Recevoir la newsletter

« A propos du droit des usagers »

Article réservé aux abonnés

A trop vouloir rétablir l'usager dans ses droits, sa dimension d' « être de besoin et de désir » s'en trouve réduite, voire effacée. La psychologue Raymonde Ferrandi s'élève contre ce « détournement manifeste de la relation d'aide ».

« Au commencement était le besoin. Mais comment définir le besoin ? S'agit-il d'un absolu, dont on pourrait mesurer l'intensité, ainsi que les quantités à fournir pour en assurer la satisfaction ? Ainsi parle-t-on des besoins alimentaires de l'être humain, avec pour enjeu la survie. Mais que penser du pédophile qui dit : “J'ai besoin d'un petit enfant”  ? S'agit-il alors d'une notion toute relative et subjective, aussi bien dans le manque ressenti que dans les moyens propres à le combler ?

Est-ce à dire qu'en dehors des besoins liés à la survie, tous les autres seraient de “faux besoins” ? Combien de fois n'avons-nous pas entendu, de la part de personnes en galère : “J'en ai assez de raconter ma vie (c'est-à-dire : là n'est pas mon besoin), donnez-moi un travail, donnez-moi un logement !...” Maslow distingue, en plus des besoins physiologiques, d'autres besoins considérés, eux aussi, comme fondamentaux : le besoin de sécurité, d'appartenance (à un groupe), de considération, de dépassement (accomplissement de soi). Néanmoins, dans son modèle en triangle, les besoins physiologiques occupent la base, les autres apparaissant par ordre de nécessité décroissante ; ce qui est bien à l'image d'une société à dominante positiviste. Pourtant ce modèle a le mérite d'inverser en partie le sens de la nécessité :la satisfaction des besoins physiologiques n'est pas simplement importante pour la survie, elle est importante pour permettre l'apparition des autres besoins.

Mais alors, pourquoi ces autres besoins sont-ils déclarés fondamentaux ? Tout simplement parce qu'ils signent l'appartenance au genre humain. A tel point que ceux-ci l'emportent parfois sur les préoccupations de survie : outre les héros qui revendiquent de mourir pour leurs idées, combien de sans-abri préfèrent rester dans la rue plutôt que d'intégrer un foyer d'hébergement, dont les contraintes réglementaires et la promiscuité leur paraissent dégradantes ? Ceux qui semblent exprimer un pur état “de besoin” (physiologique) sont peut-être las de chercher une véritable écoute, ou bien tiennent à faire reconnaître une dette dont la société leur serait redevable, qu'ils signifient tout en la déplaçant à travers une demande matérielle.

Bien souvent il s'agit d'une dette de reconnaissance. Il convient de s'arrêter sur cette variante du besoin de considération, dans laquelle le sujet n'attend pas d'être admiré ou approuvé, mais simplement que l'autre reconnaisse comme existants les événements qu'il a vécus, ou bien ses émotions, ses pensées. Paradoxe fondamentalement humain, que celui du sujet qui, pour se ressentir comme réel, a besoin de se lire dans l'imaginaire de l'autre ! Quand ce besoin n'est pas satisfait, il est prêt à tout pour faire apparaître le manque, et signifier la défaillance de l'entourage : boire pour montrer qu'il a soif (mais de quoi ?), agresser un tiers (ne l'a-t-on pas agressé, lui, autrefois, sans qu'il ait pu en dire quoi que ce soit ?)...

Au vu de ce qui précède, on ne peut distinguer aussi simplement la nécessité du besoin et la tyrannie du désir. Le désir n'est pas le besoin (physiologique), mais il semble que désirer fasse par- tie des besoins fondamentaux “d'humanité” : ce “manque à être” (Lacan), qui trouve son origine dans la séparation d'avec la mère, ouvre à l'enfant l'espace des possibles, et lui permet de donner un sens à sa vie. La reconnaissance du désir fait, elle aussi, partie des besoins : pouvoir se dire, et pouvoir dire son désir (le satisfaire est une autre chose).

L'essentiel de la demande, c'est d'avoir un destinataire

On entre ainsi dans l'ordre de la demande (dire à quelqu'un son besoin ou son désir), si souvent invoquée par les travailleurs sociaux. Cette demande qui est à la fois expression et leurre (le besoin et le désir y sont toujours signifiés par autre chose, à commencer par les mots, qui n'ont rien à voir avec la chose). Cette demande dont on oublie souvent que l'essentiel n'est pas son objet, mais qu'elle ait un destinataire : que signifie l'appel téléphonique à son référent de cet homme resté sur son lieu d'hébergement à boire au lieu d'aller à son rendez- vous de travail ? Echec ou confirmation de l'existence d'une relation ?

Vint le droit. Les droits de l'homme et du citoyen. Les droits de l'enfant. Plus récemment, les droits de l'usager. L'idée fondamentale est d'ériger en droit la satisfaction des besoins fondamentaux. Aussi les textes énumèrent-ils des droits qui recouvrent toutes les dimensions précédemment évoquées, débordant largement la survie : liberté d'opinion, de religion... ; droit à une famille, à une éducation... Pour la loi de modernisation sociale, outre l'“intégrité”, la “sécurité”, doit être garanti tout ce qui peut favoriser l'appartenance (“information”, “choix des prestations”, “participation au projet d'accueil et d'accompagnement”), tout ce qui concerne la considération (“dignité”,  prise en charge “individualisée”, “intimité”, “confidentialité”). Le besoin de dépassement est a priori pris en compte par les dispositions pour que s'exerce une véritable citoyenneté interne aux établissements.

Pourtant, le premier effet des dispositifs qui découlent de ces principes est de transformer l'être de besoin ou le sujet du désir en ayant droit. Face à une demande, on cherchera à savoir si la situation de la personne, ou bien si sa demande elle- même, la qualifie comme ayant droit. Même si les nécessités pratiques et les projets d'établissement peuvent justifier cette attitude, il y a détournement manifeste de la relation d'aide, au fondement du social. S'agit-il d'aider ou de filtrer au plus juste les “sans droits” ? Et surtout, qu'induit-on dans le premier entretien, quand celui-ci est presque entièrement consacré à recueillir des “renseignements” au lieu d'écouter la personne ? Quand ses dires sont broyés et transformés en “données”, quand elle se trouve “inscrite” non pas dans une relation vivante mais dans un fichier d'ordinateur ?

Le droit est un progrès par rapport au non-droit. Mais une décision d'aide “parce qu'il a le droit” peut-elle remplacer la rencontre, et l'attention individualisée qui rend pleinement humain le petit d'homme, ou beaucoup plus tard celui qui n'aurait pas encore grandi ? Il arrive que des sans domicile fixe quelque peu malodorants s'évertuent par leur comportement à renforcer le rejet attendu de celui qui les reçoit : au moins seront-ils reconnus dans leur pouvoir de nuisance, sinon de séduction ! Tout plutôt que cette acceptation du bout des lèvres, aseptisée, qui ne dit rien du désir de l'autre.

La personne doit  « aller dans le bon sens »

Pour en revenir au besoin de dépassement, re- marquons tout de même avec Patrick Declerck (1) que la personne doit aller “dans le bon sens”, dans celui de l'insertion professionnelle. Quand elle manifeste une autre “orientation sociale” (par analogie avec l'orientation sexuelle), et sa résolution (souvent inconsciente en première approche) à habiter les marges de la société, son désir est rarement reconnu pour ce qu'il est : ou bien la personne est renvoyée au “pas encore” (“pas encore prête”), ou bien elle est rangée dans la catégorie des “profiteurs”, qui deviennent très vite des “qui n'ont plus droit”. On se replie alors sur le droit à la survie, rejetant à l'eau les “naufragés” dès que le danger immédiat est écarté, pour les recueillir à nouveau un peu plus tard.

C'est qu'on a des obligations, à partir du moment où on a des droits. Tout d'abord, “l'homme a des droits à condition de les faire respecter”, disait Talleyrand. Et c'est souvent la première tâche que se donnent les services sociaux : aider la personne à “être rétablie dans ses droits”. Louable intention, si ce n'est que, le plus souvent, la personne n'a jamais rien demandé de tel, et qu'on s'autorise donc d'autre chose que de sa demande pour agir. Tantôt on s'autorise de certaines interprétations de cette non-demande :méconnaissance du droit ou aliénation psychologique (difficultés pour s'expliquer, “peur de l'administration”, sentiment d'indignité qu'il s'agit justement de faire évoluer)  ; on aura le plus souvent raison, mais cela ne retire rien à la question de principe. Tantôt cette démarche est la condition d'une prise en charge de la personne qui, sans cela, relèvera d'une autre structure, ou d'aucune. Ainsi a-t-on d'abord le devoir de faire reconnaître ses droits.

Ensuite, ces droits sont reconnus dans un certain ordre, qui est justement celui du triangle de Maslow. Pour prendre l'exemple des structures d'insertion, on travaillera d'abord à la “restauration de la santé  (alimentation, hygiène, soins...), “pour que la personne retrouve le sentiment de sa dignité”. Viendront ensuite les “relations sociales”,  considérées comme terme de passage vers l'objectif terminal : le logement et l'emploi. Là encore, ce protocole convient à bon nombre de personnes, mais on ne vérifie pas toujours au départ si la demande de l'usager est bien présente : comme si elle allait de soi, du moment qu'il a des droits. Il faut les “ratés” de la prise en charge pour que l'usager individu, et non plus l'usager abstrait, prenne consistance : “Ce n'était pas sa demande”...

Bien peu de structures prévoient une place pour d'autres dimensions de l'insertion : loisirs, culture, qui répondent pourtant au besoin de dépassement et aux droits y afférents. Encore sont-elles le plus souvent instrumentalisées, comme moyen de développer le réseau social et les compétences relationnelles nécessaires pour retrouver un emploi. Celui-ci constitue la “cerise sur le gâteau” des droits, et la pression qu'on exercera dans ce sens ne sera qu'une façon d'accompagner jusqu'au bout la personne dans l'exercice de ses droits.

Ainsi, à force de mettre hors circuit besoin, désir et demande, pour placer l'usager dans l'obligation d'exercer ses droits, on en arrive à des situations tragi-comiques, dans lesquelles on ne sait plus qui demande quoi à qui, et pourquoi : des usagers évitent les rendez-vous avec leur référent social, qui cherche à les “coincer” ; des travailleurs sociaux expriment leur découragement devant l'inertie de certains “clients”, en fait missionnés pour accomplir des démarches en vue de leur insertion, et qui ne donnent pas satisfaction.

Faut-il rappeler que la relation d'aide, la relation au “client” ne s'autorise que de la demande de ce dernier ? C'est elle, et le contrat d'accompagnement passé à partir d'elle, qui autorise le travailleur social à interpeller la personne pour lui rappeler, le cas échéant, ce qui a été convenu, l'inviter à en pren- dre sa part, ou bien l'aider à formuler une autre demande, plus authentique,  plus réaliste par rapport à lui-même et à l'extérieur. Toute prescription trouve son fondement et ses limites dans ce même contrat, à distinguer peut-être du contrat de séjour.

Raymonde Ferrandi Psychologue dans le champ de l'insertion socio-professionnelle : 54, rue Labat - 75018 Paris -Tél. 01 42 54 48 61.

Notes

(1)  Auteur des Naufragés - Voir ASH n° 2243 du 28-12-01.

TRIBUNE LIBRE

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur