« Le monde s'est soudainement effondré autour de nous. Nous étions traumatisés, pétrifiés. Nous ne connaissions pratiquement rien de la trisomie, mais l'évocation de la déficience intellectuelle était pour nous insupportable », expliquent Martine et Pierre, qui ont donné naissance à Sophie il y a sept ans. « Désespérés à l'idée de sacrifier le reste de [leurs] vies », les jeunes parents ont beaucoup de mal à concevoir l'avenir avec Sophie. L'imaginer sans elle leur paraît néanmoins de plus en plus improbable. Grâce aux informations claires et précises- « sans compassion ni complaisance » - qu'ils recueillent rapidement auprès de la pédiatre responsable du centre d'action médico- sociale précoce (CAMSP) de Versailles, puis de pa- rents d'enfants trisomiques avec qui ils entrent en relation, « les préjugés et les a priori laissent place à des éléments beaucoup plus concrets, et nous avons pu, progressivement, apprivoiser nos craintes et ébaucher un nouveau schéma de vie », racontent Martine et Pierre. Très vite prise en charge par le CAMSP - qui sera également un précieux allié des parents et de la fillette lors de son entrée à la crèche, puis de son intégration en maternelle - Sophie « se développe aujourd'hui en harmonie, à son rythme et avec une farouche aisance à communiquer sa joie de vivre », témoignent ses parents (1).
Fondamental pour favoriser l'épanouissement d'un tout-petit, porteur de handicap, et de sa famille, un tel suivi, entamé très précocement, explique que des enfants comme Sophie puissent progresser dans de nombreux domaines et accéder à des réalisations qui, par le passé, auraient été considérées comme surprenantes. Reste que les difficultés d'un en- fant ne sont pas toujours repérables dès sa naissance, voire en amont. « En dehors des dysmorphies évocatrices d'aberrations chromosomiques, comme la trisomie 21, et des malformations visibles d'emblée, ainsi que de quelques rares maladies métaboliques d'apparition rapide », précise Roger Salbreux, pédiatre et neuropsychiatre - qui est l'un des promoteurs de l'action médico- psycho-sociale précoce en France -, la découverte de perturbations dans le développement d'un enfant n'est ni immédiate ni évidente. Aussi faudra-t-il attendre un délai variable selon la gravité de la pathologie - de quelques mois à plusieurs années -, pour que le doute cède la place à une certitude. Cependant le banal « ça va s'arranger », destiné à rassurer les parents dont l'inquiétude devant certaines réactions (ou retards) de leur tout-petit semble injustifiée au médecin traitant, peut ne pas se révéler pertinent. Mais parfois très tard, trop tardivement pour réussir à
préserver les meilleures chances de progression du bébé. C'est pourquoi l'Association nationale des équipes contribuant à l'action médico-sociale précoce (Anecamsp) - qui fête dans quelques jours son vingtième anniversaire (2) -, vient de lancer une campagne nationale de sensibilisation, déclinée par départements, à l'intention des médecins- généralistes et pédiatres de ville, ainsi que médecins de PMI, essentiellement (3). Intitulée « Handicap : agir tôt », la plaquette évoque les principales étapes de l'évolution psychomotrice normale d'un enfant de 0 à 3 ans afin de fournir au praticien des repères lui permettant de suspecter une anomalie non encore décelée. Enrichie d'exemples concrets, elle envisage, cas par cas, vers quels interlocuteurs locaux (CAMSP, services d'éducation spéciale et de soins à domicile, dispositifs de pédopsychiatrie, services de PMI...) - dont les adresses sont jointes - orienter un enfant et sa famille pour qu'ils trouvent un avis et un soutien appropriés.
« Nous voulons sensibiliser les professionnels à l'idée que tout trouble du développement mérite qu'on s'y intéresse, et qu'il est capital de le faire le plus tôt possible », souligne Jackie Zilber, présidente de l'Anecamsp. Faute de quoi, l'enfant risque de voir son état se détériorer sur le plan somatique et/ou psychique. Par exemple, si un petit sourd n'est pas appareillé, si on ne lui parle pas, ou si on n'emploie pas avec lui une, voire plusieurs méthodes de communications adaptées, cet enfant va s'enfermer et développer des comportements parfois violents et agressifs, tout à fait évitables, explique Roger Salbreux. Lequel a rencontré nombre de surdités prises pour des psychoses infantiles - et inversement. « Il en résulte également des dégâts- quelquefois irrémédiables aussi - chez les parents cherchant à comprendre ce qui ne va pas, et dont la capacité à réagir de façon adéquate aux difficultés de leur enfant s'amenuise avec le temps », précise le pédiatre. Or, sur le terrain, les praticiens s'avèrent souvent très démunis pour indiquer aux parents une structure ou une réponse correspondant aux besoins de prise en charge de leur enfant, constate Yves Germain, psychologue clinicien au service d'éducation spéciale et de soins à domicile (Sessad) « Les marmots » à Besançon, et délégué régional de l'Anecamsp pour la Franche-Comté. En outre, ils ne pensent pas toujours qu'avant même d'être parvenus à un diagnostic précis - parfois long à établir -, il est possible de proposer à l'enfant une ou des interventions spécialisées pouvant l'aider à développer au mieux ses potentialités, avec l'étroite collaboration de ses parents. C'est un véritable travail de « guidance parentale » qui doit s'organiser au moment du dépistage, explique Roger Salbreux, afin de conforter les parents dans leurs compétences et les aider à cheminer vers la prise de conscience progressive d'une « vérité qui ne doit jamais être ni dissimulée, ni assénée » -ce qui est loin d'être toujours le cas.
Compte tenu des progrès de la médecine obstétricale et néonatale, il est également déterminant de mettre en œuvre, encore plus précocement, un accompagnement adéquat des parents et une surveillance avertie des bébés venus au monde dans des conditions difficiles ou nés de façon très prématurée. Nombre d'entre eux sinon, dont les éventuelles séquelles peuvent ne se révéler qu'à l'âge de la maternelle, risquent entre temps d'évoluer défavorablement. Certains CAMSP ont donc développé, à la demande des équipes de réanimation et de néonatalogie, des consultations pluridisciplinaires qui commencent pendant l'hospitalisation du nouveau-né. C'est par exemple le cas, à Paris, du centre d'assistance éducative (CAE) - structure pionnière créée en 1971 par Janine Lévy, kinésithérapeute, qui est également la fondatrice de l'Anecamsp. Le CAE dispose ainsi d'une antenne à l'hôpital Trousseau, qui est composée de quatre intervenantes (neuropédiatre, psychiatre-psychanalyste, kinésithérapeute et assistante sociale) travaillant avec les parents et les soignants référents. Au fil de rencontres qui, à un rythme variable, peuvent s'échelonner sur plusieurs mois, « le regard pluriel permet une évaluation globale des capacités, mais aussi des difficultés et déficiences éventuelles du bébé », explique Alain Beucher, responsable du CAMSP d'Angers, dont une partie importante de l'activité se fait en étroite relation avec l'unité de néonatalogie du CHU où il est lui-même implanté. Ainsi est-il possible, sans se précipiter dans un quelconque activisme thérapeutique, d'adapter la prise en charge à l'émergence des besoins du bébé et de ses parents, en leur laissant le temps de se découvrir et de nouer des liens.
D'autres risques de déficiences ne sont pas liés à la grande prématurité, mais à la vulnérabilité psychosociale de familles dont les problèmes sont susceptibles de grever, parfois lourdement, le développement d'un tout-petit. « Permettre à un enfant de naître vivant, c'est avant tout lui permettre d'être adopté par ses propres parents, et réciproquement ; c'est aussi lui permettre de se reconnaître comme enfant né de ces parents-là - qui peuvent avoir des valeurs limitées, mais qui ont des valeurs que nous allons chercher, ensemble, avec l'enfant », indique Maurice Titran, responsable du CAMSP de Roubaix. Ce travail sur les interrelations parents- enfant, qui table sur la mobilisation et le renforcement de leurs talents respectifs, se fait en lien étroit avec les différents professionnels (PMI, centres sociaux, justice, éducation nationale...). La façon dont vont s'inscrire et s'exprimer les déficiences et troubles du développement d'un enfant est en effet largement conditionnée par la manière dont on soutient ses parents et les intervenants, souligne Maurice Titran. Ce qui suppose d'apaiser les peurs réciproques et d'apprendre à s'estimer.
Au fil du temps, plusieurs outils ont été développés pour étayer ces parentalités difficiles. Ainsi, le groupe informel et convivial qui, tout au long de l'année, se réunit pendant deux heures chaque mardi après-midi, permet l'accès au CAMSP des parents qui ratent tous les rendez-vous. Il leur suffit, ce jour-là, de pousser la porte : c'est l'équipe du centre (comprenant soignants, travailleurs sociaux et institutrices) qui est à leur disposition. On fait connaissance, on s'évalue, on essaie de voir comment on peut s'entendre et de quoi chacun a besoin. Il y a toute une période où les enfants restent avec leurs parents : il faut progressivement leur apprendre qu'ils peuvent « abandonner » leur mère sans qu'elle s'effondre. Et quand ils commencent à partir vers les ateliers collectifs simultanément proposés- tremplins vers les futures rencontres individuelles adaptées à leurs troubles -, il convient de soutenir les mamans pour qu'elles continuent à penser à autre chose. « Dans ce groupe, explique Maurice Titran, nous repérons non seulement les pathologies des enfants, mais aussi celles que peuvent présenter les parents. » Certains sont déficients cognitifs, d'autres handicapés psychiques, ou bien dépendants de différents produits : pour parvenir à les inscrire dans un projet de soins et/ou d'accompagnement, il s'agit alors de créer d'autres alliances avec les équipes thérapeutiques et sociales appropriées. Et d'aider les professionnels des adultes et ceux de la petite enfance, qui œuvrent dans le même but, à travailler effectivement ensemble.
Petit à petit, cette stratégie au long cours porte ses fruits. « On arrive à requalifier les parents, au moins dans une certaine proportion », commente le pédiatre. En outre, quand une maman, venue avec son tout-petit, s'avère être consommatrice d'alcool, « nous pouvons en déduire que son enfant a probablement souffert d'embryofœtopathie alcoolique et déjà intervenir pour atténuer l'expression de troubles qui ne se manifesteront pas avant l'âge de 2-3 ans ». Aidée à prendre de la distance par rapport au produit, cette mère est plus vigilante, plus attentive et répond de manière mieux adaptée à son bébé, ce qui limite les risques de retard de langage de celui-ci. Et la vie continue qui ouvre de nouvelles perspectives : les mères qui ont recouvré leur santé donnent naissance à d'autres enfants qui vont tout à fait bien. Nombre d'entre elles, pourtant, continueront à venir, le vendredi matin, pour participer au groupe ESPER (Ecoute Santé Parents Enfants Respect) et aider d'autres mamans connaissant la dépendance à l'alcool.
Une telle démarche, évidemment, s'inscrit dans la durée. Et exige, au quotidien, du temps, des compétences et des savoir- faire, c'est-à-dire des moyens qui excèdent largement ceux dont le CAMSP est doté. « Nous avons des listes d'attente épouvantables », déplore Maurice Titran.
Ce problème n'est pas propre au centre roubaisien. CAMSP, Sessad et structures d'accueil innovantes ne disposent pas d'un nombre de places suffisant pour couvrir les besoins thérapeutiques et éducatifs des 0-6 ans. Or « dépister sans proposer immédiatement une solution adaptée à l'enfant et à ses parents est parfaitement aberrant », observe Roger Salbreux. C'est pourquoi, avec d'autres (4), les professionnels de la petite enfance dénoncent une situation qui ne laisse pas de les inquiéter.
Caroline Helfter
(1) Lors des journées de l'Anecamsp, organisées à Nantes les 28 et 29 novembre dernier.
(2) Les 20 et 21 mars au CNIT à Paris, dans le cadre de ses XXe journées nationales portant sur la paternité à l'épreuve du handicap - Rens. Anecamps : 10, rue Erard - 75012 Paris - Tél. 01 43 42 09 10.
(3) Placée sous le patronage du ministère de l'Emploi et de la Solidarité et du Conseil national de l'ordre des médecins, cette campagne est soutenue par la Fondation de France, la direction générale de l'action sociale et l'UNAF.
(4) Voir ce numéro.