille nécessaire pour assurer une plus grande variété d'activités. Or l'agrément est limité à 48. Il suffit d'un coup de fil pour le passer à 60. Autre piste : puisque des groupes scolaires ont désormais des classes vides, on pourrait les jumeler chacun à un IME et ouvrir une classe spécialisée par établissement. Avec un peu d'imagination et de détermination, beaucoup de places pourraient ainsi être offertes sans délai. » Sous réserve, quand même, de trouver des personnels qualifiés, dont la pénurie - autre imprévoyance coupable - a déjà, en Ile- de-France, retardé l'ouverture d'établissements flambant neufs.

Au total, il y faut surtout une volonté politique. Pour prendre, département par département, avec toutes les parties concernées, le taureau par les cornes. Fixer un échéancier, avec des plans de financement et de formation à la hauteur. Depuis le 14 juillet dernier, le handicap est proclamé priorité nationale ? Chiche !

Marie-Jo Maerel

Notes

(1)  Estimation livrée par le Centre technique national d'études et de recherches sur les handicaps et les inadaptations en 2001 et désormais reprise comme vraisemblable par les ministres concernés.

(2)  La situation n'est pas meilleure pour les adultes. Les Cotorep sont équipées pour gérer des dossiers individuels, pas pour faire des agrégats et permettre une observation des besoins.

(3)  Taux de places dans les établissements relevant des annexes XXIV - donc non compris les centres d'action médico-sociale précoce et les centres médico-psycho-pédagogiques - rapporté à la population de 0 à 20 ans.

(4)  Les autres points noirs traditionnels se situent dans les régions Nord-Pas-de-Calais et Corse. Depuis leur récent afflux de population, Languedoc-Roussillon et PACA connaissent aussi une grave pénurie. Midi-Pyrénées est la plus densément équipée.

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