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L'assignation à différence

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En contradiction avec le principe républicain d'indifférence aux différences, les inégalités spécifiques de traitement dont sont victimes les descendants de migrants à raison de leur origine, réelle ou supposée, témoignent du regard suspicieux qui continue d'être porté sur la légitimité de leur présence en France. Pour enrayer ces processus discriminatoires, les acteurs sociaux s'efforcent de démonter les mécanismes qui concourent à leur mise en œuvre.

Difficultés éducatives des familles, échec scolaire, violences urbaines, délinquance, problèmes d'insertion sociale et professionnelle : dans les différents champs de la vie sociale, la référence à la différence d'origine - réelle ou supposée - des publics issus de l'immigration tend à prendre le pas, de façon plus ou moins manifeste, sur les explications d'ordre socio-économique pour rendre compte de la marginalisation des intéressés. Renvoyés à une extériorité qui n'a plus de lien avec une quelconque mobilité géographique internationale, les descendants de migrants coloniaux ou post-coloniaux, dont beaucoup sont français ou en passe de le devenir, se voient désignés comme « immigrés », étiquetage signant leur appartenance à une catégorie sociale dévalorisée.

Ignorance ? Crainte que leur reconnaissance vaudrait légitimation ? Toujours est-il que le silence entourant les processus d'ethnicisation a longtemps prévalu. Mais, involontaire ou tacite, « la dénégation apparaît, au contraire, comme susceptible de participer au développement du phénomène, et elle n'est aujourd'hui plus de mise », explique Bernard Bier, responsable du centre de ressources Ville-Ecole-Intégration.

Pour lever les préjugés à l'origine des discours ethnicisants, encore faut-il mieux les connaître. A cet effet, Jocelyne Bac et Nassera Bechrouri, respectivement directrice du développement et des politiques territoriales et chargée de mission au Fonds d'action et de soutien pour l'intégration et la lutte contre les discriminations (Fasild), se sont livrées à une lecture fine des conventions- cadres des contrats de ville 2000-2006 (1). Les termes employés, volontairement omis ou/et systématiquement remplacés par une périphrase afin d'éviter de nommer les immigrés, sont souvent significatifs des représentations négatives sous-jacentes sur les populations issues de l'immigration ou supposées telles, constatent-elles. Différentes formulations extraites de projets de conventions-cadres - qui ont été modifiées avant signature, précisent les expertes du Fasild - témoignent de ces difficultés de positionnement. Ainsi, certains contrats de ville analysant la problématique de la lutte contre l'exclusion sociale, font porter sur les enfants ou les familles issues de l'immigration la responsabilité des dysfonctionnements institutionnels (écoles, services publics, etc.). D'autres énoncés, relatifs à l'articulation intégration/discriminations, multiplient les recours au terme de « handicap », donnant une dimension pathologique aux problèmes identifiés. L'usage de la catégorie « race » et une vision globalisante du fonctionnement des groupes d'appartenance piègent aussi les discours, banalisant la xénophobie et le racisme. Le problème bien sûr ne se résume pas à une question de vocabulaire plus ou moins politiquement correct : c'est un véritable travail sur la perception de l'immigration, véhiculée par ces formulations, qu'il s'agit de mener afin d'engager efficacement la lutte contre les discriminations raciales, soulignent Jocelyne Bac et Nassera Bechrouri.

Des difficultés de positionnement

La délégation interministérielle à la ville  (DIV) et le Fasild s'y sont attelés pendant deux ans (en 2001 et 2002), conviant une pluralité d'acteurs- chargés de mission ou de formation au sein de différents ministères (Education nationale, Emploi et Solidarité, Famille, Intérieur, Jeunesse et Sports, Justice), chercheurs, responsables de formation, de missions locales et de centres de ressources de la politique de la ville- à interroger, ensemble, les représentations qui structurent l'action publique (2). « La réalité de l'ethnicisation des pratiques sociales et professionnelles dans les services publics est particulièrement difficile à saisir », fait observer Jacqueline Costa-Lascoux, directrice de recherche au Centre d'études de la vie politique française, l'une des animatrices de ce travail.

Les agents ont pour mission de mettre en œuvre des politiques de droit commun et, de plus en plus, des mesures spécifiques. Ils ont des relations de guichet parfois difficiles avec certains publics. Or les éléments d'analyse sont contradictoires. Les uns accréditent l'idée que les dispositifs relatifs à des « populations- cibles », dans des « zones prioritaires », risquent de consolider ou de légitimer le processus d'ethnicisation ; d'autres soulignent les attitudes discriminatoires de certains agents de la fonction publi-que ; d'autres enfin renvoient la responsabilité de la détérioration des rapports aux institutions, notamment dans les « quartiers sensibles », à l'attitude de certains habitants particulièrement agressifs envers tous ceux qui portent uniforme, analyse la chercheuse.

« Dans l'ethnicisation, certes, tout est affaire de regard, mais tout est aussi affaire de traitement et donc de légitimation par les institutions qui influencent, inévitablement, les comportements », estime Jacqueline Costa-Lascoux. En effet,  rapporter l'explication de toute situation individuelle à une identité collective d'appartenance ou d'origine, donne corps aux représentations, aux attitudes et aux actes qui justifient les mesures prises par les pouvoirs publics. De tels processus d'identification ethnique s'avèrent ainsi doublement destructeurs : pour les intéressés, prisonniers de cette clôture identitaire - voire conduits à la revendiquer -, et pour les institutions alors confrontées à des particularismes qui ont tendance à se perpétuer et se rigidifier.

Les politiques compensatoires des inégalités se justifient pleinement lorsqu'elles reposent sur des données objectives (chômage, taille des familles, conditions de

logement...), affirme Jacqueline Costa- Lascoux. Mais à partir du moment où on leur substitue des schémas d'interprétation culturalistes, les risques de dérapage sont grands. La territorialisation des politiques publiques devait permettre d'éviter la discrimination ethnique. « Pourtant, celle-ci réapparaît avec, parfois, des effets pervers d'autant plus difficiles à combattre que le critère de l'ethnicité n'a pas été pris en compte initialement », précise-t-elle. Ainsi les contournements de la carte scolaire conduisent à un renforcement du phénomène d'ethnicisation des quartiers, alors que la mesure devait favoriser la mixité sociale. La décision politique est en permanence sur le fil du rasoir, d'où l'importance, soulignée par les participants au séminaire, de l'étude des logiques catégorielles qui sont à l'œuvre et des circonstances dans lesquelles celles- ci peuvent basculer dans une lecture ethnicisante, dont il devient très difficile de combattre les effets stigmatisants.

Privilégier les analyses de situations aux analyses en termes de catégories de population qui au bout du compte peuvent déboucher sur des processus de ségrégation et, dans chaque cas, s'efforcer de faire la part entre ce qui relève de problèmes socio-économiques, de difficultés individuelles (familiales et/ou psychologiques) et de malentendus culturels- voire de conflits de valeurs - mis en jeu par l'application d'une mesure ou d'une politique : telles sont quelques- unes des pistes dégagées lors de ce séminaire pour tenter de sortir du cercle vicieux de la disqualification sociale ethnicisée (3). Alors que la France est, de toute évidence, une nation sociologiquement multiculturelle, elle n'est toujours pas à l'aise avec « son immigration », déclare Nourredine Boubaker, directeur de l'emploi et de la formation au Fasild. « C'est donc bien à l'ensemble profondément ancré dans les têtes des représentations négatives qui constituent la figure commune de l'immigré que la société doit s'attaquer pour changer le regard suspicieux ou connoté qu'elle porte sur “l'étranger“ ou celui qui en a l'air. » Et d'interroger : combien de colloques, combien de séminaires, faudra-t-il encore pour intégrer cette réalité ?

Caroline Helfter

« ETHNICISER » L'AUTRE POUR SE PROTÉGER

Sans confondre racisme, xénophobie et ethnicisation, il faut bien reconnaître leur proximité, explique Jean Dubost, professeur émérite à l'université Paris-X, invité à éclairer la réflexion des participants au séminaire mis en place par la délégation interministérielle à la ville et le Fonds d'action et de soutien pour l'intégration et la lutte contre les discriminations. « Dans les trois cas, on caractérise l'autre comme étranger à nous, non pas du fait de sa nationalité, mais comme porteur de caractéristiques quasi naturelles et immuables, associées aux “indigènes” d'anciennes colonies. [...] On globalise, on substantialise, on assigne aux individus une appartenance qui n'est pas forcément la leur, on leur dénie la qualité de Français s'ils ont juridiquement cette nationalité, et on réduit la représentation que nous en avons à une simplification abusive, un “cliché”, qui a tendance à disqualifier pour justifier l'agression, le rejet ou la mise à distance. » Il ne s'agit pas de suggérer pour autant que les origines culturelles (de classe sociale ou de nation) sont sans effet sur les comportements individuels, et encore moins qu'il n'existe pas de problèmes graves dans certains quartiers d'habitat social, fait-il observer. Mais d'essayer de comprendre quelles fonctions de protection assure cette forme plus ou moins voilée du racisme qu'est l'ethnicisation. Bien entendu, un tel mode de catégorisation implique toujours l'idée d'inégalité : « la différence est un handicap pour l'autre ; notre culture, notre civilisation, nos enfants, sont forcément supérieurs, et ce sont les autres qui souffrent d'un “déficit culturel” », développe le psychosociologue. Dans le champ social, on ethnicise l'autre pour l'exclure et glorifier son propre groupe, justifier sa volonté de maintenir sa position dominante ou la distance sociale qui nous sépare d'une autre classe. On peut également le faire pour reconnaître à l'autre ses différences culturelles afin de mieux les respecter -quitte à l'enfermer dans un état qui n'est déjà plus le sien, car les cultures et caractères désignés comme « ethniques » n'arrêtent pas de changer, tout particulièrement à travers les processus migratoires. Catégoriser l'autre par son appartenance réelle ou supposée à une « ethnie » - c'est-à-dire un groupe censé partager la même origine géographique, la même histoire, les mêmes mœurs et croyances -, c'est aussi le caractériser comme membre d'une « communauté ». Et le rejeter, ipso facto, de la sienne. Ce qui contribue précisément à le pousser à se communautariser, à rechercher un nouveau groupe d'appartenance et/ou de référence, à s'approprier et à affirmer une nouvelle identité. Ainsi par exemple, transforme-t-on de jeunes laïcs en fidèles musulmans. Même lorsque la culture d'origine à laquelle les renvoie la stigmatisation ne conserve plus d'éléments vivants pour les « ethnicisés », le fait que ceux-ci exigent leur reconnaissance peut être lu comme une façon, pour eux, de reconquérir de la dignité, commente le chercheur. Confiance dans sa propre valeur et dans la stabilité de sa position, maintien de la distance sociale, moindre compétition pour l'emploi, projection sur l'autre des tendances que l'on ne veut pas reconnaître en soi... :les « bénéfices secondaires » tirés des représentations et des comportements discriminatoires ne sont pas négligeables, souligne Jean Dubost. Aussi, même si le racisme anti-arabe ou anti-noir n'est pas nouveau, met-il en garde contre « le processus plus subtil qui se développe aujourd'hui, notamment au sein des sphères dirigeantes de l'économie, de l'administration publique et de la politique : ne risque-t-il pas de nous entraîner vers un apartheid français ? »

Notes

(1)  VEI Enjeux n° 126 - Septembre 2001.

(2)  Intitulé : « Risques d'ethnicisation du lien social. Tabous et affirmation », un colloque rendant compte de ce travail s'est déroulé à Paris le 27 novembre 2002 au Centre scientifique et technique du bâtiment. Rens. Laurence Dubois - CSTB : 4, avenue du Recteur-Poincaré - 75016 Paris - Tél. 01 40 50 29 16.

(3)  Ces préconisations font d'ores et déjà l'objet de formations interprofessionnelles des écoles de services publics proposées par le Centre national de formation et d'études de la protection judiciaire de la jeunesse, partie prenante du séminaire organisé par la DIV et le Fasild.

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