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« Lever la chape de plomb sur la parole des professionnels et des usagers »

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Face aux interrogations sur l'instrumentalisation du travail social et sa grande dépendance au pouvoir des élus locaux, un mouvement est né visant à organiser, fin 2004, « des états généraux du social ». Un projet ambitieux porté par l'association « 7-8-9 vers les états généraux du social » qui tient sa première assemblée générale le 14 mai. Regards croisés de Michel Chauvière, Christiane Henry et Jacques Ladsous, chevilles ouvrières de la démarche.

Actualités sociales hebdomadaires : Le 25 août dernier, Jacques Ladsous, vous lanciez un appel pour des états généraux du social. Pourquoi ?

Jacques Ladsous : J'ai pris cette initiative car bon nombre de discussions et de travaux mettent en évidence des dysfonctionnements dans l'exercice du travail social. Dans certains services, on s'aperçoit que les professionnels ne sont plus en état de jouer leur rôle auprès des personnes en difficulté et qu'ils n'ont plus d'initiative. En même temps, ils ont le sentiment de ne pas pouvoir s'exprimer, il y a comme une chape de plomb. Nous avons donc été quelques-uns à penser que le moment était peut-être venu de rendre la parole aux acteurs de terrain et, à partir de là, de s'interroger sur les éléments permettant de refonder l'action sociale. Car, compte tenu de l'évolution de la société, l'organisation mise en place à la Libération n'est plus forcément adaptée. Cette réflexion coïncidait d'ailleurs avec la sortie de l'ouvrage de Jean-Michel Belorgey, conseiller d'Etat,   « Refonder la protection sociale »   (1).

C'est ainsi qu'est née l'idée que des états généraux pouvaient réunir des professionnels, bénévoles, usagers, chercheurs..., toutes les personnes intéressées par le social, et qu'ensemble nous pourrions peut-être retisser l'action sociale.

Vous faites d'ailleurs référence à un manifeste intitulé « usagers : une souffrance qu'on ne peut plus cacher »...

Christiane Henry  (2)  : Ce document-là a été écrit avant l'appel de Jacques Ladsous. Il est né comme un cri. Il a été rédigé par un petit groupe de travail qui s'est réuni pendant un an avec des professionnels, dont des travailleurs sociaux de mon équipe. Je suis responsable de la permanence sociale attachée aux cabinets de la Santé et des Affaires sociales, la cellule chargée de traiter les appels au secours qui arrivent sous forme de courriers ou de coups de fil aux ministères. Ils expriment toutes les demandes sociales qui ne sont pas entendues localement et permettent une bonne observation des difficultés des usagers. Ce sont souvent des personnes qui n'ont plus d'audience auprès de leur assistante sociale parce qu'elles n'arrivent pas à passer le sas d'entrée mis en place dans de nombreuses circonscriptions sociales. J. L. : C'est là qu'on voit les dysfonctionnements dans l'accès aux services sociaux. En préparant l'ouvrage collectif sur un bilan des trois premières années de la loi contre les exclusions (3), je m'étais aperçu qu'elle n'était bien appliquée que sur un quart du territoire. Dans de nombreux endroits, elle n'était pas mise en œuvre, parfois même on défendait aux travailleurs sociaux d'en parler. J'ai même vu des circulaires municipales interdisant aux personnels des centres communaux d'action sociale d'informer les usagers sur leurs droits à la couverture maladie universelle.

UNE ASSOCIATION PORTEUSE

  Déclarée en janvier 2003, l'association « 7-8-9 vers les états généraux du social »  se dissoudra après l'événement. Elle ne bénéficie d'aucune subvention dans un souci d'indépendance et vit des cotisations de ses membres (mais la cotisation n'est pas obligatoire pour participer aux états généraux) et de dons de fondations. Elle a en outre reçu les biens de l'association CQFD qui s'est dissoute en décembre 2002.

  Elle est présidée par Michel Chauvière, chercheur au CNRS, assisté de trois vice-présidents : François Atolfi, inspecteur des affaires sanitaires et sociales, Jean-Michel Belorgey, conseiller d'Etat, et Jacques Ladsous, vice-président sortant du Conseil supérieur du travail social.

  Elle tient une permanence tous les jeudis de 14 heures à 17 heures au Cedias. Par ailleurs, des rencontres délocalisées sont organisées autour des relais locaux (36 actuellement).

  Trois assemblées générales ponctueront la vie de l'association dont la première est organisée le 14 mai au Cedias (de 14 heures à 17 heures). Quant au conseil d'administration, il se réunit le 22 avril (de 17 h 30 à 20 heures). Siège social : Cedias-Musée social : 5, rue Las-Cases - 75007 Paris -Tél. 01 45 51 66 10 -Fax : 01 44 18 01 81 -www.789etatsgenerauxdusocial.com.

Mais l'action de la permanence sociale ministérielle ne permet-elle pas de faire avancer les choses ?

C. H. : C'est là, hélas, que je me suis rendu compte que même avec le pouvoir d'intervention des ministres, on avait un mal fou à remettre en place un traitement social local. Les situations demandaient des mois avant de pouvoir être réglées. C'était barricadé de toutes parts, non seulement par les conseils généraux mais aussi par les travailleurs sociaux. Eux-mêmes fonctionnaient comme des caisses de résonance ; ils avaient complètement intégré l'idée qu'ils ne pouvaient rien faire, que ce qu'on leur demandait ne rentrait pas dans le cadre de leurs missions... C'est ainsi qu'au bout de trois ans, après en avoir beaucoup parlé autour de moi, j'ai rédigé avec d'autres ce manifeste à l'adresse, dans un premier temps, de la ministre de la Solidarité de l'époque, Elisabeth Guigou, qui était très intéressée par notre démarche. Je lui avais proposé de créer un site internet au ministère pour aider les travailleurs sociaux. Nous avions aussi déjà pensé à organiser des états géné- raux. Un projet qui a donné lieu finalement à la création, le 10 janvier dernier, de l'association « 7-8-9 vers les états généraux du social »...

C. H. : Après le changement ministériel, nos propositions n'ayant pas été reprises dans le cadre de l'Etat, nous avons décidé de créer une association porteuse. Avec l'idée non plus de lancer une démarche partant de l'Etat mais de redonner l'initiative aux travailleurs sociaux et aux usagers. J. L. : L'association n'est pas là pour prendre le pouvoir. Il s'agit de créer une mouvance, une dynamique fondée sur les allers et retours entre les acteurs. Nous avons ainsi lancé un appel et fait circuler un manifeste afin de faire remonter la parole du terrain.

Nous avons déjà reçu 90 écrits d'assistants sociaux, d'éducateurs spécialisés qui préfèrent pour certains garder l'anonymat, mais aussi d'associations et de syndicats. La démarche intéresse ATD quart monde, la Fédération nationale des associations d'accueil et de réinsertion sociale  (FNARS) et des collectifs. Un groupe de directeurs de centres sociaux éducatifs de Charente nous a aussi écrit pour nous informer de l'action qu'il avait engagée dans son département et qui pourrait intéresser, selon lui, les états généraux.

Quelles sont les « plaintes » qui remontent du terrain ?

J. L. : Elles portent d'abord sur les publics. Ce sont des cris d'alarme sur les enfants errants étrangers, la création des centres fermés et la politique sécuritaire à l'égard des adolescents, les mauvais traitements à l'encontre des personnes âgées en raison du manque de formation des intervenants, l'indifférence vis- à-vis des personnes handicapées... D'autres écrits concernent les professionnels : certains s'interrogent sur les épreuves de sélection, l'évolution des formations, la responsabilité. « J'ai le sentiment d'être une exécutante. J'apporte de l'aide mais je n'ai ja- mais mon mot à dire », témoigne une assistante sociale polyvalente. D'autres ont l'impression que l'école leur a surtout appris à être « soumis et obéissants ».

Il y a sans doute chez ces intervenants, un certain abandon de leur rôle. Mais cette plainte revient suffisamment souvent pour que l'on se pose des questions sur la formation et les conditions d'exercice du travail social. Les professionnels se disent d'ailleurs plus usés par les efforts qu'ils doivent fournir pour sauvegarder un espace de liberté que par leur travail auprès des usagers.

C. H. : Il y a également la plainte récurrente sur le manque de moyens. Mais les travailleurs sociaux s'abritent aussi derrière elle pour ne pas recevoir les personnes qui demandent un logement, des ressources..., ce qui évince beaucoup de monde. C'est ce que j'appelle la conduite de l'évitement. A cela s'ajoute la demande de reconnaissance qui est presque une maladie du travail social. Mais que signifie-t-elle ? C'est cette question que nous devons examiner avec les professionnels, en particulier les assistants sociaux qui en souffrent peut-être davantage. Comment analysez-vous ces écrits ?

Michel Chauvière : Ils mettent en évidence la partie la moins visible du traitement social. Il n'y a que la surface émergée de l'iceberg qui fait débat public : les retraites aujourd'hui, l'assurance maladie demain. La partie invisible, celle de l'aide menée au quotidien auprès des personnes fragiles, est sous le boisseau. Elle n'existe pas. J. L. : Une chose m'apparaît maintenant évidente : ce sont les effets pervers de la décentralisation. C'est une réforme que nous- pouvoirs publics, institutions, professionnels -n'avons pas su faire. C'est vrai aussi que je n'imaginais pas un tel conformisme chez les travailleurs sociaux. J'ai l'impression qu'ils n'osent plus prendre de risque. C. H. : De fait, les effets de la décentralisation peuvent être redoutables : dans certains conseils généraux, l'action sociale globale a été recadrée a minima, autour de la protection de l'enfance. Si l'assistante sociale n'est plus là que pour juger de la qualité des relations entre les parents et l'enfant, vous imaginez aisément la crainte des familles en difficulté. Et la perception qu'elles peuvent avoir du service social ! Surtout ne laissez pas entrer les assistantes sociales dans la maison, nous disent-elles. Quand je suis arrivée au ministère, j'ai été frappée par ces appels qui nous parvenaient : ils exprimaient les difficultés sociales des publics et, dans huit lettres sur dix, ces derniers nous imploraient de ne pas leur envoyer l'assistante sociale : « elle nous dit qu'elle ne peut rien faire » ou « elle nous fait peur »  ! M. C. : Parmi les effets pervers de la décentralisation, il y a aussi la réduction de l'intervention sociale à l'esprit de dispositifs, c'est-à-dire de systématisation, de gestion, de management. En outre, la distance au politique s'est considérablement raccourcie, en particulier au niveau départemental, car il y avait déjà une habitude de travailler avec les élus municipaux. Les assistants sociaux ont été livrés aux conseils généraux sans concertation, sans mode d'emploi, dans une sorte de grande illusion largement partagée, y compris par les travailleurs sociaux eux-mêmes, que le local allait tout résoudre. Visiblement, le problème n'était pas tant de traiter la gravité de la misère, que de réduire formellement la distance entre eux et nous. Dans ces conditions, comment voyez- vous la seconde réforme de la décen- tralisation ?

M. C. : Je crois malheureusement que le gouvernement Raffarin continue dans le même sens. Je ne mets pas en cause le principe de la décentralisation en raison de notre excessive tradition centralisatrice à la française. Mais elle a été menée brutalement et sans réflexion sur son contenu. Outre leurs effets désastreux, ces réformes laissent entière la question de fond : la place du traitement social est-elle d'avoir le nez sur le politique ? Les élus se sentent du coup propriétaires des questions sociales. Et les professionnels n'ont plus qu'à exécuter. C. H. : Décentralisation ou pas, le travailleur social doit toujours garder une distance nécessaire. Il ne doit être collé ni aux institutionnels, ni aux usagers. D'où l'importance d'avoir une identité professionnelle, de savoir qui l'on est. Ce qui signifie un statut, une formation... Un groupe de travail s'est d'ailleurs constitué sur les questions de formation. Nous avons été plusieurs à nous dire qu'il fallait avoir une parole sur ce sujet lors des états généraux.  M. C. : Je voudrais ajouter que les élus aussi sont concernés par ces problèmes de formation. Je suis frappé par leur inculture du social, en dehors de la partie visible de l'iceberg. Ils ne savent pas qui sont les professionnels qu'ils ont en face d'eux et ils considèrent les assistants sociaux comme leurs employés. N'ayant pas de ressources sur lesquelles ils pourraient s'appuyer, ils sont le jouet des rumeurs, des débats du Medef... Notre commune culture globale du traitement social d'un certain nombre de problèmes est en train de régresser. Vous avez signé une convention de coopération particulière avec la Conférence permanente des organisations professionnelles du social (4). N'est-ce pas contradictoire avec l'idée que la parole ne doit pas être confisquée par les états-majors ?

J. L. : Non. Ignorer ce que les états- majors d'associations peuvent apporter aux travaux, ce serait idiot. Mais nous donnons autant d'importance à la lettre de l'assistante sociale d'Indre-et-Loire qu'au texte d'ATD quart monde ou de la FNARS. M. C. : Personne ne peut confisquer la question du traitement social. Et ce qui rassemble tout le monde- professionnel, bénévole, formateur, usager, chercheur... - autour des états généraux, c'est la citoyenneté partagée. Qu'attendez-vous des états généraux ?

J. L. : En tant que professionnel, j'en ai un peu assez de me faire botter le derrière par des gens qui n'arrivent pas à comprendre que le social nous appartient aussi. Je suis fatigué d'être considéré comme le bouc émissaire d'un certain nombre de choses qui ne marchent pas. La place des professionnels n'est ni dans la superpuissance, ni dans l'impuissance. J'attends donc que les états généraux puissent déboucher sur une prise de conscience des professionnels, des usagers, des politiques, des citoyens en général, que le social est incontournable. Que collectivement nous représentons quelque chose. C. H. : Quant à moi, je ne pouvais plus me taire sur cette maltraitance organisée des usagers, qui est aussi une maltraitance des travailleurs sociaux. Les états généraux peuvent être la perche tendue à ces derniers pour qu'ils retrouvent une parole et une liberté professionnelle. Et qu'ils n'aient plus de raison d'être maltraitants. M. C. : En 1789 , on est passé du comité de mendicité de la Rochefoucault- Liancourt au droit à l'assistance. J'aimerais que les états généraux soient l'occasion de sortir des bons sentiments face à une mendicité qui s'est réinstallée - à travers la proximité et la gestion des dispositifs qui n'en sont que la version moderne - et que l'on reconstruise une politique de solidarité solide sur le plan du droit des personnes en souffrance. Un droit qui ne soit pas de la monnaie de singe comme tous ces droits qui se sont multipliés ces dernières années et dont la mise en œuvre ne suit pas...

DES ÉTATS GÉNÉRAUX POUR 2004

L'association « 7-8-9 vers les états généraux du social » vise à préparer, accompagner et organiser « des états généraux du social » - et non du travail social - vers octobre-novembre 2004 à Paris. Ses initiateurs veulent se donner du temps pour rassembler, mobiliser, et faire débattre les professionnels afin de parvenir à des propositions qui soient « une co-construction », selon la formule de Jacques Ladsous.

 Dans un premier temps, jusqu'à son assemblée générale qui se tiendra le 14 mai, l'association s'efforce d'aider à « libérer la parole » (y compris anonyme) des professionnels, des usagers ou personnes intéressées, des collectifs, des associations ou syndicats et de recueillir leurs écrits.

 A partir de l'assemblée générale, il s'agira de structurer des axes de réflexion à partir de la masse anarchique des textes. En mettant notamment en interaction les auteurs concernés par un même sujet.

 Début 2004, les idées retenues seront renvoyées sur les régions pour faciliter les débats locaux et approfondir les réflexions permettant l'élaboration des cahiers de doléances et des propositions qui seront discutées lors des états généraux.

 Enfin, les états généraux seront l'occasion de prises de parole sur les grands axes dégagés pour « refonder » l'action sociale. Les cahiers de doléances et propositions seront portés officiellement, sous une forme qui reste à déterminer, aux différents ministères.

J. L. : Nous ne voulons pas défendre un ordre établi mais nous voulons que les termes de liberté, d'égalité et de fraternité aient un sens. Pas simplement au niveau des mots mais aussi des faits. Il s'agit de « refonder » le social à partir des valeurs républicaines. Propos recueillis par Isabelle Sarazin

Notes

(1)  Ed. La Découverte - 2001.

(2)  Christiane Henry est conseillère technique à la permanence sociale des cabinets du ministère des Affaires sociales, du Travail et de la Solidarité et du ministère de la Santé, de la Famille et des Personnes handicapées.

(3)  La lutte contre les exclusions. Une loi, des avancées, de nouveaux défis - R. Dupriet, J. Ladsous, D. Leroux, M. Thierry - Ed. ENSP - 2002 - Voir ASH n° 2278 du 27-09-02.

(4)  Voir ce numéro.

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