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Et si on prenait des risques ?

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Face à une législation de plus en plus contraignante, bon nombre de professionnels d'établissements pour personnes âgées ou de l'aide à domicile sont tentés de développer des pratiques sécuritaires. Comment concilier la sécurité et le droit à l'autonomie des publics ?

Ils se promènent dans la rue, se rendent à l'épicerie ou au café. Même s'ils sont en fauteuil roulant. Même s'ils souffrent de désorientation. En cas de problème, il se trouve toujours un habitant du village pour les aider à retrouver le chemin de la maison de retraite de Pont-de-Buis-lès-Quimerc'h. « Dans le village, l'affaire des vieux, c'est l'affaire de tous », affirme Marilyn Méar, directrice de cet établissement finis- térien.

Ici, les résidents ne sont plus considérés comme de potentiels fugueurs. Il y a une dizaine d'années, son équipe s'est interrogée sur la nature de l'accompagnement qu'elle proposait vis-à-vis, notamment, de la désorientation. Pour mieux les écouter et prendre en compte leurs désirs, ces professionnels ont opté pour des projets individualisés qui laissent davantage de liberté aux personnes âgées (circuler librement à l'extérieur, ou encore se lever à l'heure qu'elles souhaitent) et qui les considèrent comme des adultes responsables. Ce projet, soutenu par la Fondation de France (1), cherche à dédramatiser le risque en proposant une alternative aux pratiques sécuritaires.

Car dans le champ de la gérontologie, peut-être plus qu'ailleurs, le risque fait peur. D'abord, la société impose sans cesse de nouvelles normes sécuritaires et a tendance à la judiciarisation. Ensuite, les familles, de plus en plus présentes dans les institutions, exercent parfois une très forte pression. Avec une volonté de bien faire, de sécuriser leur parent, elles sont d'autant plus critiques qu'elles se culpabilisent de déléguer l'accompa- gnement. Très souvent, le réflexe du professionnel est alors de se prémunir contre tout risque de voir sa responsabilité mise en cause, ce qui peut conduire à limiter la liberté des personnes.

Cette notion de responsabilité « parasite assez largement l'action et les discours », estiment Jean- Jacques Amyot, consultant en gérontologie, et Alain Villez, conseiller technique à l'Uniopss (2). S'en soucier de façon excessive aboutit à dénier à la personne la possibilité de prendre seule ses décisions, parce qu'elles constituent un risque, en particulier d'accident. C'est là en effet que le défaut de surveillance, et donc la responsabilité des professionnels, peut être engagée. « Comment, interroge Patrice Leclerc, responsable du programme Personnes âgées à la Fondation de France, faire autrement sans devenir des délinquants, mais en reconnaissant et respectant la personne pas seulement comme un corps usé, placé, en mal de soins, mais en tant que sujet jusqu'au bout de sa vie ? »

Certains professionnels des établissements ou de l'aide à domicile ont d'ores et déjà choisi cette voie. Ils se battent pour la reconnaissance du respect du droit au risque et au choix des personnes âgées. Il s'agit d'abord, selon Olga Piou, directrice du Centre de liaison, d'étude, d'information et de recherche sur les problèmes des personnes âgées (Cleirppa), de commencer par « reconnaître la personne comme actrice de sa vie et non comme un sujet soumis à la vie collective ». Ce simple changement de regard permet d'échapper à un certain nombre de dérives plus ou moins conscientes. La première d'entre elles est sans doute le placement en institution, plus souvent imposé que réellement souhaité, malgré le caractère crucial du choix d'un lieu de vie. C'est, pour Jean-Jacques Amyot et Alain Villez, « la pratique la plus sécuritaire tout à la fois la plus répandue et la plus attentatoire à la dignité des personnes, puisqu'en l'absence de toute procédure d'évaluation et de recueil du désir des intéressés, l'entourage, les professionnels sont conduits à déterminer le sort et l'avenir de personnes comme s'il s'agissait d'incapables majeurs. »

Un sujet de droit avant tout

Pourtant, rappelle Maître Corine Daver, avocate à la société Fidal, la personne âgée en établissement est avant tout un sujet de droit. Parmi les premiers de ces droits figure en particulier le respect de son consentement. « C'est écrit, réaffirmé dans la loi du 4 mars 2002 sur le droit des malades  (3) . Si un professionnel ne respecte pas ce consentement, il est susceptible d'engager sa responsabilité. » Autre grand principe, la liberté d'aller et venir : « Un seul type d'établissement en France est susceptible de restreindre la liberté d'autrui, les établissements psychiatriques, observe Corine Daver .Ainsi, mettre des barres de contention à un lit, dire à une personne désorientée qu'elle ne peut pas sortir seule, sans information préalable ou intégration dans une démarche de soins, peut également donner lieu à une sanction. » Mais que faire quand la personne n'est plus capable de communiquer, a fortiori de consentir, et quand il est impossible d'associer, dans tous les actes de la vie courante, ses représentants légaux ? Et comment appréhender des textes que, pour des raisons budgétaires, les professionnels sont souvent dans l'impossibilité d'appliquer à la lettre ? « Le décalage est énorme entre les obligations liées au respect de la dignité et du consentement de la personne qui pèsent sur chacun des professionnels concernés et les moyens alloués par les autorités de tutelle des structures médico-sociales. Où est la cohérence ? »,  s'interroge Corine Daver.

Manque de moyens, de temps, de personnel, et cette épée de Damoclès de la responsabilité qui pèse au quotidien sur l'action des professionnels :il n'est pas si simple de sortir de l'obsession d'une responsabilité juridique pour parler avant tout de responsabilité morale. Certains établissements ou services ont pourtant trouvé une issue à l'instar de cette maison de retraite de Larajasse, dans le Rhône, qui s'est attaquée à la question de l'argent.

Tout a commencé par un questionnement critique de l'équipe dirigeante sur ses propres pratiques. « Traditionnellement, remarque Monique Schmidt-Wagner, sa directrice, à l'arrivée en maison de retraite, l'argent s'évapore. L'entourage estime que la personne âgée n'a besoin de rien puisque “tout est payé”, ou bien qu'elle risque de le perdre ou de se le faire voler. Or affirmer ceci, c'est affirmer qu'elle n'est plus capable de s'occuper de son argent. Comme elle adhère au regard que l'on pose sur elle, on se trouve dans des situations de dépendance. » A Larajasse, chaque résident - y compris les personnes sous tutelle -se voit établir une facture mensuelle, simplifiée et rendue lisible pour tous. Le travail a ensuite porté sur les bénéficiaires de l'aide sociale : « Quand ils rentraient en institution, leur retraite était systématiquement versée sur le compte de l'établissement. Ensuite, celui-ci daignait leur remettre “le sou de poche”, certains gestionnaires ne se souciant même pas de le distribuer pour cause de risque de perte ou de vol. Nous nous sommes dit : pourquoi ne pas leur permettre d'avoir leur compte, avec les explications nécessaires ? » Depuis, chaque mois, ce sont les résidents qui versent à l'établissement 90 % du montant de leur retraite. Disposant d'un peu d'argent, chacun peut alors faire quelques courses avec un animateur ou une assistante de vie. « Ce nouveau rapport à l'argent a fédéré quelque chose au niveau du groupe. Quand il y a un invité, les résidents choisissent le fromage. Le groupe descend alors au marché l'acheter avec le porte-monnaie de l'institution. Lorsqu'il y a un décès, chacun participe à l'achat de fleurs. L'argent permet aussi de donner une place à chacun. » Bien sûr, tout cela ne s'est pas fait sans difficulté. Il a fallu surmonter les réticences des uns et des autres, financeur ou familles. Et, aujourd'hui encore, cette procédure ne facilite pas la comptabilité, qui prend davantage de temps qu'auparavant. « Pour nous, c'est plus qu'un projet, c'est une façon d'être. Celle-ci consiste notamment à arrêter d'avoir réponse à tout pour les vieux, de tout faire à leur place. »

Cette réhabilitation des rapports d'argent, au sein d'institutions dont ils sont souvent bannis, est parfois également mise en œuvre à domicile, dans le cadre de la tutelle. C'est le cas en Vendée, au service des tutelles de la Sauvegarde, où l'on est convaincu que la confusion fréquente entre mise sous tutelle et privation de tout contact à l'argent est une erreur. Pour Françoise Charrier, chef de ce service, « ce n'est pas parce que l'on est sous tutelle que l'on doit être étiqueté incapable majeur ». Le service va à domicile rencontrer la personne, puis établit avec elle un budget prévisionnel. Il s'agit aussi d'évaluer la somme d'argent minimale dont elle a besoin pour être en mesure, par exemple, de recevoir chez elle. « En général, peu de temps après, on a des appels de la famille ou des services d'aide à domicile qui nous disent : mais comment se fait-il que la personne âgée ait encore de l'argent dans son porte-monnaie ? » Par ailleurs, chaque mois, la personne reçoit un relevé de gestion qui comporte l'intitulé exact de chaque dépense et de chaque recette. « La loi ne nous impose pas de rendre des comptes, mais nous nous donnons cette obligation. Parce que nous considérons qu'avoir une mesure de protection, c'est perdre des droits, mais ce n'est pas les perdre tous. »

ABORDER DE FRONT LA QUESTION DE L'ARGENT

Objet de convoitise, sujet tabou, l'argent est au centre de cette problématique du droit au risque. Non seulement parce qu'il est susceptible d'engendrer des maltraitances, mais aussi parce qu'il est souvent le point de départ d'un processus d'exclusion sociale. « Il véhicule toutes sortes d'affects, de projections, et notamment cette idée que le vieillard puisse gâcher le bel argent. Le rapport à l'argent est pourtant souvent le dernier lien avec le réel, estime Alain Villez, conseiller technique à l'Uniopss. Si une personne ne peut plus aller faire ses courses, entretenir des échanges économiques, sa citoyenneté est remise en cause. On peut être frappé de voir que les personnes les plus atteintes sur le plan des troubles psycho-intellectuels manifestent un certain attachement à l'argent. » En un mot, conserver un rapport à l'argent est essentiel à la préservation de l'insertion sociale et de la citoyenneté. Ainsi, priver une personne âgée de ce contact physique avec l'argent, c'est attenter à ses droits les plus fondamentaux. C'est pourtant ce que fait la société en général, affirme Alain Villez : « On a contribué sans le dire à mettre des personnes âgées sous tutelle en les obligeant à ouvrir des comptes en banque qu'elles sont incapables de gérer, ou en faisant évoluer la monétique. La société a ainsi renforcé la dépendance de tout un chacun. » C'est aussi ce que font certaines institutions, pour préserver la paix sociale. Il n'est pas rare que les craintes de vol ou de perte de cet argent soient à l'origine de mesures de confiscation. Des voix s'élèvent toutefois pour revendiquer ce droit des personnes âgées à disposer de leur argent. Un droit, là encore, à prendre des risques.

Reste que s'engager dans cette démarche suppose d'être prêt à affronter un véritable parcours du combattant : vis-à-vis de ses propres équipes dont il faut bousculer les habitudes, mais aussi des familles, de l'environnement - lors- qu'il s'agit, en particulier, de personnes atteintes de démence. Les projets reposent alors souvent sur le charisme et l'opi-niâtreté d'une personne. En outre, leur généralisation suppose que les professionnels eux-mêmes soient reconnus dans leur pratique quotidienne. Mais le chemin est encore long. « En termes de valorisation, le décalage est toujours très important entre le travail auprès des jeunes enfants par exemple et le travail auprès des personnes âgées  », regrette Patrice Leclerc.

Sandrine Pageau

Notes

(1)  Et présenté le 6 mars à Vannes dans le cadre du colloque « Jusqu'au bout de la vie : vivre ses choix, prendre des risques... », organisé par la Fondation de France, délégation Bretagne : 1, square René-Cassin - 35700 Rennes - Tél. 02 99 38 24 22.

(2)  Auteurs de Risque, responsabilité, éthique dans les pratiques gérontologiques - Ed. Dunod - 2001. Voir ASH n° 2195 du 29-12-00.

(3)  Voir ASH n° 2262-2263 du 17-05-02.

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