L'an dernier, la Fondation Abbé- Pierre avait pointé l'apparition de nouvelles catégories de mal-logés comme les « soutiers de la ville », ces travailleurs pauvres employés des services urbains (1). Sans surprise malheureusement, l'extension du phénomène au-delà des seules populations défavorisées se confirme, selon le nouvel « état du mal-logement » qu'elle a remis le 18 mars à Gilles de Robien (2). L'augmentation régulière du coût du logement génère en effet des difficultés majeures pour les personnes à faibles ressources : salariés modestes, travailleurs à temps partiel ou au SMIC. « La crise économique et la crise du logement se conjuguent pour élargir les frontières du mal-logement et faire basculer dans une situation incertaine de larges franges de la population active. » Un cri d'alarme qui se joint à celui lancé le 15 mars par plusieurs associations pour dénoncer, après la trêve hivernale, la reprise des expulsions et la baisse annoncée du concours de l'Etat aux fonds de solidarité logement.
Combien sont-ils ? Difficile, bien évidemment, d'avancer des chiffres définitifs. Plus de trois millions de personnes seraient concernés, auxquels s'ajoutent les populations « invisibles » : celles qui vivent en hébergement non déclaré chez des tiers ou trouvent un abri dans les squats ou les bidonvilles insalubres qui réapparaissent à la périphérie des grandes villes ; celles menacées de perdre leur logement (procédures d'expulsion) ; celles, encore, qui vivent dans des conditions aléatoires comme les saisonniers du tourisme ou de l'agriculture.
Ces derniers font d'ailleurs l'objet de tout un chapitre du rapport cette année, tant leurs problèmes de logement, au vu du développement de ce type d'emploi, sont devenus alarmants. « Quatre à cinq salariés logés dans un studio de 20 m 2 en station de sports d'hiver, squats dans un hôtel désaffecté, nuit improvisée dans une voiture ou même dans un pylône de remontée mécanique, ouvriers agricoles entassés dans un marabout sans eau courante ni électricité. » Ces « soutiers du tourisme et de l'agriculture » - estimés à 1, 2, voire 1, 4, million de personnes chaque année - ne connaissent certes pas tous les mêmes difficultés selon qu'ils sont saisonniers professionnels ou de passage (étudiants, stagiaires, jeunes en insertion...). Quoi qu'il en soit, le tableau est généralement noir, puisque à la question du logement s'ajoutent la précarité de l'emploi, la faiblesse des salaires et le non-respect du droit du travail.
Au total, 750 000 personnes se trouveraient aujourd'hui dans des formes d'habitat précaires, estime la Fondation Abbé-Pierre. Sachant que les jeunes, les femmes seules avec enfants et les étrangers sont particulièrement exposés.
Le pire, selon le rapport, c'est que cette situation risque encore de s'aggraver. La demande de logements sociaux ne fait qu'augmenter (1 640 000 demandes au 1er juin 2002 d'après le premier bilan du numéro unique d'enregistrement) et les délais d'attribution (de 6 à 42 mois) demeurent anormalement longs. A cela s'ajoute la flambée des loyers du parc privé (de 2,8 % à 5,1 % selon le secteur géographique en 2001).
Quant aux pouvoirs publics, « ils ne semblent pas avoir pris conscience de la gravité de la crise », déplore la fondation. Laquelle se montre particulièrement critique sur l'action du gouvernement Raffarin. « A l'évidence, le logement n'est plus une priorité », relève-t-elle, précisant que tous les acteurs du logement (promoteurs privés, constructeurs de maisons individuelles, organismes HLM...) s'inquiètent d'une situation « qu'ils jugent préoccupante ». Après une période de relative stabilité en 2002, les premières données disponibles pour 2003 témoignent d'un désengagement de l'Etat. La fondation pointe notamment le recul de l'aide à la construction de logements sociaux. Après la reprise limitée de 2001, sous l'effet d'un plan de relance, le parc HLM n'augmente plus par an que d'à peine 30 000 logements sociaux, alors que les besoins sont estimés à plus de 80 000. S'y ajoutent l'insuffisante revalorisation de l'aide personnalisée au logement, qui n'a pas suivi l'augmentation des loyers du logement social, et surtout la régression, pour la première fois, de la dotation des fonds de solidarité logement qui devrait diminuer de 4,54 % en 2003. Evoqués encore : la baisse du financement des associations logeant des personnes défavorisées ou l'amoindrissement des crédits consacrés à la gestion des aires d'accueil des gens du voyage.
Face à une situation qui atteint une dimension de « crise de société » , le rapport réclame de nouvelles orientations pour la politique du logement. Outre le développement du parc social (avec comme objectif la production de 80 000 logements sociaux par an), l'Etat doit voir son rôle renforcé en tant que responsable de la production d'une offre de logements accessibles à tous et garant de la mise en œuvre du droit au logement. La fondation plaide en effet « pour une décentralisation maîtrisée et solidaire », d'autant que les inégalités territoriales se sont plutôt creusées ces dernières années. Enfin, elle veut rendre le droit au logement opposable en l'assortissant d'une possibilité de recours juridique en cas de non- application des obligations par les autorités concernées, rejoignant en cela le Haut Comité pour le logement des défavorisés (3).
I. S.
(1) Voir ASH n° 2202 du 16-02-01 et n° 2267 du 14-06-02.
(2) « Etat du mal-logement en France en 2002 » - Fondation Abbé-Pierre pour le logement des défavorisés : 53, boulevard Vincent-Auriol - 75013 Paris - Tél. 01 53 82 80 30.
(3) Voir ASH n° 2288 du 6-12-02.