« L'histoire débute par une porte qui s'ouvre sur le bureau d'une assistante sociale. L'histoire débute par une porte qui s'ouvre sur un dispositif.
« Et tandis que les yeux s'écarquillent de mots échangés, quelque chose se ferme rendant plus impénétrables encore d'autres portes qui s'ouvraient sur des jardins. Pendant que la relation, guidée de papier de maître, se déroule sur des cases à cocher, les regards se croisent sans s'attarder. Les réponses sont pointées du stylo alors que la photocopieuse ronronne d'allers-retours sur des papiers entachés, d'impayés. Une dernière croix à porter en bas de page et le corps peut se lever, pour laisser la place à un autre corps, puis à un autre encore.
« La personne sort de ce lieu où on l'appelle “usager”, usager du service social. Elle se sent usée mais sûrement pas usagée, car là où un quotidien de carence et de misère rend chimériques des réflexions, elle a quand même le sentiment de ne jamais avoir beaucoup servi la société. Mais qu'importe, si elle ne sait pas à quoi elle sert, à qui elle sert, d'autres le savent. La personne regagne son domicile, ouvre puis ferme sa porte sur un appartement obscur. Obscur par ses volets fermés pour contrecarrer l'insistance des huissiers, obscur par le gris des murs, obscur par la noirceur des pensées. Factures, huissiers, RMI, secours, FSL, service social, colis alimentaires... Même si ses parents lui avaient montré et appris tout ça, cette personne se souvient qu'à quelques moments, à la télé, d'autres montraient un autre monde.
« Un monde où les gens rient, où le “beaucoup manger” alterne avec le zéro pour cent et l'érotisme de manger un yaourt. Un monde où les Américains sont tous des play-boys et les Américaines des top models. [...]
« Décidément quelque chose cloche et même si ces souvenirs de rêves reviennent parfois en écho, tant mieux si ses parents lui ont montré le service social, le Secours catholique, les Restos du cœur, le CCAS...
« Dans d'autres logements, tellement beaux qu'ils sont plus loin, des gens commencent à rentrer du travail. Les appartements se remplissent de discussions, de dissertations sur les gens qui n'ont pas les mêmes valeurs, ceux qui n'en ont pas... Qu'importe, il y a des personnes solidaires, des personnes tellement solidaires qu'elles en ont fait leur métier. On les appelle les travailleurs sociaux. Des personnes avec, elles aussi, seulement des rêves américains depuis qu'ont disparu les rêves soviétiques après la fin de l'URSS. Et ces personnes, elles aussi, d'un autre point de vue mais au cœur de l'action, ont bien vu, mais pas forcément compris, que quelque chose clochait. Que faire, quoi faire ?
« Le quotidien des uns, fait de la recherche de pitance, d'hébergement, de “coups de mains”, rencontre le quotidien des autres fait de croix, de photocopies, de coups de fil et qui bataillent néanmoins pour qu'un espace reste à des échanges de paroles. Mais la parole se donne, elle ne s'échange pas et avant qu'elle se donne, il faut quand même avoir confiance.
« Tandis que d'autres (cités plus haut) sont déjà rentrés du travail, une dernière assistante sociale va faire de même. Elle fait le tour du service, vérifie les espaces vides. Avant de fermer le local des archives resté curieusement ouvert, elle éteint la lumière sur la photographie de l'engagement politique, entreposée par terre, à côté de la photographie de l'implication relationnelle. Elle se demande furtivement, presque insidieusement, si cela ne ferait pas “bien” de les raccrocher sur les murs du service, mais elle est fatiguée, elle le sait et ne tranche pas cette question. Tout est clos dans le service et même sur le départ, elle pense à la journée du lendemain.
« L'histoire se termine par... En fait, l'Histoire ne se termine pas. »