Ils aimeraient « vivre comme tout le monde », mais leur maladie ne le leur permet pas. Pourtant, grâce au programme expérimental qui a débuté en décembre 1996 à Angers, Vincent et Christine ou Nathalie ont pu s'installer dans un appartement dans le quartier de Gâte-Argent (1), au centre- ville, et commencer à vivre de façon autonome.
A 34 ans, Vincent est alité et ne peut plus bouger que les lèvres dont il se sert pour naviguer sur Internet et peindre sur ordinateur. Il a épousé Christine, il y a trois ans. Les photos tapissent le mur de la pièce où ils reçoivent. Elle se déplace en fauteuil roulant, atteinte elle aussi d'une maladie neuro-musculaire qui nécessite une assistance respiratoire. Lorsqu'ils se sont rencontrés, Christine résidait chez ses parents et Vincent était hospitalisé à Lyon. « Nous voulions habiter ensemble », raconte Christine.
L'expérience « habitat-services » de Gâte- Argent permet justement à la dizaine de locataires myopathes trachéotomisés de vivre de manière la plus autonome possible et de bénéficier d'un espace de vie privée, tout en se sentant en sécurité. En effet, l'immeuble est muni d'un système informatisé. Chaque locataire possède un boîtier - un « contrôleur d'environnement » -qu'il actionne pour ouvrir les portes, allumer la lumière ou fermer les volets ; son logement est domotisé. Par ailleurs, l'immeuble dispose d'un local occupé 24 heures sur 24 par une infirmière, le jour et une auxiliaire de vie, la nuit.
« Ce projet est né d'une rencontre entre des personnes hospitalisées à notre centre de soins pour maladies neuro-musculaires et l'Association française contre les myopathies (AFM) », explique Eddy Lherbiez, directeur du centre La Forêt et de l'association Horizon 49 (et membre de l'AFM) qui gère les logements à Gâte-Argent. « L'idée était de proposer à ceux qui le souhaitaient et qui en faisaient la demande une alternative à l'hospitalisation ou à la famille afin qu'ils puissent avoir le choix entre différents modes de vie et surtout mener une vie citoyenne. » « Depuis que l'une de nos locataires habite à Gâte- Argent, raconte Eddy Lherbiez, elle a renoué avec sa famille. Ses amis viennent lui rendre visite régulièrement alors qu'au centre, elle s'était repliée sur elle-même et était totalement isolée. Car pour les proches, franchir les portes d'un établissement hospitalier est parfois très difficile. »
Ce projet répond à deux priorités :permettre à ces personnes d'être autonomes et leur donner la sécurité indispensable pour compenser les incapacités liées à l'évolution de la maladie. Ainsi, les locataires paient leur loyer comme leurs voisins ; ils sont intégrés dans un immeuble HLM au centre-ville et non relégués en périphérie. Ils sont aussi em- ployeurs de leurs « aides extérieures » : ils choisissent eux-mêmes leur médecin, leur kinésithérapeute, leur auxiliaire de vie et leur infirmière et font même jouer la concurrence entre les différentes associations. « Certaines veulent nous imposer des horaires trop rigides. Par exemple, elles nous envoient des auxiliaires à midi pour nous lever et à 18 heures pour nous coucher. Ça je l'ai refusé et je suis allée voir ailleurs », explique Christine. « Les auxiliaires de vie font notre ménage, elles préparent à manger, branchent nos ordinateurs », explique-t-elle. « Ces personnes nous sont indispensables mais en même temps nous ne les avons pas tout le temps sur le dos. Et lorsque nous sommes seuls, nous savons qu'il y a quelqu'un dans le local de surveillance de l'immeuble. » Le personnel permanent est financé par l'AFM. Laquelle prend en charge, en plus des six postes en équivalent temps plein d'infirmières et d'auxiliaires de vie pour la nuit, la location du local et les investissements technologiques.
A l'heure actuelle, 11 locataires habitent à Gâte-Argent : deux couples, une mère avec son fils de 22 ans et des personnes seules, plutôt jeunes. Il y a six femmes et cinq hommes, âgés de 19 à 38 ans. Parmi elles, neuf sont venues d'une institution de soins, dont sept du centre La Forêt ; deux vivaient dans leur famille.
Ce projet est également né du constat que les besoins des personnes souffrant d'une maladie neuro-musculaire avaient évolué. « Il y a 20 ans, lorsqu'on était atteint par ce type de maladie, on vivait jusqu'à 25 ans alors qu'aujourd'hui, grâce à l'évolution des soins et des techniques, l'espérance de vie est beaucoup plus longue », explique Patrick Fleury, ergothérapeute et coordinateur des soins infirmiers à Gâte-Argent et au centre La Forêt.
Actuellement, trois personnes sont sur liste d'attente après acceptation de leur dossier par la commission d'attribution des logements. Celle-ci est constituée d'un représentant de l'AFM, de la direction départementale des affaires sanitaires et sociales et de la caisse primaire d'assurance maladie. Seules les personnes atteintes d'une maladie neuro- musculaire nécessitant une assistance respiratoire peuvent déposer une demande à Gâte-Argent. Par ailleurs, alors que ce n'était pas le cas à l'origine du projet, ces logements sont désormais réservés aux habitants des départements des Pays-de- la-Loire et limitrophes.
Cette limite au projet n'est pas la seule, malgré le bilan largement positif des cinq premières années. Il y en a d'autres d'ordre financier, mais surtout humain, tant du côté du personnel infirmier que de celui des locataires.
Se pose ainsi la question du coût pour l'usager. « Lorsque les locataires ont payé toutes les aides qui leur apportent les soins médicaux :l'infirmière, l'auxiliaire de vie, le kiné, le médecin, ils n'ont plus rien pour eux », souligne Eddy Lherbiez. Il met notamment en cause le système des aides qui ne prend pas en compte les spécificités de chaque handicap. Alors « qu'il faudrait passer à une logique d'aides répondant à des besoins réels des personnes handicapées » (2).
Des problèmes sont également apparus au sujet de la permanence des soins, lorsque les infirmières libérales (qui les assurent le plus souvent) cessaient brusquement de venir, pour une raison ou une autre. « Du jour au lendemain, j'ai dû gérer une situation qui, normalement, n'était pas de ma responsabilité car les soins extérieurs ne sont pas pris en charge par l'AFM », explique Eddy Lherbiez, qui propose pour améliorer ce système une prise en charge soignante collective. « La coordination entre le personnel de soins intérieur, assurant une présence 24 heures sur 24, et le personnel extérieur n'est pas toujours bonne et les tâches de chacun sont mal définies », confirme Nathalie, infirmière de permanence. « Lorsqu'un locataire m'appelle pour préparer une tasse de thé, il m'est très difficile de la lui refuser. Pourtant cela ne fait pas partie de mes fonctions. Et lorsque je m'absente du local, un autre locataire pourrait avoir besoin de moi. » En outre, souligne-t-elle, être seule pour 11 locataires est une lourde responsabilité. « Il faudrait une autre personne dans le local de surveillance, quelqu'un à qui parler. » Les auxiliaires de vie demandent également une meilleure définition des tâches et évoquent, elles aussi, le lourd investissement qu'implique leur présence aux côtés de personnes gravement malades et dépendant d'une assistance respiratoire. Ce qui fait dire à Eddy Lherbiez qu'une dizaine de locataires est un maximum.
Enfin, s'il y a une limite à ce projet « atypique », elle est avant tout humaine. Ne pas supporter la solitude semble être la principale barrière pour les bénéficiaires de ces logements. Depuis l'ouverture de l'immeuble, trois locataires sont retournés au centre La Forêt. « Il ne faudrait pas que ces personnes gardent de leur expérience à Gâte-Argent un sentiment d'échec, estime Christine, ils ont fait un mauvais choix, cela peut arriver à tout le monde. » Christine, Vincent et Nathalie, sont très lucides quant aux enjeux de leur décision. « Au début, j'ai croisé une personne âgée qui a dit à son mari que si elle avait su, elle ne serait pas venue habiter ici. Aujourd'hui encore, une de mes voisines refuse systématiquement de prendre l'ascenseur avec moi », déplore Nathalie, une jeune fille de 28 ans qui vit à Gâte- Argent depuis 1997. Ce type d'attitude peut faire renoncer certains à une vie autonome au milieu des autres. Ce n'est pas le cas de Nathalie. « Lorsque ma maladie s'est aggravée, j'ai été hospitalisée au centre La Forêt, mais je m'y sentais très mal. Pourtant, quand je me suis installée ici, la solitude a été très difficile à supporter », explique-t-elle. « Il a d'abord fallu que je m'occupe dans la journée. Je me suis fait des amis dans le voisinage et je les invite à manger, j'apporte mon témoignage dans les écoles d'infirmières ou dans les lycées, j'ai mis une annonce pour taper des mémoires et en échange les étudiants me font les courses. Eux, cela les arrange car ils n'ont pas d'argent et moi, j'ai avant tout besoin de contact et d'aide humaine. » Néanmoins, Nathalie regrette que les habitants de l'immeuble soient, de plus en plus, des publics fragiles. « En dehors de la dizaine de locataires de l'AFM, il y a une vingtaine de personnes handicapées et les autres sont des personnes âgées. Cela me dérange, c'est une fausse intégration. On est intégré sans vraiment l'être. »
Malgré ces critiques et les limites évoquées par les uns et les autres, les promoteurs de l'expérience souhaiteraient la pérenniser. Seulement, les logements « habitat-services » de Gâte-Argent sont une structure expérimentale atypique. Depuis le début de l'opération, l'établissement fonctionne sur la base d'un agrément renouvelé chaque année. « Pour pouvoir pérenniser ce type de projet, il est indispensable qu'il passe d'un statut expérimental à un statut juridique clairement défini », défend Eric Molinié, président de l'AFM. Dans de nombreuses villes, des promoteurs et des associations n'attendent que cela pour lancer leur propre projet.
Si l'idée s'est révélée bonne, Eric Molinié estime toutefois qu'elle n'a pas vocation à se reproduire à l'identique. A Angers, les accords de partenariats ont spécifié que ces logements seraient réservés aux personnes trachéotomisées. Mais dans les autres projets existants, à Pau ou encore à Toulouse, Montpellier, Lyon, Mulhouse, les responsables locaux de l'AFM veulent ouvrir le dispositif à celles qui n'ont pas de maladie neuro-musculaire.
Elisabeth Kulakowska
Pour convaincre les financeurs - la caisse primaire d'assurance maladie, la DDASS, le conseil général -de la viabilité de ce projet, l'Association française contre les myopathies (AFM) a dû faire preuve de ténacité, même si Eddy Lherbiez, cheville ouvrière du projet, tient à souligner qu'il a rencontré de toute part beaucoup de bonne volonté. Aujourd'hui, il affirme, chiffres à l'appui, que le coût journalier d'habitat-services peut être évalué à environ 235 €, ce qui correspond approximativement au coût d'une journée dans un établissement de santé comme celui de La Forêt. Cette somme se répartit de la manière suivante : Coût journalier par locataire pour la collectivité
CPAM : 52 € (permanence de sécurité infirmière)
AFM : 20 € (1,5 équivalent temps plein de poste d'auxiliaire de vie plus les frais structurels) Coût journalier pour le locataire
Soins : 101 € (remboursés par la CPAM)
Auxiliaire de vie : 23 € (prise en charge par l'ACTP)
Charges : 39 € (prises en charge par l'AAH, l'APL ou l'AFM lorsque, par exemple, un locataire fait une demande spécifique de fauteuil) Au total, l'AFM dépense 100 000 € par an pour la permanence de sécurité infirmière, la location du local, la coordination et les investissements techniques.
(1) Habitat-services Gâte-Argent : 5, rue Paul-Pousset - 49100 Angers - Contact téléphonique : Eddy Lherbiez - Tél. 02 41 22 60 60.
(2) C'est ce qui a d'ailleurs motivé la réclamation des associations d'un droit à compensation individualisé dans le cadre de la réforme de la loi de 1975.