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« Le marché est-il le “pourfendeur de l'âme sociale” ? »

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Il ne faut pas opposer marché et social, mais les articuler pour mieux répondre aux besoins, défend Vincent Goulin. Qui souhaite sortir des débats idéologiques sur le sujet.

« Face aux nombreuses questions soulevées par le rapport du Medef (1), que l'on a souvent accusé dans ces colonnes de vouloir “s'emparer du social” pour trouver de nouveaux débouchés, je voudrais fournir un certain nombre d'éléments d'ordre économique en partant de l'exemple de l'aide à domicile pour les personnes âgées qui, selon moi, illustre parfaitement les termes du débat.

Depuis l'émergence d'un secteur professionnel de l'aide à domicile, l'offre non lucrative a toujours été largement majoritaire. Cependant, sous la pression de la crise de l'Etat providence, les pouvoirs publics ont tenté, depuis une quinzaine d'années, de faciliter le développement des services de proximité selon une logique purement économique.

Au-delà du réflexe défensif adopté par la majeure partie des acteurs du monde associatif face à l'arrivée d'une offre lucrative, cette évolution majeure dans le mode de régulation de ce secteur soulève un certain nombre de questions : pourquoi a-t-on si peur de “l'invasion du marché” ?A quoi sert le marché ? Quels sont ses apports éventuels, ses limites ? Surtout, est-il préférable à l'offre non lucrative du point de vue de l'efficacité et de l'équité ?

Existe-t-il une ou plusieurs formes d'entreprendre ?

La concurrence de plus en plus forte entre les associations et le secteur lucratif suscite de nombreuses inquiétudes prenant souvent la forme d'un débat entre partisans de l'économie sociale et ceux de l'ouverture des services à domicile au marché. En plus d'être souvent passionné et passionnel, ce débat revêt, la plupart du temps, un caractère fortement idéologique avec comme point de départ l'existence ou pas de plusieurs formes d'entreprendre.

Le secteur lucratif ne croit qu'en un modèle unique d'entreprise, la société de capitaux, au sein duquel peuvent intervenir, par contre, des acteurs différents, répondant à des modes d'organisation spécifiques. Mais, ces acteurs doivent se plier aux mêmes règles (droits de la concurrence, fiscal, social, etc.). Partant de cette idée, les défenseurs de l'unicité du marché réclament l'intégration des activités marchandes du secteur social dans le marché concurrentiel. Selon eux, la puissance publique, par le biais de l'aide sociale, ainsi que les associations caritatives doivent apporter de l'aide aux seules personnes les moins solvables et ne bénéficiant pas de régimes de protection sociale suffisamment efficaces. Dans ce cas-là, on parlera alors de “solvabilisation de la demande”.

A l'inverse, les partisans de l'économie sociale croient au caractère pluriel de l'économie. Ainsi, selon cette conception, s'il existe effectivement bien un même marché sur lequel interviennent plusieurs acteurs, ces derniers sont soumis à des règles qui peuvent être différentes selon que l'objectif (non lucratif) poursuit ou non un intérêt social ou général. Dans ce cas-là, on privilégiera alors des mesures visant à “solvabiliser l'offre”, par opposition à l'expression précédente.

Le marché peut-il envahir le social ?

Quelles que soient les divergences de points de vue concernant le caractère unique ou pluriel de l'économie, un marché n'existe que par la conjonction de quatre éléments : une offre, une demande, un produit et un instrument de régulation.

L'analyse des obstacles à l'émergence d'un véritable marché de l'aide à domicile permet de mettre en évidence les facteurs d'échec nombreux, existant tant du côté de l'offre que de la demande qu'il conviendrait de détailler ultérieurement. En outre, pour se développer, le marché a besoin de standardiser les produits et les services qu'il offre. Concernant l'aide à domicile, et le secteur social en général, la standardisation est très aléatoire lorsqu'il s'agit d'aborder la dimension relationnelle qui est fondamentale dans le secteur. Enfin, en raison de la multitude et la complexité à la fois des financements et des modes de contrôle, l'Etat n'est pas toujours un instrument de régulation efficace.

La conjonction de ces quatre facteurs nous renseigne incontestablement sur les difficultés rencontrées par les partisans du développement d'une offre lucrative et cela, quelles qu'en soient leur volonté réelle ou les intentions qu'on leur prête !

Si la “part de marché” du secteur privé lucratif semble, aujourd'hui, encore limitée pour des raisons avant tout structurelles, le développement d'une offre lucrative dépendra, pour partie, de l'attitude des associations, largement majoritaires dans le secteur. En effet, au fil du temps, leurs comportements se sont progressivement éloignés de leurs principes fondateurs pour intégrer l'économie concurrentielle, avec le risque, au passage, de négliger l'aspect relationnel. Cela est l'illustration de la crise à la fois de croissance, identitaire et culturelle du secteur.

En effet, plus souples dans leurs modes d'organisation et d'intervention que la sphère publique, les associations se sont vu confier au fil du temps un certain nombre de missions par les pouvoirs publics jusqu'à développer des rapports contractuels. Si leur mise en place apparaît comme un progrès, elle réduit toutefois les associations à être producteurs de services banalisés. Les associations s'en trouvent alors ramenées à la situation paradoxale qui consiste à ne plus pouvoir financer les activités qui sont au cœur de leur finalité et à être obligées de vendre des prestations pour obtenir des subventions.

Ainsi, la frontière opposant le secteur associatif au secteur lucratif est devenue floue d'un point de vue économique. Les deux formes de production se réunissent autour de la notion d'activité sociale marchande et se différencient non pas dans leur mode de gestion financière ou humaine, mais dans l'utilisation des résultats. On rappellera, en effet, que la principale différence entre l'économie sociale et le secteur lucratif d'un point de vue économique réside, non pas dans la manière d'obtenir des résultats, mais de les “affecter”.

Cependant, alors que les associations d'aide à domicile se livrent de plus en plus à des pratiques commerciales, elles ne supportent pas les charges correspondantes. Outre l'instauration d'une concurrence déloyale avec des sociétés commerciales, le risque est que le secteur associatif s'écarte des valeurs qui sont les siennes en étant davantage préoccupé à maintenir des parts de marché qu'à venir en aide aux plus nécessiteux.

A partir de ce constat, on peut légitimement s'interroger, indépendamment de l'efficacité réelle des sommes qui lui sont allouées au regard du principe d'équité dans un contexte général d'augmentation des revenus moyens disponibles des personnes âgées, sur leurs capacités à mieux répondre à la diversité des besoins que ne le ferait le marché. Est-ce que la place historique qu'elles occupent dans le secteur garantit, à elle seule, une meilleure réponse aux besoins recensés ?

Si, pour des raisons tout à la fois financières, cliniques mais aussi de sécurité des personnes, il restera toujours une place importante pour une intervention sociale, publique ou privée, subventionnée ou mieux conventionnée, auprès des personnes âgées les plus en difficulté, le recours au marché offre un certain nombre d'avantages.

Outre qu'il oblige les individus à se prendre en charge, il s'adapte assez bien aux besoins individuels et aux situations locales. Qui plus est, le renfort apporté par le secteur privé peut éventuellement réduire en même temps le coût énorme des dépenses publiques en prestations sociales attribuées en fonction des ressources. La forte augmentation probable des dépenses d'aide de services à domicile, qui se produira si les régimes actuels sont maintenus, est nettement incompatible avec les contraintes budgétaires rigoureuses que connaissent la plupart des pays développés. Rester dans une logique purement sociale, prendre pour seule orientation le financement de ces services par la collectivité présente le risque de réduire à terme l'offre.

Un passage inévitable dans le secteur marchand ?

La nécessité de maîtriser les coûts sociaux d'une part, et la meilleure solvabilité des personnes âgées d'autre part, rendent inévitable le passage de ces services, pour partie, dans le secteur marchand où ils peuvent se solvabiliser. Inversement, il y a sans aucun doute des limites à l'extension des processus d'externalisation des services et de solvabilisation des usagers devenus clients.

De notre point de vue, l'enjeu des services à la personne porte bien plus sur les conditions d'organisation, de réalisation et de contrôle (notamment par les pouvoirs publics) des prestations que sur le statut juridique des intervenants. Autrement dit, le fait d'être à but non lucratif ne garantit en rien la déontologie, l'éthique et la qualité des intervenants. A contrario, le fait d'être à but lucratif ne diminue en rien cette garantie.

Pour conclure, marché et social ne sont pas deux termes qu'il faut opposer : la mise en œuvre de l'aide à domicile des personnes âgées nécessite de combiner différents types de ressources : soutien informel, soutien bénévole, soutien formel dispensé par des professionnels de tout statut. Cette combinaison de ressources permet de faciliter le libre choix dans une situation où les besoins explosent et donne lieu à des arbitrages parmi une sorte de continuum de services. Dans ces conditions, l'intérêt que manifeste le Medef au secteur social ne doit pas effrayer mais doit permettre de s'interroger sur les conditions de leur développement.

La marchandisation n'est plus un choix mais une réalité si l'on veut répondre à tous les besoins sans trop peser sur les dépenses publiques. Il reste cependant à structurer au mieux ce développement afin que le marché ne soit pas le “pourfendeur de l'âme sociale”. »

Vincent Goulin Directeur d'agence ANPE : 13, rue Boyer - 75020 Paris Tél. 06 60 75 01 93.

Notes

(1)  Voir en dernier lieu ASH n° 2293 du 10-01-03.

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