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La chaleur de foyers ouverts à la singularité

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Réponse personnalisée à des adultes qui ne peuvent vivre en autonomie, l'accueil familial constitue un mode convivial de prise en charge où soutiens matériel et relationnel se conjuguent pour faire rempart contre la désinsertion.

« Familles ! je vous hais ! Foyers clos ; portes refermées ; possessions jalouses du bonheur. » Comme pour démentir la diatribe d'André Gide (1), c'est précisément leur quotidien le plus intime qu'environ 12 000 familles donnent en partage à des adultes rendus vulnérables par l'âge ou le handicap psychique. Selon la légende, semblable pratique d'ac- cueil familial remonterait à Dymphne, princesse irlandaise du VIe siècle, décapitée par son père à Geel, en Belgique, où elle s'était réfugiée pour échapper à ses royales et incestueuses assiduités. Un aliéné assistant au supplice de la jeune fille recouvra, dit-on, subitement la raison et Dymphne devint la sainte patronne des insensés à qui hommage était rendu chaque année dans la bourgade flamande. Les pèlerins « possédés », venant en quête de guérison miraculeuse, logeaient alors chez l'habitant - et y étaient souvent laissés par leur famille jusqu'au pèlerinage suivant. Peut-être n'y retrouvaient-ils pas l'esprit, mais du moins, hébergés contre quelque sols par de braves gens, les égarés erraient-ils sans doute moins qu'avant.

Cette tradition d'accueil de malades mentaux par des paysans s'est perpé- tuée (2) et, au XIXe siècle, ce sont des aliénistes français qui font, à leur tour, le voyage à Geel. Ils en rapatrient l'idée de « colonies familiales ». Deux seront créées pour désengorger les asiles parisiens : à Dun-sur-Auron (Cher) en 1892, puis à Ainay-le-Château (Allier) quelques années plus tard. Placés dans des fermes où ils constituent une main-d'œuvre quasi gratuite à défaut d'être toujours vraiment productive, les malades sont bien acceptés par la population locale et la demande va croissant. Dans les années 70, expli- que Daniel Renaud, cadre de santé au centre hospitalier spécialisé d'Ainay-le-Château (3), celui-ci avait une capacité de plus de 1 200 lits, disséminés dans un rayon de 20 kilomètres : chaque famille pouvait accueillir jusqu'à quatre malades dont elle assurait, avec l'aide d'infirmiers surveillants, gardiennage et contrôle de la prise de médicaments.

Il faudra néanmoins attendre la loi du 10 juillet 1989 pour que ce mode de placement se trouve réglementé. Deux types d'accueil familial, respectivement qualifiés de « thérapeutique » et de « social », sont distingués- sachant que certaines familles peuvent travailler dans le cadre des deux dispositifs et les usagers passer de l'un à l'autre, en fonction de l'évolution de leur problématique. Dans le cas de l'accueil familial thérapeutique  (AFT), les familles qui prennent en charge des malades mentaux, de façon temporaire, sont salariées et encadrées par des établissements hospitaliers (ou des services de soins). L'accueil familial social  (AFS) quant à lui, plus durable voire très prolongé, est organisé sous la responsabilité des conseils généraux et destiné à des personnes âgées ou psychiquement handicapées qui sont les employeurs de leurs accueillants (4).

Quelque 3 500 personnes bénéficieraient aujourd'hui d'un AFT, et environ 12 000 de l'AFS - parmi lesquelles deux tiers sont handicapées sur le plan psychique (que leur handicap relève d'une déficience ou d'une maladie chronique stabilisée). Au regard du profil des usagers - des personnes qui ne peuvent vivre seules et sont en mal d'insertion sociale et/ou familiale -, comme de l'étayage qu'ont à leur fournir les accueillants, les deux formules sont donc assez similaires. Dans l'un et l'autre cas, ce sont les mille petits riens tissant l'ordinaire du quotidien familial le plus banal qui doivent permettre aux pensionnaires de rester en lien avec la société.

Un univers « bizarre »

« Lors de leur première prise en charge, la majorité des familles ignore ce qu'est l'univers de la maladie mentale, surtout celui de la psychose, et ne mesurent pas vraiment l'importance de l'investissement ni les difficultés qu'elles vont rencontrer », note Chantal Radiguet, psychothérapeute qui, depuis cinq ans, anime un groupe de supervision mensuel pour les familles d'accueil thérapeutique travaillant avec le centre hospitalier Paul-Guiraud de Villejuif (Val-de-Marne). Le choix professionnel des accueillantes - les référents de ces familles d'accueil sont généralement des femmes - est souvent motivé par un désir d'être utile, de donner du sens à leur vie, d'être chez elles pour élever les enfants, de compléter un salaire ou encore, de façon moins manifeste, par un fantasme de réparation. Avec la venue du patient, les familles découvrent subitement un univers « bizarre » ou, à tout le moins, bien différent du leur. Parfois, elles utilisent d'ailleurs le terme d' « extra-terrestre » pour qualifier le malade et son monde, ce qui traduit bien le sentiment d'étrangeté éprouvé, commente Chantal Radiguet. « De cette rencontre avec l'inconnu, témoigne-t-elle, surgissent de nombreuses incompréhensions et maladresses, de multiples agacements et appréhensions, des conflits relationnels, des ressentis émotionnels et affectifs divers. » Tout cela peut se dire et s'élaborer de façon très libre dans le groupe : celui-ci fonctionne en effet de façon autonome par rapport au service d'AFT de l'hôpital qui rémunère l'intervenante - ce qui est vécu par les familles comme une marque de reconnaissance de leur travail - mais n'entretient pas d'autres liens avec elle.

Au fur et à mesure que la parole s'approfondit, les accueillantes évoquent leur plaisir devant un mieux-être du patient ou les diverses acquisitions qu'elles le voient faire, mais aussi la lassante répétition des désillusions nées des limites imposées par la maladie, et ces crises violentes qui mettent brutalement fin à de tranquilles périodes de lune de miel. Perçu par les accueillantes comme une véritable « soupape de sécurité pour ne pas disjoncter à leur tour », ce lieu d'élaboration constitue, de fait, un outil précieux pour vivre mieux les relations éprouvantes avec leur pensionnaire - et, le cas échéant, analyser aussi les malentendus qui peuvent surgir au fil de leur collaboration avec les équipes soignantes.

Une partition plus ou moins bien orchestrée

« Ce qui est thérapeutique dans l'accueil familial, ce n'est ni la famille, ni l'équipe, mais le fonctionnement de l'ensemble », estime Daniel Renaud, qui travaille dans le cadre du centre hospitalier spécialisé interdépartemental d'Ainay-le-Château disposant d'environ 400 places en AFT. Alors qu'en hospitalisation, souligne-t-il, quelles que soient la composition et l'importance de l'équipe, la relation est duelle - équipe/patient -, en accueil familial la partition se joue toujours à trois, chaque partenaire occupant une place particulière : le patient avec son histoire, son vécu familial, sa pathologie ;la famille d'accueil dans son environnement socio-géographique, sa manière d'être ;l'équipe soignante - dont l'un des maillons avancés est l'infirmier - avec derrière elle l'institution hospitalière, sa culture, son projet. Dans cette relation triangulaire, explique Daniel Renaud, une part échappe toujours à l'équipe de ce qui va se produire entre- et pour - le patient et la famille d'accueil. Et, tout en accompagnant, l'équipe doit accepter que des choses se passent qui la dépassent. « En poètes de l'ordinaire, les familles d'accueil sont de merveilleux appareils à penser, décoder, contextualiser. Leur être là, leur être avec, exposés sans arrière- pensée et non régulés par un savoir académique, leur bon sens et leur proximité avec des êtres aux souffrances si quotidiennes, deviennent de puissants moteurs de changement », commente Jean-Claude Cébula, psychologue clinicien, directeur de l'Institut de formation, de recherche et d'évaluation des pratiques médico-sociales  (IFREP). Pourtant, même si « les familles d'accueil, ça soigne », ce mode de prise en charge de personnes en difficultés relationnelles souffre d'être « méconnu, marginalisé, dévalorisé », affirme-t-il. Il faudrait se donner des moyens de penser des accompagnements de qualité, des complémentarités entre les dispositifs dans une logique globale et cohérente de projets individualisés, ce qui n'est pas toujours le cas, précise Jean-Claude Cébula. En particulier, les familles qui travaillent dans le cadre de l'AFS sont encore bien souvent livrées à elles-mêmes, sans toujours bénéficier d'une quelconque formation ni d'un étayage approprié. Quant aux personnes accueillies, elles peuvent elles aussi se retrouver ainsi placées sans aucun projet de vie. Pour remédier à cette situation, certains conseils généraux mettent en place des protocoles de fonctionnement rigoureux. Ils peuvent également déléguer le suivi des accueils à des organismes sociaux ou médico-sociaux. Quelle que soit la formule adoptée, une articulation étroite entre les secteurs social et médical s'avère nécessaire, non seulement parce que de nombreuses personnes en AFS ont un suivi psychiatrique de secteur, mais aussi parce la psychiatrie est souvent à l'origine des demandes d'AFS, explique Claire Poussou, médecin à la direction des interventions sanitaires et sociales de la Loire-Atlantique.

Pour les services de psychiatrie confrontés à des malades chroniques comme les patients schizophrènes, ou « incasables » (les personnes de 50 ans souffrant de démence éthylique), l'AFS représente une porte de sortie socialement intéressante, estime Claire Poussou. Réciproquement, l'aide de la psychiatrie est souvent indispensable au maintien dans la durée d'un accueil familial quand celui-ci est mis en péril par l'apparition ou l'aggravation de troubles du comportement de la personne accueillie. Cependant lorsque celle-ci n'est pas déjà connue des services du secteur de résidence, il est parfois difficile de négocier un rendez-vous, tant est grande la peur de la « récupérer » en hospitalisation au long cours. Et la situation empirant, « on se retrouve parfois avec l'accueilli aux urgences “psy” et la famille qui démissionne », constate Claire Poussou. A contrario, « quand le partenariat fonctionne bien, nous acceptons en AFS des candidatures “limites“, car nous savons que la psychiatrie reprendra la personne en cas d'échec. En contrepartie, si l'AFS réussit, c'est une réinsertion sociale qui tient la route sur le long terme, et l'économie de bien des hospitalisations - et de souffrances pour l'accueilli. »

Une position de tiers difficile à tenir

Pour autant, l'accueil familial ne saurait évidemment représenter l'unique voie de salut, ne serait-ce que parce que des adultes peuvent être réfractaires à cette totale immersion affective. En outre, reconstruire des relations sociales plurielles à partir d'un environnement clos - celui de l'accueillant - ne va pas forcément de soi. Il faut tenir la barre entre le maintien de l'équilibre familial et son ouverture aux possibilités d'évolution de la personne accueillie. Telle est la fonction de médiation qu'entend remplir l'équipe pluridisciplinaire de l'Office médico-social de réadaptation (OMSR) de Sassenage (Isère), chargée par le conseil général de suivre les AFS - soit 76 accueillants et 90 personnes handicapées psychiques. Cette position de tiers peut être difficile à tenir car « l'accueil familial se joue dans une contractualisation dont nous sommes exclus », souligne Anne-Marie Barbezier, assistante sociale à l'OMSR. « L'usager est maintenant au cœur de tout dispositif et cette place ne peut qu'être approuvée et soutenue », mais le contrat s'insère dans un contexte familial privé, avec ses règles et ses coutumes pré-établies, fait-elle observer. Or la capacité de l'entrant à faire accepter sa place et ses besoins n'est pas évidente, c'est pourquoi « il nous importe de revendiquer l'accès à la parole pour l'accueilli » et de créer les conditions favorables à sa reprise d'autonomie. Expliqués d'entrée de jeu aux candidats à l'agrément, cette démarche et le suivi qu'elle implique, sont le plus souvent vus d'un bon œil par les accueillants. Assurés qu'ils peuvent compter sur un accompagnement compétent et confortés dans leur rôle de professionnels engagés aux côtés d'une population en grande difficulté, peut-être peuvent- ils alors plus facilement aider les accueillis à reprendre pied dans la vie.

Caroline Helfter

Notes

(1)  In Les Nourritures terrestres.

(2)  Quelque 550 patients sont encore aujourd'hui hébergés dans des familles à Geel.

(3)  Lors des journées d'étude sur l'accueil familial des adultes, organisées les 12 et 13 décembre à Paris par l'Institut de formation, de recherche et d'évaluation des pratiques médico-sociales. Rens. IFREP : BP 358 - 75626 Paris cedex 13 - Tél. 01 45 89 17 17.

(4)  Le régime de l'accueil familial, modifié par l'article 51 de la loi de modernisation sociale (du 17 janvier 2002), ouvre désormais une troisième possibilité : un accueil familial « médico-social », c'est-à-dire le placement d'adultes handicapés organisé par des établissements salariant les accueillants.

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