« Dans la filière soins, on peut commencer agent hospitalier et finir directeur des soins. Pourquoi est-ce impossible dans la filière socio-éducative ? », lâche, désabusé, Gilles Deforges, éducateur de jeunes enfants dans un centre de loisirs de l'Assistance publique-hôpitaux de Paris (AP-HP). « Pour venir bosser à l'hôpital, il faut vraiment en vouloir », rajoute Audrey Blandin, assistante sociale à l'hôpital Esquirol à Saint-Maurice (Val-de-Marne). « On est 30 socio-éducatifs sans cadre ! Pas de déroulement de carrière, pas de revalorisation indiciaire, peu d'ouverture de concours de cadres, pas de formation adaptée. rien, nous ne sommes reconnus en rien », lance avec amertume Elisabeth Peres, cadre socio-éducatif, responsable du service social du personnel à l'hôpital Saint-Antoine (Paris) et animatrice du Collectif national de la filière socio-éducative (1) qui essaie de faire entendre sa voix depuis deux ans.
A la suite de l'accord de mars 2000, dit protocole Aubry, qui revalorisait les carrières des agents de la fonction publi-que hospitalière (FPH), des négociations s'étaient engagées entre les fédérations santé des syndicats signataires (2) et les pouvoirs publics. Inquiets d'être exclus de l'accord final, et alertés par leurs cadres, un groupe de travailleurs sociaux de la FPH crée, en février 2001, un collectif national. Lorsqu'est signé le protocole du 14 mars 2001, la filière socio-éducative figure simplement comme un « chantier à ouvrir » (3). Un comité ad hoc doit en assurer le suivi. L'atterrissage est douloureux : la promesse est bien trop vague pour satisfaire le collectif qui craint que le couvercle ne soit refermé pour dix ans, et continue à demander l'ou- verture de discussions en avançant une foule de revendications assez générales sur les conditions de travail des professionnels du secteur.
Pétitions, manifestations en France, soutien d'organisations syndicales comme la CGT et Sud Santé-sociaux dès le départ, en novembre 2001, la filière est enfin inscrite à l'ordre du jour du comité de suivi. Au menu, le statut des animateurs titulaires du DEFA, la carrière des éducateurs de jeunes enfants, la formation des animateurs d'ateliers, le déroulement de carrière des éducateurs techniques spécialisés... rien sur les rémunérations mais « une réflexion sur l'encadrement dans son ensemble », dit-on à la direction de l'hospitalisation et de l'organisation des soins (DHOS) du ministère de la Santé (4). En septembre 2002, les élections passées, le cabinet du nouveau ministre de la Santé met les pieds dans le plat en faisant savoir au collectif que le dossier revêt un « caractère interministériel ». Il concerne aussi le ministère de l'Intérieur, étant donné que « la fonction publique territoriale gère majoritairement les emplois de cette branche ». Le dossier est donc transmis à ce dernier pour avis. Les organisations syndicales reçues individuellement confirment le verdict : les négociations ne pourront être engagées sans y associer les autres fonctions publiques. « Désabusé et révolté », selon son porte-parole, le collectif manifeste à nouveau, le 3 décembre dernier, avec un soutien dans plusieurs régions et l'appui de deux autres syndicats, la CFTC et la CFDT Santé-sociaux (5).
Comment a-t-on pu en arriver là ? Oublier tout simplement de reconnaître à près de 12 000 personnes les attributs accordés à plus de 90 % des personnels des autres filières (6) ? Simple, répond Jean-Philippe Boyer, coordinateur national du secteur social et médico-social à FO, « les socio-éducatifs ne pèsent que 1,5 % des effectifs, c'est résiduel par rapport à la filière soins ». Et « politiquement peu dangereux », complète François Martin, secrétaire fédéral de Sud Santé-sociaux. « Il est vrai que nous n'avons pas de culture de la revendication », reconnaît Elisabeth Peres. Et les personnels ont du mal à se mobiliser en raison de leur isolement et de l'éclatement dans des services hospitaliers, des établissements pour enfants, personnes âgées ou handicapées, et souvent à temps partiel comme les animateurs. « Les socio-éducatifs ont peu de points communs à part des revendications salariales », estime François Martin. Lorsqu'en plus, certains, au sein même de la filière, n'ont pas les mêmes avantages sous prétexte qu'ils sont, par exemple, sous l'autorité du conseil général (en foyer de l'enfance) ou sont gérés par un centre communal d'action sociale (en maison de retraite), mais dépendent statutairement de la fonction publique hospitalière, comment attendre d'eux un esprit de corps alors qu'ils ignorent parfois jusqu'à l'existence de collègues des autres services dépendant de la même filière ? Ce qui explique aussi pourquoi les assistants sociaux hospitaliers, les plus nombreux et les plus regroupés, portent l'essentiel du mouvement, même si le collectif tente de rassembler les autres professions. Quant aux organisations syndicales, « celles qui ont signé n'ont pas voulu pénaliser les acquis obtenus pour les agents des autres filières », explique Nathalie Hocdé, éducatrice de jeunes enfants à l'AP-HP et permanente CFDT.
Créée en 1986, la fonction publique hospitalière comprend 780 000 personnes réparties en cinq grandes filières :administrative (85 000 personnes), technique (7 800 personnes), ouvrière (89 700 personnes), paramédicale et soignante (578 000 personnes) et socio-éducative (11 700 personnes), à quoi il faut rajouter les sages-femmes (7 000 personnes). Les personnels de la filière socio-éducative exercent dans les établissements de santé et médico-sociaux divers (établissements pour handicapés, maisons de retraite, foyers de l'enfance, maisons d'enfants à caractère social, centres d'hébergement et de réinsertion sociale). Cette filière concerne à la fois des cadres socio-éducatifs (catégorie A), des assistants sociaux, éducateurs spécialisés, conseillers en économie sociale et familiale, animateurs, éducateurs techniques, éducateurs de jeunes enfants, moniteurs-éducateurs (catégorie B), et des moniteurs d'atelier (catégorie C).
Que l'on soit cadre ou pas, à la colère se mêle un profond sentiment d'injustice. « Depuis l'entrée en vigueur des nouvelles grilles indiciaires de la filière soins, le décrochage s'accentue avec les années », s'irrite Elisabeth Peres : « 168 € en moins au minimum en début de carrière pour les assistants socio-éducatifs, pis encore pour les cadres, avec 643 € en moins au départ et 525 € en fin de carrière ». Le déroulement de carrière n'a lui, non plus, rien de comparable. Les exemples foisonnent, de disparité en disparité, « selon la conception qu'ont les établissements du rôle et des missions des personnels sociaux », explique Christine Divay, cadre socio-éducatif au CHU de Rennes (CFTC). Pourquoi, par exemple, « un cadre de santé perçoit-il une bonification indiciaire sans condition alors que nous devons, nous, satisfaire à deux conditions : assurer l'encadrement de huit personnes de catégorie B et avoir un rôle de conseiller auprès de la direction ? », s'insurge Rachel Marin, cadre socio-éducatif à l'hôpital Charles-Foix à Ivry. En porte- à-faux dans le monde médical, dominés par une culture qui les phagocyte, selon Michel Cauquil, éducateur spécialisé à l'hôpital de Béziers, les sociaux ont beaucoup de mal à grimper dans le seul grade de la catégorie A qui leur est ouvert. Alors que la filière soins, déjà dotée d'un corps de cadres intermédiaires, s'est vu octroyer, en haut de l'échelle, celui de directeur de soins. Pour les sociaux, l'accès en A dépend de la bonne volonté de l'administration et de l'établissement : pas ou peu d'ouverture de concours, si la direction ne le juge pas utile, obtention du grade mais non de la fonction pour cette éducatrice d'un hô- pital du Sud, vacance de poste de chef de service alors que l'on emploie un faisant fonction...
Certes, le collectif et les organisations se rejoignent sur un constat général : conditions de travail dégradées, distorsions entre les fonctions publiques sans prise en compte de l'évolution des métiers et des formations alors que la pénurie de personnel s'accroît, surtout en internat. Mais les revendications du collectif restent généralistes et très soucieuses de la défense du service social hospitalier, font remarquer certains observateurs syndicaux. Elles portent sur « la reconnaissance des formations initiale et continue, la possibilité de promotion et d'évolution de carrière, la revalorisation des grilles indiciaires, la reconnaissance du statut de cadre, une formation spécifique à l'enca- drement... »
Les organisations syndicales, elles aussi, réfléchissent, parallèlement, en ordre dispersé, mais « commencent à nous soutenir », estiment, plus optimistes, des membres du collectif. Ce qui se traduit par des positions qui ne sont pas forcément partagées, telles qu' « un statut de cadre propre aux assistants sociaux qui les dissocierait des éducateurs et des conseillers en ESF », explique Christine Divay. Un retour à la situation d'avant 1993, date des accords Durafour ? « Ce statut a toujours été ambigu. Nos professions sont très différentes. Nous avons chacun notre spécificité en milieu hospitalier », rétorque- t-elle. « On ne veut pas de cadres socio-éducatifs gestionnaires », défend de son côté Martine Peyre-Sarcos, assistante sociale au CHU de Toulouse, membre du bureau UFMICT-CGT. « Il faut reprofessionnaliser l'intervention de cadres de proximité et créer un second niveau d'encadrement comme dans la filière soins. »
Pas sur la même longueur d'onde, FO se dit favorable à un toilettage de la filière à condition qu'il soit transversal et « ne concerne pas seulement les assistants sociaux et les cadres. Depuis décem- bre dernier, nous travaillons sur les 38 grades existant dans les différentes fonctions publiques, souligne Jean-Philippe Boyer. Nous avons mis en place des groupes de travail en région qui réfléchissent sur l'évolution des statuts, des métiers, de la formation. Nous allons notamment proposer au ministre de la Fonction publique la création de deux grades- animateur et coordinateur de services sociaux éducatifs calqué sur celui de directeur des soins. »
Sauf que ce chantier, s'il est en principe ouvert, devient explosif dès lors qu'il s'agit de toucher à l'ensemble de la fonction publique. Sur le plan du déroulement de carrière, les hospitaliers n'ont, en fait, pas intérêt à se rapprocher des territoriaux dont le traitement, de surcroît, moins intéressant, est compensé par des primes, variables selon les départements. Mais si l'examen du dossier est conditionné par l'ouverture de négociations pour l'ensemble des fonctions publiques, ce qui paraît à certains une façon politiquement correcte de noyer le poisson, « il faudrait pourtant que le collectif prenne de l'ampleur, qu'il se rapproche de la fonction publique territoriale pour qu'il y ait une mobilisation massive. Mais cela me paraît très difficile », pronostique François Martin. C'est pourtant ce que souhaiterait Elisabeth Peres qui se plaît à rêver d'un tel rapprochement et « d'une intersyndicale qui porterait les revendications du collectif »... En attendant, celui-ci a enfin obtenu un rendez-vous, plusieurs fois repoussé, avec le cabinet du ministre de la Santé, le 21 mars.
Quelle qu'en soit l'issue, on comprend mal que les pouvoirs publics , toutes options politiques confondues, laissent en jachère une filière déjà peu attractive et qui risque de le devenir encore moins. Comment pourra-t-on afficher dans le même temps un discours crédible sur la requalification du secteur et sur les moyens de remédier à la pénurie présente et à venir de travailleurs sociaux ?
Dominique Lallemand
(1) Collectif national de la filière socio-éducative - E. Peres - Tél. 01 49 28 20 99 - E-mail : service-social.
(2) FO, CGC, CFDT, UNSA, et SNCH.
(3) Voir ASH n° 2206 du 16-03-01.
(4) A laquelle la filière a été rattachée en juillet 2000.
(5) Voir ASH n° 2288 du 6-12-02.
(6) Certains personnels des filières administratives et techniques sont dans une situation similaire.