Présenté en première lecture au Sénat du 26 au 28 mai, le projet de loi portant décentralisation du revenu minimum d'insertion (RMI) et création d'un revenu minimum d'activité (RMA) (1) comporte encore bien des zones d'ombre. Ce que confirment les spécialistes et hauts fonctionnaires interrogés par les ASH, dont beaucoup ont souhaité garder l'anonymat.
Inconnue majeure du premier volet qui confie le pilotage du RMI aux dé- partements : son financement, renvoyé à la prochaine loi de finances. Lors de ses annonces initiales sur la décentralisation (2), le Premier ministre n'a évoqué qu'une seule piste :l'attribution aux départements et régions d'une part de la taxe intérieure sur les produits pétroliers (TIPP). « Une ressource dynamique », se réjouissent les « pour ». Mais est-elle bien adaptée au financement du RMI ? Sa répartition ne réclamerait-elle pas une très forte péréquation au bénéfice des secteurs les plus défavorisés qui irait à l'encontre de l'autonomie fiscale des collectivités souhaitée par ailleurs ?
L'Assemblée des départements de France a demandé, le 28 avril dernier, « avec une très vive insistance », que les dépenses obligatoires relevant de la solidarité nationale soient plutôt financées par des dotations d'Etat ou par un impôt transféré « qui répondrait à des critères d'autonomie financière et de péréquation ». Une part du produit de la CSG, par exemple.
Il s'agit naturellement d'un point crucial. Car le transfert de charges est énorme et si les départements n'en obtiennent pas une compensation correcte - et évolutive - ils risquent fort de contingenter leurs dépenses à l'enveloppe attribuée. Le précédent de l'allocation personnalisée d'autonomie est là pour nous en convaincre. Avant même la fin de la montée en charge du dispositif, les élus départementaux n'ont eu de cesse de faire
revoir à la baisse les nouveaux droits accordés aux personnes âgées dépendantes. Combien de présidents de conseils généraux défendront une augmentation des impôts locaux ou écorneront sérieusement le budget des routes pour faire face, le cas échéant, à une forte progression des charges du RMI ? Combien se battront pour ces bénéficiaires considérés par une partie de l'opinion comme responsables, sinon coupables, de leur situation ? Le risque est grand, alors, de voir menacé cet ultime « revenu de survie », aujourd'hui attribué, de fait, sans autre condition que de ressources. Les motifs - légaux - de suspension de l'allocation ne manqueront pas, du refus de signer un contrat d'insertion au non-respect de celui-ci...
La décentralisation du volet insertion du RMI n'impliquait pas forcément celle du financement de l'allocation, note un adepte pourtant résolu de la solution de proximité. Pour lui, qui remarque d'ailleurs que beaucoup de départements n'étaient pas demandeurs, les CAF auraient pu continuer de régler la prestation pour le compte de l'Etat.
Plus anecdotique est sans doute le risque, évoqué par certains, d'un allongement du délai d'instruction des dossiers. Car si les préfets déléguaient aux CAF jusqu'à la notification de l'allocation, la plupart des présidents de conseils généraux voudront signifier eux-mêmes cette « libéralité ». Ce qui introduira une étape supplémentaire de signature. Un point qui n'est pas mineur lorsque le bénéficiaire attend de toucher l'allocation pour aller aux provisions...
Le principe de l'attribution du pilotage de l'insertion au président du conseil général fait, lui, beaucoup moins débat. Même si les départements sont sollicités sur le point où ils n'ont guère brillé jusqu'à présent- certains ayant même été carrément défaillants. La fin du copilotage avec des services de l'Etat - peu armés pour remplir cette mission et source de dilution des responsabilités - était souhaitée par les deux parties. Le pari est que les départements, désormais seuls responsables - et payeurs - auront tout intérêt à accentuer leur effort d'insertion.
Reste que, dans l'état actuel du texte, le président du conseil général se voit attribuer un pouvoir sans partage. C'est lui qui décide de la composition des commissions départementale et locales de l'insertion (CDI et CLI), et même du périmètre de ces dernières. Quelle place sera faite au mouvement associatif qui, sur le terrain, est souvent le premier acteur de l'insertion ? Subsistera-t-il un regard extérieur aux salariés et aux obligés du conseil général dans les commissions locales qui, certes, ne devront plus examiner les contrats individuels d'insertion mais seront consultées - moment important - sur toutes les suspensions de versement de l'allocation ?
Comment le département articulera- t-il son action avec celle des collectivités locales, souvent en première ligne ? « La décentralisation, ce n'est pas le monopole. Le principe de subsidiarité ne peut s'arrêter au siège du conseil général », martelaient les représentants des départements autant que ceux des agglomérations, lors du colloque de l'Observatoire national de l'action sociale décentralisée (ODAS) du 27 février dernier. « Les conseils généraux qui ne joueront pas la proximité et qui n'associeront pas tous les acteurs utiles à l'insertion courent à l'échec », affirme Jean-Louis Sanchez, le délégué général de cet organisme qui insiste sur le rôle actif qui devrait être dévolu aux CLI pour susciter et cultiver l'offre d'insertion. « Ce n'est pas aux plans locaux d'insertion de décliner le plan départemental mais, à l'inverse, au PDI de fédérer des PLI », ajoute-t-il.
Le cadre légal donnera-t-il des indications dans ce sens ? Fixera-t-il des garde- fous ou attribuera-t-il un chèque en blanc aux présidents de conseils généraux ? Quelle évaluation des politiques départementales organisera-t-il ?L'inspection générale des affaires sociales n'a pas les moyens de mettre le nez dans les dossiers d'un conseil général...
Reste que pour dynamiser réellement l'insertion, de nouveaux moyens devront lui être consacrés, tant pour créer l'offre que pour accompagner individuellement les titulaires du RMI, appelés en plus grand nombre à s'engager dans un contrat. « Dans un premier temps, cela devrait coûter plus cher aux départements », estime Bernard Seillier, rapporteur du projet au Sénat, même si, pour lui, le conseil général doit surtout mobiliser les capacités existantes dans les associations et les CCAS plutôt que de vouloir tout faire par lui-même. Une première version du projet de loi prévoyait cependant- au nom de l'autonomie des collectivités - de supprimer l'obligation faite au conseil général d'y consacrer une somme au moins égale à 17 % du montant des allocations versées. Cette disposition a disparu, « mais il faut rester vigilant pour qu'elle ne réapparaisse pas au cours du circuit parlementaire », précise un expert qui se range pourtant du côté de la majorité. « Quel signal cela aurait été pour les départements peu mobilisés sur ce dossier !, déplore un haut responsable. N'était-ce pas signifier qu'à côté de l'attention portée aux personnes pas encore trop éloignées du marché de l'emploi, on pouvait baisser les bras pour les bénéficiaires de l'allocation considérés comme définitivement “inemployables” ? » Le même s'inquiète d'ailleurs que l'accent mis sur le volet emploi ne fasse trop oublier les actions en matière de santé, de logement, de vie sociale tout aussi nécessaires à l'insertion.
Quant à la création du revenu minimum d'activité, il suscite beaucoup de déceptions, même chez ceux qui considéraient, comme Martin Hirsch, président d'Emmaüs France, qu'il aurait pu constituer le « chaînon manquant entre prestations sociales et revenus du travail ». Du moins, « si l'on avait pris le temps de la réflexion et de la concertation ». On ne reviendra pas ici (3) sur la consultation éclair du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion. Les grandes associations du secteur sont actuellement reçues par le cabinet du ministre alors que le texte est déjà dans le circuit parlementaire. Même Bernard Seillier, chargé d'un rapport sur l'insertion des bénéficiaires des minima sociaux qui ne sera rendu qu'à la fin juin, a dû se sentir doublé par l'accélération soudaine du dossier.
Le gouvernement pense-t-il vraiment pouvoir renverser la courbe du RMI alors que celle du chômage remonte ? Ou bien a-t-il cédé, avant tout, à une volonté d'affichage alors que son inertie en matière de politique de l'emploi est décriée ? « On a l'impression d'un projet qui devait sortir vite, à tout prix, estime un responsable associatif. Et qui avance sans lien ni avec la révision des CES-CEC ni avec la création du CIVIS. Comme si tout cela ne méritait pas une réflexion de fond commune et une articulation. En tout cas, on ne va pas dans le sens de la simplification qui était annoncée. »
Première critique, unanime : la rigidité du dispositif. Limiter le contrat de travail à 20 heures par semaine et à six mois renouvelable deux fois, c'est aller à l'encontre de l'expérience accumulée ces dernières années avec tous les contrats aidés, qui réclame souplesse et adaptation à chaque cas particulier. C'est aussi ne pas tenir compte du parcours des titulaires du RMI qui, dans leur majorité, ont connu maints « petits boulots », et aspirent avant tout à la sécurité. Le dispositif devrait être assoupli chaque fois que s'ouvre une perspective d'insertion organisée et fiable, insistent les pratiquants du terrain.
Autre question : le statut social des futurs contractants du RMA. Il est question qu'ils ne cotisent aux régimes sociaux que sur la base du différentiel entre le SMIC horaire et le RMI. Ce qui leur donnerait des droits dérisoires à la retraite comme à l'assurance chômage, alors même qu'ils travaillent et auront un bulletin de salaire pour 20 heures. Est-il possible de les soustraire ainsi au code du travail ?
L'ouverture des contrats de RMA au secteur marchand (sauf aux particuliers) suscite des réactions contrastées. C'est fournir de la main-d'œuvre à très bon marché, protestent la CGT et une vingtaine d'associations groupées autour d'Attac (voir aussi). Encore peut-on s'interroger sur le nombre d'entreprises ordinaires - elles n'ont ni le temps, ni la vocation, ni le savoir-faire d'un accompagnement social - qui se précipiteront pour accueillir des personnes déjà depuis deux ans au RMI. Sauf les pires « tauliers » alléchés par le salaire marginal, mais que les départements devraient logiquement éconduire... L'offre devra sans doute être trouvée surtout dans le secteur public ou associatif.
Dans tous les cas, il faut maintenir un accompagnement social actif et le confier à d'autres intervenants que l'em-ployeur, insiste un fin connaisseur du dossier qui estime, lui, que le RMA peut être une « excellente chose » s'il est doublé d'une convention exigeante. Le dispositif le choque en tout cas moins que les réductions de charges accordées sans contrepartie, par exemple pour les temps partiels ou les contrats jeunes.
Au total, ce projet corseté ne relève-t-il pas d'une vision réductrice des populations concernées, « ni en très grande difficulté, ni proches du marché du travail » mais qui auraient surtout besoin d'être « activées » ? Comme si tous les allocataires du RMI étaient décidément trop installés dans leur sort d'assistés, note la Ligue des droits de l'Homme, comme s'ils étaient seuls responsables de leur sort, hors de toute prise en considération du contexte de précarisation croissante du travail, du taux de chômage local... ou encore de l'activité d'insertion du département.
Le calendrier parlementaire chargé - c'est du moins le motif qui a été avancé - a fait repousser la suite du débat à l'automne à l'Assemblée. Cela permettra-t-il, comme l'espèrent ses défenseurs, de mieux consulter les parties prenantes au dossier ? d'améliorer le projet, aussi bien sur le RMA que sur la question plus large de la décentralisation, où le gouvernement semble tâtonner ?Déjà, au Sénat, la commission des affaires sociales a retenu une cinquantaine d'amendements- qui touchent à la plupart des points soulevés et tendent à renforcer les droits des allocataires -, sans compter ceux qui viendront de la commission des finances. Au total, le texte trahit quand même beaucoup d'improvisation et d'à-peu-près.
Marie-Jo Maerel
(1) Voir ASH n° 2310 du 9-05-03.
(2) Voir ASH n° 2301 du 7-03-03.
(3) Sur les premières réactions des associations, voir ASH n° 2309 du 2-05-03 et n° 2310 du 9-05-03. Le collectif Alerte doit prendre position publiquement le 26 mai.