« La fonction de direction d'un établissement à caractère social, médico-social ou de la santé comporte différentes dimensions, la première est définie dans les textes législatifs et réglementaires et intègre toutes les activités dites de gestion administrative, financière et de ressources humaines. Cette dimension est habituellement largement consensuelle parce que généralement peu chargée d'affects.
La seconde met en perspective le fonctionnement actuel de l'établissement par rapport à une vision idéale. Cette vision qui se conjugue au conditionnel peut, elle aussi, être consensuelle (bien que cela ne soit pas toujours vrai). C'est le projet d'établissement que la direction doit mettre en place, coordonner et dont elle doit assurer l'évaluation et l'évolution.
Entre ces deux dimensions s'intercale au quotidien, une troisième, que l'on peut qualifier de transférentielle, en ce sens qu'elle génère des transpositions affectives que les personnels ne peuvent éviter d'opérer sur la personne du responsable.
Cette dernière dimension contrairement aux précédentes ne peut s'organiser dans un programme législatif ou dans un projet d'établissement. L'organisation de cette dimension achopperait en effet, de par sa nature même, sur celui des désirs inconscients du responsable et du personnel qui sont réactivés au cours des échanges relationnels.
De manière générale, la plupart des membres du personnel ignorent tout de ce transfert affectif, quant aux responsables, eux-mêmes les interprètent le plus souvent comme s'adressant directement à leur personne.
Pourquoi ce transfert sur la personne du responsable ?L'une des conditions nécessaires à la mise en place du transfert est la dissymétrie des places. Placés dans une position de pouvoir, les responsables sont, en effet, utilisés comme support identificatoire. Ils sont un symbole double : celui de la mère, mais ils ne le savent pas, celui du père, mais ils ne le savent pas, ils condensent ainsi, sur leur personne des revendications destinées à un autre, personnage maternel ou figure paternelle.
Généralement, la figure maternelle est identifiée à celle qui protège, sécurise, rassure mais, en même temps, aide et accompagne le personnel vers l'autonomisation. La figure paternelle est identifiée à celle qui est chargée de faire respecter la loi, les règles institutionnelles, d'autoriser, de contrôler, de frustrer, de rappeler à l'ensemble du personnel qu'il ne peut pas tout avec les usagers, les patients, les enfants quilui sont confiés, en tout état de cause, les responsables inter-disent et permettent, ainsi, un “dire” entre le personnel et l'autre afin que l'inter-dit soit parlé et que le processus d'intégration des règles soit maintenu. Mais cette réactivation des imagos parentaux peut, s'ils sont méconnus ou mal pris en compte, encourager une régression paralysante et frustrante du personnel.
Comment se joue l'identification à la figure maternelle ? Généralement cette identification se joue dans un processus de régression sur un mode de relation fusionnelle et infantilisante. Certains désignent le personnel comme leur enfant. D'autres tentent de diminuer la distance hiérarchique : “C'est plus sympa et on est une famille.” Pourtant, comme le rappelle Gérard Mendel, “le milieu du travail n'est pas une famille”, même si chaque membre y apporte des modes de comportement forgés dans le groupe familial, même si les rapports d'autorité et de dépendance qui fondent la relation salariale facilitent les glissements, il n'en demeure pas moins que les conflits autour desquels se structure la vie psychique des individus n'ont rien à voir avec ceux qui traversent les organisations de travail.
Sous couvert d'appellations affectueuses et attentionnées, certains responsables exercent une insupportable violence symbolique à laquelle participe le personnel lui-même en acceptant une infantilisation des rapports dans l'échange relationnel. Ainsi, mentir, “fayoter”, se livrer à des guerres intestines, des rivalités fratricides entre professionnels, désigner un bouc émissaire, retenir des informations, faire des coups en douce sont parfois l'expression de cette insupportable violence symbolique. Par ailleurs, de même que certaines mères ne sont pas pressées de voir grandir leurs enfants, certains responsables redoutent (sans l'avouer ou en se l'avouant) que le personnel acquière une maturité et une autonomie qu'ils ne parviendraient pas à maîtriser.
Enfin, pour s'assurer la reconnaissance, voire l'attachement (conscient ou inconscient) du personnel, on voit certains responsables occuper toutes les places. D'autres développent une grande culpabilité s'ils n'ont pas pu résoudre une difficulté institutionnelle ou lorsqu'ils font du cas d'un agent, leur affaire personnelle. La situation de l'agent, son projet professionnel, voire personnel, sont l'objet du désir de ces responsables qui s'engagent corps et âme pour aller vers ce qui leur semble être la bonne issue. L'agent se retrouve alors spectateur passif de son propre destin et dans la dette, tandis que les responsables s'exposent à la désillusion. Ils ne trouvent leur gratification qu'au prix d'une inféodation de l'agent à leur désir.
Comment se joue l'identification de la direction à la figure paternelle ? C'est habituellement autour de la loi que se joue cette identification, certains ne représentent pas la loi, ils s'identifient à la loi, ils sont la loi et on assiste à des dérives perverses. Chaque fois que les responsables donnent à leur désir force de loi, chaque fois qu'une impression, une appréciation, fortement subjectives, sur le personnel sont données comme un savoir qui n'a pas de référent externe à leur personne, les responsables instaurent une dépendance perverse, voire déstructurante, à l'égard du personnel puisqu'ils se confondent avec la loi, ils suppriment pour le personnel la possibilité de recours à un tiers.
En réalité, la demande du personnel adressée au responsable est toujours double. Elle est à la fois demande d'aide dans le réel (conseils, savoirs, informations...) et en même temps, indissolublement, demande de soutien, de reconnaissance et d'amour. Cette demande, dont la source est dans l'imaginaire, s'adresse aux responsables par un effet de transfert mais vise, au-delà, les figures fondatrices de l'organisation psychique de chacun des membres du personnel. Et c'est précisément cette seconde demande d'aide qui piège les responsables. Ces derniers sont toujours confrontés à ce double registre de la demande, la dimension de l'imaginaire est plus ou moins envahissante selon les agents mais elle n'est jamais absente. La relation qui se noue donc entre chaque responsable et chaque membre du personnel comporte toujours, comme dans toute relation, une dimension de transfert et de contre-transfert. De ce fait, deux dérives guettent les responsables : ils peuvent ou tenter de s'inscrire dans le réel en refusant toute dérive du côté de l'analyse de la relation, par exemple, faire en sorte que leur pratique ne soit entachée d'aucune dimension psychologique, c'est le modèle du technicien-expert qui sait et décide pour l'interlocuteur ou, à l'inverse, privilégier la dimension relationnelle, c'est le modèle du thérapeute. Les responsables ne peuvent travailler ni au niveau du réel ni à celui de l'imaginaire. Ils doivent se maintenir constamment sur le fil du rasoir, savoir à chaque instant ou passe la limite entre les deux, tant dans le discours du membre du personnel que dans le leur propre. C'est-à-dire qu'ils ne peuvent se contenter d'écouter leur interlocuteur avec les instruments rudimentaires que donnent l'intuition et l'expérience. Le risque est grand de livrer l'autre et se livrer au jeu infini des projections (juger l'autre à son aune) et de ses identifications (se mettre à la place de l'autre). Il faut encore qu'ils puissent se construire et construire collectivement les moyens d'une écoute aussi peu parasitée que possible par les mouvements affectifs inconscients.
Comment aider les responsables des secteurs de la santé du social et du médico-social à professionnaliser le travail de la relation, à travailler sur la relation avec les agents et non dans la relation ?
Les responsables disent souvent qu'il est opportun d'établir une “bonne relation” avec le personnel. Mais qu'est-ce qu'une “bonne relation” ? Quelles sont les conditions pour qu'elle s'instaure ?
Posons d'emblée qu'il faut démythifier la notion de “bonne relation”, de même qu'il n'existe pas de mère absolument bonne, il n'existe donc pas de “relation parfaitement bonne”. Ainsi, comme le souligne Donald W. Winnicott, il faut s'efforcer de construire une relation “good enough” en sachant que la spontanéité, l'improvisation, les “à-peu-près”, les erreurs conserveront toujours une part irréductible. Il n'y a pas de maîtrise, de savoir achevé sur la relation. On ne peut s'appuyer sur des grilles d'entretien pour maîtriser la relation. Aucun diplôme, aucune école ne prépare actuellement les responsables à cette dimension importante de leur fonction. Généralement, dans les formations initiales, il est fait appel aux techniques de communication : négociation, prise de parole, prise de parole en public, conduite de réunion, mais aucune de ces techniques ne vise réellement le travail sur la relation.
Il revient à la formation continue dans des groupes de réflexion sur l'analyse des pratiques d'autorité, voire à l'accompagnement individualisé des cadres que l'on appelle communément dans le langage courant coaching (1), d'aider les responsables à acquérir une meilleure connaissance des mécanismes de transfert, à supporter, à cheminer, à décrypter, à repérer ce qui se joue dans la relation avec le personnel, à cerner ce qui a trait à leur fonction et ce qui a trait à leur personne et envisager avec plus de sérénité les projections dont ils sont l'objet de la part du personnel. De fait, on limitera du même coup, pour eux, les dérapages dans l'imaginaire avec les agents et l'on créera les conditions pour que leur expertise technique soit réellement efficace, c'est-à-dire pour qu'elle puisse s'assumer dans sa double limite, celle qui tient aux savoirs qu'elle met en œuvre et celle qui tient à ce que l'autre peut en faire (personnel, usagers, enfants). »
Marie-France Custos-Lucidi Psychologue spécialisée dans la clinique du travail : 1, square Paul-Bert - 92600 Asnières-sur-Seine -Tél. 06 86 32 81 17.
(1) A l'heure où les motifs de mal-être, de souffrance au travail sont en augmentation, le « coaching » peut être un espace tiers, confidentiel et non jugeant pour les responsables leur permettant en toute sécurité de repérer ce qui se joue pour eux dans la relation à l'autre et à dissocier ce qui relève de leur fonctionnement, de ce qui renvoie à des mécanismes collectifs qui les dépassent.