Longtemps, le phénomène a été occulté au motif qu'il n'était pas légal. Puis, au milieu des années 90, à la faveur de la convergence de plusieurs sujets de préoccupation - la délinquance des mineurs, le chômage juvénile, les ratés de la ma- chine à intégrer qu'est l'école -, il est devenu plus visible : oui, il existe en France des jeunes déscolarisés avant l'âge de 16 ans (ou jamais scolarisés). En novembre 1999, les ministères de l'Education nationale et de la Justice, le Fonds d'action sociale pour les travailleurs immigrés et leurs familles et la délégation interministérielle à la ville lançaient, en direction d'équipes en sciences sociales et humaines, un appel à projets de recherches sur le sujet. Il s'agissait de mieux connaître à la fois ces adolescents et les processus - personnels, familiaux, sociaux, mais aussi institutionnels - qui conduisent à ces situations.
Les travaux des 12 équipes sélectionnées - riches, divers, parfois divergents - viennent d'être rendus publics (1). S'ils ne permettent pas de quantifier le phénomène, ils sont cependant porteurs de certains enseignements. « Un : même si elle est moins massive que la rumeur ne le voudrait parfois, la déscolarisation n'est pas un phénomène exceptionnel [...]. Deux : c'est à partir de 14-15 ans, et de façon croissante jusqu'à 16 ans, que la déscolarisation proprement dite s'opère. Trois : sans surprise, on note une surreprésentation parmi les “déscolarisés” des élèves issus des milieux populaires et/ou d'origine étran-gère [...] (2). Quatre : plus inattendu est le constat que les filles sont presque aussi concernées que les garçons », synthétise Dominique Glasman, professeur de sociologie à l'université de Savoie et président du comité scientifique de pilotage du programme interministériel de recherche (3).
Lien entre échec scolaire et déscolarisation, impact des dispositifs scolaires, « logiques sociales dans lesquelles sont prises les familles », « concurrence entre l'école et la sociabilité de quartier »..., autant d'aspects abordés par les études. Nous nous attarderons, pour notre part, sur les observations faites par différents chercheurs sur les assistants de service social de l'Education nationale. Ainsi, Jean- Paul Géhin, de l'université de Poitiers, s'intéresse-t-il notamment (4) aux rapports produits par les travailleurs sociaux dans le cadre d'un dispositif de signalement de l'absentéisme dans la Vienne, régi par une convention entre les autorités scolaires et judiciaires. Il met en lumière un système récurrent d'interprétation de la déscolarisation : « La place accordée aux données de cadrage sur la famille, le fait que ce sont les seules informations normalisées et disponibles dans la quasi-totalité des cas montrent bien l'importance de l' a priori implicite, largement partagé dans le travail social, qui fait de la situation familiale une des clés d'interprétation de la situation scolaire et des problèmes d'absentéisme et de déscolarisation. » De fait, l'éclatement de la cellule familiale, l'appartenance de la famille à des minorités culturelles entretenant des rapports distendus ou conflictuels avec l'institution scolaire, mais aussi les problèmes médicaux ou psychologiques du jeune... apparaissent très souvent dans les rapports et s'accompagnent, comme le souligne la synthèse de l'étude, « d'une invisibilisation ou d'une méconnaissance du rôle de l'école dans l'échec, l'absentéisme et la déscolarisation ».
Une étude monographique dans un collège d'Amiens classé en zone d'éducation prioritaire, publiée dans le rapport déjà cité, confirme d'ailleurs ce constat. « Pour l'assistante sociale [...], l'enfant absentéiste, l'enfant “déviant scolairement” serait un adolescent en danger, soit en situation de carences éducatives voire d'abandon, mais aussi l'enfant tout court, celui des milieux populaires n'ayant pas intégré le registre et les normes scolaires. [...] C'est l'enfant, le jeune ou l'adolescent et non l'élève qui est au cœur du discours », relève son auteur, Arlette Meunier. Laquelle signale d'ailleurs que les travailleurs sociaux rejoignent l'ensemble des professions représentées au sein du collège, notamment les conseillers principaux d'éducation, les personnels administratifs, les médecins et les infirmières scolaires, dans « une forme de consensus [...] autour de l'approche individualisante et psychologique ». « Toute la dimension collective d'une analyse des causes de l'absentéisme scolaire est occultée consensuellement, qu'il s'agisse d'une analyse des causes sociales ou des causes intra-institutionnelles », ajoute-t-elle.
Comment pourrait-il en être autrement ?, peut-on se demander à la lecture du rapport de Maryse Esterle-Hedibel, sociologue au Centre de recherches sociologiques sur les déviances et les institutions pénales (Cesdip) /CNRS, qui a enquêté dans trois collèges de Roubaix (5). Elle pointe, en effet, par exemple, le « fort cloisonnement » des relations entre assistants de service social et enseignants. Ainsi, le suivi social des élèves dans les collèges « se fait sans lien avec les interactions dans les classes ». Et les professeurs peuvent regretter de ne pas être tenus informés d'événements graves intervenant dans la vie des élèves et de ne pouvoir, de ce fait, adapter leur intervention auprès d'eux. « D'une manière générale, autour des situations de déscolarisation, on note une pluralité d'intervenants qui se coordonnent peu, voire ne se connaissent pas, et œuvrent dans des optiques différentes : retour en classe, travail autour de la famille, perspective d'un placement, stage pré-qualifiant. Les uns et les autres attribuant à des sources différentes les causes des difficultés rencontrées par le jeune ou causées par lui, sources considérées en général comme extérieures à leur propre action », relève Maryse Esterle-Hedibel.
Ce cloisonnement ne semble d'ailleurs pas cantonné à l'intérieur des établissements scolaires. Arlette Meunier, dans l'enquête qu'elle a menée à Amiens, met en lumière chez les assistants de service social, « une forme de protectionnisme corporatif » et une « résistance au partenariat », ce dernier étant pourtant en théorie profondément ancré dans leur culture. Elle s'appuie pour cela sur l'exemple des relations conflictuelles qui ont émergé au sein d'un « comité d'éducation à la santé et à la citoyenneté » local, rassemblant l'ensemble des acteurs du primaire au secondaire intéressés par les problèmes de l'absentéisme, de la santé et de la sensibilisation à l'exercice de la citoyenneté. Dans ce contexte, explique Arlette Meunier, les assistantes sociales « se sont senti menacées par l'intervention des éducateurs sociaux via les associations de prévention de la délinquance » et, mettant en avant l'obligation de respecter le secret professionnel et le droit des familles, « se sont ainsi érigées en gardiennes de la cause de l'espace privé alléguant de l'impossibilité du dévoilement de listes d'élèves au sein d'une commission de travail de type partenarial où les instances en présence ne présentaient pas toutes la garanties de confidentialité », explique la chercheuse.
Au-delà de la fidélité à une éthique, il faut, selon elle, voir dans cette concurrence avec les éducateurs de prévention de milieu ouvert la manifestation de craintes relatives à la préservation de l'identité professionnelle et du statut. Car en dépit de convergences évidentes entre ces deux corps professionnels sur la méthodologie d'approche du public et le traitement individualisé des cas, demeurent entre eux des « antagonismes de principe » : d'un côté, on trouve des associations subventionnées par la région, « très articulées à la ville » et « dépendant de budgets annuels reconduits chaque année en fonction de leurs résultats », de l'autre, la sphère publique représentée notamment par l'Education nationale. « Au final, la concurrence entre instances sociales masque une opposition institutionnelle et politique profonde face aux nouvelles orientations de la gestion du social qui n'est pas sans générer des résistances des acteurs menacés », commente Arlette Meunier. L'opposition frontale des assistants de service social scolaire à leur transfert sous la tutelle des conseils généraux, avec la décentralisation, serait une nouvelle illustration de ce refus de perdre, parallèlement au statut de fonctionnaire de l'Etat, leur « indépendance d'esprit » dans le cadre d' « une instance institutionnelle connotée politiquement ».
Céline Gargoly
(1) Ils sont disponibles sur le site : http://cisad. adc. education.fr/descolarisation/
(2) « Le résultat doit être assorti de la précision suivante, qui ne va pas nécessairement l'invalider : les enquêtes ont porté essentiellement sur des établissements ou des zones où ces catégories sociales sont majoritaires », précise l'auteur.
(3) Sa contribution a également été publiée en mars dernier dans le n° 132 de la revue « VEI-Enjeux » éditée par le Centre national de documentation pédagogique.
(4) Dans l'étude intitulée « L'espace social de la déscolarisation - Trajectoires invisibles et méconnaissances institutionnelles » réalisée notamment par les laboratoires « Savoirs, cognition et pratiques sociales » (SACO) de l'université de Poitiers et « Savoirs et socialisation en éducation et formation » (SASO) de l'université de Picardie.
(5) Intitulée « Les arrêts de scolarité avant 16 ans. Etude des processus sur la ville de Roubaix », cette recherche a été réalisée en partenariat avec le Fasild Nord-Pas-de-Calais et l'IUFM Nord-Pas-de-Calais.