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L'intermédiation culturelle, un pont entre deux mondes

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Pour protéger certains enfants de migrants en danger et dans un objectif d'intégration, des juges acceptent de confronter leurs logiques à celles d'autres cultures. Une démarche novatrice et rigoureuse qui pose la question du dialogue interculturel et, au-delà, de l'altérité.

Une femme africaine a brûlé son bébé. Pourtant, elle a parfaitement élevé ses autres enfants. Au juge, cette mère dit que le petit met la famille en danger, parle de sorcellerie. Le magistrat ordonne un placement, mais reste insatisfait : peut-on se contenter d'un diagnostic de bouffée délirante ou faut-il entendre le discours de cette femme, même si c'est difficile, et travailler avec, pour faire évoluer les choses ? Ce cas, parmi d'autres, conduira deux juges du tribunal pour enfants de Paris à se lancer, en 1992, dans une expérience ambitieuse.

Aujourd'hui, premier juge des enfants au tribunal de grande instance de Bobigny, Thierry Baranger en relate les prémices : « Martine de Maximy et moi nous trouvions confrontés à des populations venues d'autres contrées ayant des références très différentes des nôtres. Nous sentions que nos réponses tombaient parfois “à côté de la plaque”. La justice pouvait même se révéler une violence supplémentaire sur des familles très fragilisées par leur parcours migratoire. » Comment, dans ce cadre, donner du sens à l'intervention de la justice des mineurs, qui opère dans le temps et la continuité, et articuler ses principes : faire cesser un danger, travailler sur l'adhésion des familles, respecter leurs convictions religieuses et philosophiques ?Réponse des juges : en écoutant leur vision du monde, en tenant compte de leurs représentations et en cherchant à offrir « une solution partageable »   (1) par les cultures d'accueil et d'origine.

Pour faciliter ce travail de va-et-vient entre deux mondes, les magistrats ont eu l'idée de recourir à des intermédiateurs culturels, psychologues ou anthropologues, de même origine que la famille et ayant intégré le système français. Après avoir fait appel à l'ethnopsychiatrie et à l'équipe de Tobie Nathan (centre Devereux-université de Paris-VIII), les pionniers s'orientent vers l'anthropologie juridique et le laboratoire d'Etienne Le Roy (laboratoire d'anthropologie juridique de Paris-université de Paris-I)   (2), mieux adapté au travail judiciaire. Ce dernier avait publié des travaux sur la prise en compte de la différence culturelle dans la justice française, en particulier, des mineurs. L'expérience se construit sous le sceau de la rigueur et de l'exigence éthique. Les intermédiateurs, des doctorants, sont dotés d'une formation juridique et anthropologique, parlent plusieurs langues africaines, et suivent un stage auprès des magistrats. Un code déontologique et un comité de pilotage sont créés afin d'encadrer la démarche. Quant à la mission, Etienne Le Roy la définit ainsi : « L'intermédiateur est, et n'est, qu'un constructeur de pont. C'est donc un passeur entre le monde de la justice et le monde familial, accompagnant le jeune en danger dans sa double inscription identitaire dans sa famille et sa culture maternelle (s'il y a lieu) et dans la société d'accueil. » Et de compléter : « Il “n'a qu'à” expliquer le pourquoi de l'un dans le langage de l'autre, chaque partie restant inscrite dans sa responsabilité. »

C'est dans le cabinet du juge que débute l'intermédiation. « Lorsque je reçois un signalement et que je sens que quelque chose m'échappe, je propose à la famille de la recevoir avec un intermédiateur », explique Thierry Baranger, qui accepte la famille élargie. Lors de la seconde audience, qui dure entre une et deux heures, le cadre judiciaire est reprécisé et l'histoire familiale évoquée. Les faits sont rappelés et des correspondances recherchées : qu'a-t-il été dit dans la culture d'origine ? quelles réponses auraient pu être apportées ? « Lorsque je prends en charge une situation, témoigne Jackie Botimela Loteteka, intermédiatrice, je creuse trois questions : l'histoire et le vécu du mineur ; son appartenance ethnique, pour savoir comment s'y règlent les conflits ; et le contexte de son arrivée en France. » Un premier rapport est alors rédigé. Sur saisine exclusive du juge, l'intermédiateur poursuivra les entretiens et en rendra compte. Le mandat moyen est de six mois. Une audience est organisée après la remise du rapport final. Le juge peut néanmoins relancer une mesure, par exemple, dans le cadre de l'accompagnement éducatif.

Obtenir l'adhésion des familles

Sur le terrain, la tâche de l'intermédiateur consiste à « s'inscrire dans la vie de la famille », analyse Etienne Le Roy, la comparant au travail d'immersion de l'anthropologue, qui doit entrer dans la logique des comportements et des représentations à l'œuvre, en évitant de supposer que, parce que des acteurs appartiennent à un groupe, ils en reproduisent les schémas. Au contraire, il faut veiller à la façon dont la famille réagit, exprime ses attentes ou ses frustrations, pour « la faire venir petit à petit dans le cabinet du juge, mentalement, psychologiquement, voire culturellement ». Les trois premiers mois sont en général « consacrés à l'analyse de la situation, estime Jackie Botimela Loteteka, et les trois suivants à l'accompagnement ». Selon les cas, la première visite, à domicile, est effectuée seul ou avec un éducateur, notamment si une action éducative en milieu ouvert a déjà été ordonnée. Des échanges réguliers ont lieu entre les intervenants qui orientent ensemble leur action : rythme, modes et lieux des rendez-vous, interventions auprès du réseau partenarial (aide sociale à l'enfance, CMPP...). « Je tiens beaucoup au travail en équipe car mon but est d'aider le jeune à s'identifier au groupe auquel il appartient et à s'intégrer dans la société d'accueil. Mon rôle se limite en effet à la communication : je donne des repères culturels et fonctionnels à chacun des acteurs pour que les relations avancent », résume la doctorante en droit. L'intermédiation permet de faire adhérer les familles au travail éducatif. « Quelquefois, témoigne Josette de Pracontal, responsable d'une équipe d'AEMO au service social de l'enfance de Paris, nous avons affaire à des familles qui ne comprennent pas l'intervention publique dans l'exercice de leur parentalité. L'intermédiateur est alors utile. Il nous aide aussi à décoder le dysfonctionnement d'une famille au regard des exigences éducatives françaises et à voir comment nous pouvons l'aider. C'est un outil très apprécié des travailleurs sociaux. » La collaboration n'est pourtant pas toujours facile. « Dans certaines structures, des travailleurs sociaux se sont senti disqualifiés par les intermédiateurs qui ouvraient des portes qui leur restaient fermées. Cela a été vécu comme une concurrence indue. Il y a eu des conflits d'image, de légitimité », déplore Etienne Le Roy. Pour Josette de Pracontal, « des réajustements sont parfois utiles. Les deux institutions ont un cadre différent et doivent apprendre à collaborer. Mais quand la démarche est bien installée, chacun connaît le rôle de l'autre et c'est très opérant. En dix ans, nous n'avons eu qu'un seul conflit autour d'une famille. »

Si le service social de l'enfance apprécie la démarche du laboratoire, car elle autorise un travail sur l'adaptation de la famille ici, il est plus réservé sur le recours, rare désormais, à l'ethnopsychiatrie, qui tend à enfermer l'individu dans sa culture. « Avec le centre Devereux, analyse la responsable, la notion de pont n'était pas tout à fait présente. Il nous était difficile ensuite de replonger les familles dans une exigence sociale. » La position des équipes était de plus inconfortable. « En cas d'abus sexuels, de viols... nous devons poser le cadre de l'interdit. Nous retrouver au même niveau que les familles, dans un grand groupe clinicien, très empathique, nous mettait en porte-à- faux. Sans compter la dimension thérapeutique de la démarche qui ne correspond pas à notre cadre. » Pour Thierry Baranger, le partenariat avec le laboratoire d'anthropologie permet d'éviter le danger du déterminisme culturel. « Nous ne faisons pas un travail identitaire. Les enfants vivent ici et ne doivent pas être enfermés dans les représentations de leurs parents. Il doivent pouvoir jongler entre les deux cultures. Nous devons leur faire comprendre qu'il existe un monde commun, dont ils peuvent tirer les bénéfices. » Le cas des ma- riages forcés est, à ce titre, exemplaire. Ainsi l'histoire de cette adolescente de 14 ans que ses parents voulaient marier contre son gré. Plutôt que de la placer et de rompre les liens familiaux, le juge a pu, via l'intermédiation, résoudre le problème. « La difficulté a été d'obtenir que la famille renonce sans lui faire perdre la face vis-à-vis de l'autre famille, des dons ayant déjà été échangés. J'ai dû faire part de mes références aux parents : incompatibilité de ce mariage avec nos lois et valeurs, entendre les leurs, puis leur faire admettre que si, pour eux, il s'agit d'un mariage arrangé voué à protéger leur fille, celle-ci, dans la logique de son entourage, le vivait comme forcé. Par ce long travail de dialogue, de tolérance, on parvient à dénouer les choses sans les dramatiser. »

Les juges ont aussi recours à l'intermédiation dans le cas d'enfants ayant des problèmes d'appartenance, de jeunes élevés en Afrique et propulsés ici chez un père ou une mère inconnus, de familles où l'exil n'a pas été parlé... « Les parents pensent qu'en faisant abstraction de ce qu'ils ont connu, leurs enfants s'intégreront mieux, analyse le juge. En fait, ceux-ci n'ont plus de socle et peuvent se retrouver dans de graves situations. Nous devons alors remettre les parents dans leur place de transmetteurs de valeurs. » L'intermédiation peut enfin se révéler utile face aux énigmatiques enfants-sorciers. « La qualification d'enfant-sorcier est une stigmatisation imposée, en général par le milieu familial, pour légitimer une procédure d'exclusion du groupe, en considérant que l'enfant est porteur de puissances maléfiques », résume Etienne Le Roy. Sa présence explique dès lors tous les déboires ou malheurs de ses proches. « Il y a une sorte de construction collective qui peut aller jusqu'aux conditions d'une mise à mort de l'enfant, telle la conduite vers le suicide. » Les enfants sorciers sortent de la norme, ont un comportement qui gêne : ils sont souvent déprimés, voraces, violents, accusés d'errances nocturnes, refusent l'aide des adultes... L'intermédiateur doit alors démêler la situation dans laquelle a eu lieu la qualification en faisant s'exprimer tous les protagonistes. « Diverses procédures permettent de lever la malédiction, de pacifier les relations entre mondes visible et invisible, l'enfant étant la réincarnation d'un ancêtre, et de le réinsérer, poursuit-il. L'intermédiateur sert à faciliter ce travail, qui relève du privé. Parfois, il suffit de faire soigner l'enfant. »

Sortir du bricolage

Aujourd'hui, plusieurs juges d'Ile-de- France et du Calvados ont recours au laboratoire d'anthropologie mais ce dernier ne dispose plus que de trois intermédiateurs. Sans statut juridique, payés irrégulièrement, certains ont abandonné, et la relève se fait mal. « C'est un métier très difficile :il faut comprendre les enjeux du judiciaire, être en empathie avec les familles, tout en sachant garder sa place. Le problème majeur, c'est la formation des intermédiateurs », affirme Thierry Baranger, qui a testé d'autres équipes sans satisfaction. Sans sa qualité, grands sont en effet les risques de manipulation, de culturalisme ou d'ethnocentrisme. Pour développer l'intermédiation, le laboratoire a élaboré un diplôme d'université destiné notamment aux travailleurs sociaux, de plus en plus intéressés. Lequel a été présenté à divers ministères, mais n'a obtenu à ce jour aucun soutien. « Ce travail doit être officialisé. On ne peut rester dans l'innovation et le bricolage perpétuels », s'insurge le juge, pour qui l'enjeu est de taille :au-delà du culturel, c'est la question de l'altérité qui est posée. « Cela implique de réexaminer le sens de l'égalité, de la démocratie, dans une société très dans les appartenances multiples. » Une vision partagée par Etienne Le Roy, qui estime que « la prise en compte des différences culturelles par le biais de l'intermédiation non seulement n'est pas contraire au pacte républicain mais permet de l'approfondir. »

Florence Raynal

Notes

(1)  L'enfant sorcier africain entre ses deux juges - Thierry Baranger, Martine de Maximy, Hubert de Maximy - Ed. Odin, 2000 - Voir ASH n° 2177 du 25-08-00.

(2)  LAJP : 9, rue Malher - 75004 Paris - E-mail : leroylaj@univ-paris1.fr - Sous la direction d'Etienne Le Roy et de Carole Younès vient de paraître Médiation et diversité culturelle - Ed. Khartala, 2002.

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